Chapitre 4
En fin d’après-midi, ils n’eurent que le temps de s’abriter sous les feuilles de palme, seul moyen d’échapper à la pluie tropicale et torrentielle qui s’abattit en quelques secondes, sans avertissement, si drue qu’elle masquait la vue à trois mètres. Une eau hélas trop chargée en sel pour être potable, selon Lhaër.
Cette première journée de fuite s’écoula sans heurt – n’était cette tension constante qui pesait sur leurs épaules – et Cellendhyll finit par décréter un bivouac. Ils quittèrent la piste pour s’enfoncer dans la jungle, profitant d’endroits dépourvus de hautes herbes. Ils marchèrent une heure, veillant à ne pas casser de branches et à effacer la moindre de leurs traces. Ils finirent par dénicher un endroit jugé approprié, un creux ensablé, entre trois mamelons de terre et de bruyère, à l’ombre de palmiers torsadés. Les Spectres posèrent leurs paquetages, dégrafèrent leurs baudriers d’armes, leurs gilets multi-poches et leurs ponchos. Désignés comme sentinelles, Melfarak et Dreylen furent chargés d’entourer leur périmètre de défense de bois sec récolté sous les arbres – un excellent moyen de trahir ceux qui tenteraient de s’approcher, hommes ou bêtes. Cellendhyll et Lhaër entreprirent de préparer un lit de feuillage où installer Khémal. L’Adhan remarqua au passage qu’Estrée était allée s’asseoir à l’écart, dos à un palmier, le visage insondable.
La rousse eut enfin le temps de vraiment s’intéresser à Khémal dont l’état restait stationnaire. Ses arts guérisseurs se manifestèrent sous la forme d’une lueur d’un or très doux qui baigna ses mains avant de nimber le corps de son patient. Elle cessa d’incanter au bout de plusieurs minutes et soupira :
— J’hésite à le soigner directement, commandant. Il est fort probable que les Ténébreux lui aient inoculé un poison à effet retardé qui risque de se déclencher en réaction à mes sorts de soin, j’ai déjà connu le cas. De plus, il semble plongé dans une sorte de transe, je n’ai jamais vu ça auparavant.
Cellendhyll, si. Il aurait dû y songer, d’ailleurs. Cette transe il la connaissait. Implantée dans chaque Ombre par Morion, elle se déclenchait d’elle-même dans certaines circonstances, plongeant son sujet dans une catatonie bien utile pour éviter d’avoir à répondre à des questions critiques.
Plus les drogues de vérité étaient fortes, plus la transe était profonde. Cet état de veille qu’il n’avait encore jamais subi, l’Adhan ignorait comment le faire cesser chez son ami.
Il se pencha sur lui et souffla :
— Khémal, tu ne crains plus rien, tu dois sortir de la transe.
Ce dernier balbutia, au prix d’un effort extrême.
— Peux pas… Attendre…
L’Adhan lui étreignit l’épaule :
— D’accord, mon vieux, on va veiller sur toi en attendant que tu te réveilles… Lhaër, ne peux-tu rien faire pour le purger du traitement infligé à Mhalemort ?
— Si, lui faire boire des herbes pour l’aider à éliminer les toxines qui l’affaiblissent mais cela prendra du temps.
— Vas-y. La transe dans laquelle il est plongé finira par disparaître, elle n’a rien à voir avec les Ténébreux.
Refusant le risque de faire du feu, les membres du Chaos mangèrent leurs rations, viande séchée et fruits secs, économisant au maximum l’eau de leurs gourdes – Estrée eut sa part. Ils parlèrent un peu, sans enthousiasme, à voix basse, accompagnés du babil délicat des oiseaux de la nuit, nettement plus ténu que celui de leurs congénères du jour.
En dépit de leur situation tragique, leur premier soir sur ce Plan étranger leur livrait un accueil admirable. Le soir dévoilait un firmament sans limite, composé d’une myriade clignotante de feux d’or ou d’argent, étoiles lointaines nappées d’un arrière-plan luminescent au velouté bleu-noir. Ce piquetage merveilleux attirait l’œil, adoucissait l’esprit pour quelques instants de rêverie.
Après avoir établi les veillées de gardes, ils se couchèrent.
Cette nuit – comme toutes les autres à venir – était presque aussi claire que le petit matin. Et si la lumière lunaire charriait son lot d’ombres inquiétantes, propices au camouflage d’un prédateur ou d’un Ténébreux, sa luminosité pâle s’avérait bien préférable pour les Spectres au noir dense régnant sur certains Plans. En territoire hostile, les nuits claires consumaient des alliées plutôt que des adversaires.
Allongé sur son tapis de toile imperméable, Cellendhyll était inquiet, moins pour l’état de Khémal que pour les conséquences de cet état. Tant que ce dernier restait incapable de se mouvoir, le brancard serait indispensable, réduisant à néant leurs chances de semer leurs poursuivants. D’ailleurs, l’Ange se demandait pourquoi les Ténébreux ne les avaient pas encore rejoints et chargés, forts de leur supériorité numérique. Les Spectres avaient pris soin d’effacer leurs traces sur les pistes empruntées mais ils n’avançaient pas assez vite pour espérer véritablement distancer leurs traqueurs. Ceux-ci n’allaient pas tarder à les rattraper, impossible de raisonner autrement. Il repoussa le moment d’interroger Estrée sur les motifs de sa présence à Mhalemort. Il avait suffisamment à penser comme cela. Contemplant le spectacle céleste révélé par le firmament, il se laissa glisser dans le sommeil.
