Chapitre 3
Cellendhyll et ses Spectres avançaient prudemment le long d’un sentier encadré d’une végétation dense aux teintes criardes. Au terme de leur descente, ils avaient découvert de quoi était composée la vallée. Une jungle étouffante, hostile, à l’humidité marquée.
Les cors s’étaient tus, à présent, après avoir résonné plus d’une heure, et, même s’ils devaient rester sur les pistes à cause du brancard, l’Adhan vérifiait régulièrement qu’ils ne laissaient pas de traces de leur passage. Dès qu’ils le pouvaient, ils changeaient de sentier, choisissant parmi la multitude de pistes qui se croisaient et se recroisaient. Arbalète en main, Élias ouvrait la voie, quarante mètres en avant. Faith et Dreylen couvraient les deux flancs. Khorn et Bodvar portaient Khémal à l’aide du brancard. Lhaër marchait au niveau du blessé, vérifiant régulièrement son état, qui s’était stabilisé. Pas le temps pour le moment de lui apporter des soins. Melfarak suivait derrière, légèrement décalé, son arc prêt à tirer.
Estrée cheminait aux côtés de l’Ange. Boudeuse, elle suivait sans effort le train imposé. Cellendhyll lui accorda un rapide coup d’œil. Il se faisait toutefois bien plus de souci pour Khémal que pour l’héritière d’Eodh. Il estimait la Fille du Chaos de taille à affronter la jungle et ses dangers. Elle évoluait avec autant d’aisance que les membres de l’escouade et ne serait sans doute pas un poids mort dans le périple qui les attendait, si elle décidait de coopérer. Il ne lui laisserait aucun choix en la matière, toute héritière qu’elle fut. Sa présence inattendue à Mhalemort constituait un mystère inquiétant, et, dès qu’il en aurait le loisir, il devrait creuser la question. Estrée était-elle en train de trahir le Chaos ? Comment ne pas y songer ?
C’est alors qu’une voix intimement connue résonna en lui, enfla dans son esprit, étouffée, affaiblie, mais cependant pressante :
Le nord…
Dague ? C’est toi ?
Trop faible, encore… Le nord.
Et la Voix s’éteignit.
Bon, je vais faire confiance à ce que j’entends, après tout, cette présence m’a déjà sauvé la vie dans l’ambassade de la Lumière à Gar-Vdllon. Mais inutile de raconter qu’une voix dans ma tête que je crois provenir de ma dague m’intime d’aller au nord, les Spectres me prendraient pour un dément. Ils sont suffisamment sous pression comme ça, inutile d’en rajouter !
La flore éclatait de couleurs vives et contrastées, grouillante de vie cachée. Des volatiles en tous genres, perchés sous les frondaisons, agitaient le feuillage, l’inondant de leurs piaillements. Invisibles, les grillons égrenaient leur chant bien reconnaissable. L’herbe haute encadrant la piste était fréquemment agitée du bruissement de bêtes ou de reptiles dérangés. Rien cependant ne les avait menacés.
Riche d’un humus au parfum entêtant, le sol de terre et de sable d’un brun presque noir était tapissé de fougères pourpres au cœur orangé. Ce pourpre se retrouvait sur les feuilles des palmiers et autres arbres exotiques, micouliers, nalbris, vougets bleus… L’humidité régnante poissait leurs vêtements. Ils transpiraient abondamment. Seul l’Ange, grâce au pouvoir régulateur de son cœur second, n’était pas importuné par le phénomène.
Ils s’attendaient au pire en permanence. À voir les Arikaris jaillir d’un fourré, les assaillir sans crier gare. Cette menace constante était éprouvante pour les nerfs. Seul Bodvar conservait sa bonne humeur coutumière. Les événements, si tragiques soient-ils, semblaient glisser sur lui sans pouvoir entamer son tempérament. Les autres serraient les dents.
Ils étaient toujours obligés de suivre les sentiers. Les Spectres auraient préféré couper à travers la densité de la canopée, sans laisser de trace de leur passage, mais le brancard rendait la chose impossible. Heureusement, Élias parvint à leur faire éviter la plupart des bêtes féroces qui parcouraient la jungle. Ils croisaient bien quelques spécimens de taille imposante, félins ou sauriens, mais ceux-ci restaient à distance prudente.
Aucun des Spectres ne se faisait d’illusion, ils devaient trouver un moyen de semer leurs poursuivants, sinon, ils ne tarderaient pas à être rattrapés. Cellendhyll les réunit autour de lui, le temps d’une brève halte.
— Je vois bien que vous vous posez des questions, dont la principale doit être : comment rentrer chez nous… La situation, vous la connaissez comme moi. Mon but est simple, nous tirer de ce piège en employant un portail. Comme vous devez le savoir, pour invoquer un portail, quel que soit son flux, on doit, soit l’alimenter de son propre mana, comme peut le faire un mage, soit utiliser l’énergie qui réside dans certains lieux de pouvoir. Des cœurs nodaux. Or, j’ai sur moi un objet qui me permet d’entrer en résonance avec de tels endroits. Nous allons donc avancer vers le nord, pour commencer. Cette direction en vaut bien une autre. J’utiliserai mon artefact chaque jour pour sonder la jungle. Lorsque nous trouverons un cœur nodal, car nous le trouverons, je serai en mesure d’invoquer un portail qui nous ramènera directement à la forteresse… Sinon, nous aviserons. Je ne vous mentirai pas, pour le moment je n’ai pas mieux à vous proposer.
— Et Lhaër, alors, proposa Élias, elle manipule le mana…
— Certes, répondit celle-ci, mais ce n’est pas le même type de mana, ni la même magie, et je ne suis de toute manière pas assez puissante pour invoquer moi-même un portail de transfert.
— J’y pense, releva l’Adhan… Toi, Estrée, en digne fille d’Eodh, tu dois pouvoir créer un téléporteur ?
Il se trouve que non, l’usage des drogues m’interdit désormais cette pratique, songea la Fille du Chaos, et cela, je ne peux te l’avouer, Ange de mon cœur.
— Impossible. Mon mana est perturbé ces derniers temps, et cet endroit semble empirer les choses.
— Tant pis.
— Ne vous bilez pas, commandant, vous faites de votre mieux, intervint Bodvar. Nous en sommes tous conscients.
— Nous avons confiance en vous, renchérit Melfarak.
— Oui, vous allez nous tirer de là, ça ne fait aucun doute ! ajouta Khorn.
— Juste une chose, dit Faith. Ne nous faites pas mariner trop longtemps ici. Cet endroit n’a vraiment rien à voir avec un lieu de détente !