Chapitre 26
Cellendhyll envoya Élias et Dreylen monter la garde aux abords du village, et Khorn et Faith fouiller les cabanes. Il se dirigea vers Maurice et trancha ses liens. L’armurier blond n’avait même pas l’air surpris de cette rencontre. Il trébucha, le temps de se reprendre, l’air grave, et il adressa un signe de tête à l’Adhan.
— Vous allez bien, Maurice ?
— Oui, merci messire de Cortavar, rien d’autre à déplorer que des estafilades ou des meurtrissures, vous êtes arrivés à point nommé pour me sortir de cette tragédie.
— Si je m’attendais à vous voir ici ! Je vous ai quitté florissant, je vous retrouve en bien mauvaise posture.
— Ah… tout est si flou… je ne sais plus.
L’homme blond se prit la tête entre les mains et tira sur ses cheveux. Il se redressa soudain et leva l’index, le visage éclairé :
— Si, je me rappelle. C’est mon maître… il m’a envoyé ici. Il veut m’éprouver, il apprécie ce genre d’épreuves.
— Quel est ce maître ?
— Ah ah, que voilà une fort bonne question ! Me tortureriez-vous que je ne saurais vous répondre pour autant.
— Je n’ai aucune intention de vous violenter, Maurice. Je n’ai pas oublié votre aide passée.
Je n’ai pas oublié ce jour sur la colline, non plus. Le jour où j’ai enterré Devora. Vos paroles énigmatiques se sont élevées, m’enrobant du manteau obscur du mystère :
« Un jour, nous nous reverrons, vous et moi. Je vous reconnaîtrai, vous me reconnaîtrez, malgré le temps passé. Vous me sauverez la vie et je vous suivrai jusqu’à la mort. La mienne. Telle sera ma prochaine vie. Je suis le Pèlerin, souvenez-vous de mes paroles, Cellendhyll de Cortavar, car nous ne nous retrouverons pas dans cette existence présente, du moins la mienne, celle de Maurice. Adieu. Ange de la Prophétie, et à bientôt… »
— Je constate que vous portez toujours mes dagues en méthalion… reprit Maurice. J’en suis heureux. En revanche, votre dague noire me gêne. Vous feriez mieux de vous en débarrasser, messire de Cortavar.
Cellendhyll le prit par le bras pour l’entraîner à l’écart, avant de reprendre :
— Que savez-vous de ma dague ?
L’armurier était bien le premier à ne pas subir l’effet du sortilège de camouflage de l’arme étrange, à saisir que la Belle de Mort n’avait rien d’une lame normale.
— Votre Belle de Mort ? Ah, il y aurait beaucoup à en dire, voyez-vous. C’est que le destin qui est le vôtre échappe à toutes les règles.
L’Ange secoua la tête :
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez.
— Le plus malheureux, messire de Cortavar, c’est que moi non plus, je ne me comprends pas, dit Maurice tout en arborant un petit sourire triste. Il en est ainsi et je n’y peux rien. Il semble que Maître Destin ait fait de nous ses jouets.
Cellendhyll secoua une nouvelle fois la tête. Plus l’homme blond parlait et plus la situation semblait confuse. Et pourtant il s’exprimait sans aucune mauvaise foi, l’Adhan le sentait.
— Laissons le destin de côté. Dites-moi plutôt ce que vous faites ici…
— Hum, après tout l’affaire est simple, du moins quand je me souviens… Après vous avoir quitté à Véronèse, j’ai changé de Plan, de vie, j’ai voyagé de monde en monde. Je ne suis d’ailleurs plus celui que vous avez connu – aviez-vous remarqué que je ne portais plus de lunettes, ça me va mieux, non ? Mais vous pouvez continuer à m’appeler Maurice. Ce sera plus simple, ainsi… Ou en étais-je ? Ah oui, je voyageais, oublieux du passé, du présent et du futur. Je voguais sur l’échelle du Temps, sans pour autant en ressentir ses effets. J’étais la plume dans le vent, la feuille dans le torrent, une infime étoile dans le ciel de Dame Nuit… J’étais fétu de vie, parcelle d’énergie, chatoiement de conscience… J’étais une non-existence…
La moitié des Spectres l’écoutait la bouche grande ouverte.
— Maurice… l’interrompit Cellendhyll.
— Oui, messire ?
— Vous me flanquez la migraine ! Pourriez-vous vous exprimer de manière intelligible ?