Prétextant un besoin urgent, la Fille du Chaos sortit du camp, le temps d’aspirer une part de l’avant-dernière dose de son mélange de drogues personnel. Comment allait-elle faire les jours à venir pour résister au manque, elle n’en avait aucune idée. Dès qu’elle cesserait de prendre son « antidote », la bleue-songe allait inévitablement relancer son attaque insidieuse sur elle. Estrée, cependant, ne pouvait pas avouer son état à Cellendhyll, son orgueil le lui refusait obstinément.
Pendant une bonne partie de la soirée, le dos calé contre un arbre, le menton posé sur les genoux pliés entre ses bras, Estrée avait détaillé les Spectres du Chaos. Ils dégageaient tous cette aura de compétence martiale que la jeune femme savait reconnaître.
Elle avait démarré son examen par les femmes. La petite rousse qui portait une longue natte, Lhaër, qui lui avait adressé de légers sourires tandis qu’elles mangeaient l’une en face de l’autre. Elle avait un visage agréable et paraissait sympathique. L’autre, la brune aux cheveux courts et aux yeux violets, semblait née les armes à la main. Contrairement à sa partenaire, elle n’avait rien d’engageant et Estrée avait tout de suite vu en elle une rivale.
Les hommes ensuite… Un sujet qui la passionnait bien d’avantage. Toutefois en matière de charme, ils se révélaient disparates.
Khémal, le blessé, ne l’intéressait pas. Estrée ne s’interrogeait aucunement sur celui qui avait motivé cette expédition commando. Son frère Morion était coutumier de ce genre d’exfiltration, quoi que celle de Mhalemort relevât de l’exploit.
Élias ne présentait aucun attrait particulier. Il était trop petit pour elle, trop fade. L’archer, Melfarak, trahissait dans ses manières et ses expressions une douceur certaine, de la compassion, peut-être même de la gentillesse. Estrée n’avait aucune attirance pour ce type d’hommes. Les deux colosses, le blond et l’homme noir, étaient plus à son goût, des individus à la musculature affirmée, au caractère bien trempé… Quelques mois plus tôt, elle aurait adoré tester leurs capacités amoureuses dans une triplette passionnée. Aujourd’hui, sans qu’elle sache pourquoi, ce genre d’excès ne l’excitait plus.
Dreylen, le guerrier aux cheveux blonds décolorés, était un bel homme et il le savait. Doté d’un visage altier aux traits lisses et sans âge, il bougeait avec la souplesse et l’assurance d’un tueur confirmé. Cela aussi, la Fille du Chaos pouvait le remarquer car c’était ce genre d’hommes qui l’excitait le plus. Dreylen était pour elle le plus séduisant du groupe, après Cellendhyll.
Le fait de penser à l’Adhan lui fit instantanément oublier le restant du groupe.
Il était là, sous ses yeux, à portée de ses mains. Ce corps à la fois puissant et svelte, ce visage aride, ces yeux au vert si troublant, comme éclairés de l’intérieur… Sa bouche marquée d’un pli dur mais faite pour le baiser. …
Elle l’avait regardé, lui plus que tous les autres, s’activer au milieu de leur modeste campement. Vérifiant que Khémal était bien installé, que les sentinelles étaient bien en poste, que les Spectres prenaient soin de se restaurer et de se reposer. L’argent de sa chevelure scintillait sous les rayons lunaires, ses traits altiers mais rudes étaient renforcés de vigilance. Il suintait cette présence charismatique, inquiétante par certains aspects, cette puissance rentrée prête à jaillir sous forme d’une violence impitoyable.
Elle l’aurait saisi et embrassé, là, devant tous, si elle n’avait pas redouté une rebuffade. La froideur qu’il affichait à son égard était toujours présente, palpable bien que moins marquée que naguère. Il était si proche et si lointain à la fois. Estrée avait envie de crier, de pleurer, elle avait envie de ses bras, de sa bouche qu’elle imaginait brûlante, de son sexe qu’elle pressentait parfait.
Malgré cette attirance physique indéniable, douloureuse, la Fille du Chaos s’interrogeait de plus en plus. Au juste, que représentait pour elle Cellendhyll de Cortavar, outre un objet de désir ? Quelle était sa place, son importance dans la trame de sa vie, dans l’enchaînement de la réalité ? Il y avait de quoi se poser la question car cet homme recelait quelque chose d’inattendu, d’inexorable, elle en avait soudain conscience. Il semblait incarner un catalyseur mystérieux d’événements capitaux, capable d’interférer dans le train du destin.
Perçant sous l’enveloppe de l’impressionnant guerrier, à peine perceptible, il y avait autre chose. La promesse d’un avenir supérieur.
Incarnait-il une Puissance à part entière, encore méconnue, en gestation ?
Que faire, que décider ? se demanda-t-elle, ébranlée par cette brusque prise de conscience.
Comment réagir ? Comment manipuler ?
Non. Pas manipuler. Pas lui. Il est spécial, différent. Je ne peux gâcher cette fragile relation entre nous. Je suis incapable de le traiter comme les autres.
Car je l’aime. Je l’aime à en hurler, qu’il soit lointain ou proche. Je l’aime, malgré cette froideur qu’il affiche envers moi…
Le souvenir d’Empaleur-des-Âmes, son amant béni et défunt, ne pouvait rivaliser contre le présent.
Qui es-tu Cellendhyll de Cortavar ? Pourquoi me troubler ainsi ? Tu prétends n’être qu’un guerrier et pourtant tu brûles d’une force qui me frappe à chaque fois que je te vois.
Que vais-je faire de toi ?
Que dois-je faire de toi ?
Tourmentée tout autant qu’émerveillée de pouvoir le côtoyer de si prés, elle ne le quitta pas des yeux. Et même lorsqu’elle plongea dans le sommeil, le visage de l’Adhan la poursuivit dans ses rêves agités.