— Je vais tâcher… Bien. Oui. Donc. Voilà. Euh… Je voyageais jusqu’au moment où je suis revenu dans le cours de la réalité. Projeté sur ce plan-même. Désorienté, tel le nourrisson jaillissant de la matrice, sans parentèle pour l’accueillir. J’incarnais le Pèlerin, de nouveau, abreuvé du cours de l’existence, de ses circonvolutions sauvages…
L’Adhan se frotta les tempes, tout en grimaçant. Il donna une bourrade sur l’épaule de l’homme blond :
— Faites simple, Maurice, sinon, je vous casse la tête !
— Désolé, énonça l’autre d’une grimace.
Il pointa l’index, le rabaissa. Se gratta le haut du crâne et reprit :
— J’ai erré quelques jours avant de me faire capturer par les Sang-Pitié.
— Les Sang-Pitié ?
— Ceux que vous appelez les Arikaris. Mais leur nom primal est bien « Sang-Pitié ». Un terrible patronyme, n’est-il pas vrai ? Ce Plan qu’ils ont conquis se nomme Valkyr. Toujours est-il que j’ai eu l’immense infortune de me retrouver lié à leur chaîne d’esclaves ; ceux qui viennent de mourir, les Néfiis, les véritables natifs de ce monde, asservis par les Sang-Pitié. Mes malheureux compagnons, emportés par une mort injuste et ô combien cruelle. Mais au fond, toute mort n’est-elle pas injuste ?
— Non, pas toute, riposta Cellendhyll. Mais ce n’est pas le moment de philosopher.
— Ah bon ? Dommage…
L’Ange leva les yeux au ciel.
— Avez-vous faim ou soif ? Besoin de soins ?
— Auriez-vous du jus de carotte ? Non, j’imagine que non. Alors, un peu d’eau me conviendrait bien.
Cellendhyll lui tendit sa gourde, elle était quasi-vide. Il retourna à ses hommes.
Lhaër avait guéri les yeux de Melfarak, brûlés par le chaman. La fouille méthodique effectuée par Khorn et Faith leur avait permis de récupérer quelques réserves de nourriture, sous forme de légumes et de fruits séchés, de galettes de blé ou de maïs, et surtout d’une pleine barrique d’eau potable. Chacun put enfin boire à sa soif Cette eau valait les meilleurs crus, se dit Cellendhyll, comme quoi tout est relatif.
Il leur fallut trois heures pour enterrer les dépouilles des Néfiis et de leurs tourmenteurs à l’écart du village. Bodvar râla dans sa barbe à l’idée de donner une sépulture à ces pourceaux arikaris jusqu’au moment où Faith lui fit remarquer que leurs cadavres risquaient d’attirer toutes les créatures carnassières des environs, avec probablement les Sang-Pitié dans leur sillage.
C’est alors que l’Ange eut une inspiration. Il courut presque jusqu’à l’ancien armurier.
— Maurice, j’ai une question très importante à vous soumettre : comment êtes-vous arrivé sur ce Plan ?
L’homme clignota des yeux.
— Je ne me souviens pas. Je me suis réveillé dans la nature et j’ai erré, tel un enfant perdu, un somnambule égaré dans un monde…
— Faites un effort, le coupa l’Adhan. C’est vital ! Nous sommes coincés ici, pourchassés par ceux que vous appelez les Sang-Pitié. Il nous faut absolument trouver un cœur nodal pour invoquer un portail. Il y a un nodal au sud, celui par lequel nous sommes arrivés, mais il mène directement à Mhalemort, la pire des destinations. Comment êtes-vous arrivé ici, alors ?
Maurice leva son index vers le ciel et resta ainsi, plusieurs minutes, silencieux. Avant de reprendre :
— Au nord, c’était au nord… Je crois. Je me rappelle une montagne surmontée de deux pics identiques. Je l’ai descendue, j’ai marché dans la jungle, j’ai erré tel un agneau perdu, et je me suis fait capturer.
— Au nord, une montagne, les deux pics, parfait…
La corvée de sépulture venait de s’achever, et Cellendhyll réunit l’escouade, leur offrant son large et peu fréquent sourire. Il tenait son échappatoire, enfin !
— J’ai la meilleure des nouvelles à vous offrir ! Maurice, que vous voyez ici, est une vieille connaissance. Il n’est pas venu ici par le portail de Mhalemort. C’est donc qu’il existe un autre lieu de pouvoir : nous avons enfin le moyen de quitter ce fichu Plan ! Il ne nous reste qu’à le rejoindre… Et à échapper à nos poursuivants. Nous continuons vers le nord, comme Maurice me l’a confirmé. Nous cherchons une montagne aux pics jumeaux, ce sera notre point de repère.
Le soulagement détendit les visages des Spectres, le rire jaillit de leur bouche, frais, juvénile. Ils se congratulèrent. Leurs gourdes remplies à ras bord, ils effacèrent leurs traces et repartirent, le corps abreuvé, l’esprit regonflé par l’espérance.