Chapitre 10
La traversée fut éprouvante, pour les muscles comme pour les nerfs. La brume se densifiait encore à mesure qu’ils remontaient vers le nord. L’eau huileuse et l’assise traître de la vase ralentissaient leurs mouvements. Khorn et Bodvar avaient du mal à garder leur équilibre et marcher à une même allure. C’était bien là un combat, un exploit, et plus d’un guerrier aurait vu ses muscles lâcher devant une telle épreuve.
Grâce à leurs bâtons, ils échappèrent à plusieurs trous d’eau. Une éclaboussure jaillit à quelques mètres d’Élias, qui, comme toujours, menait l’escadron. Tous se figèrent, les muscles bandés, mais rien n’apparut. Ils reprirent leur périple après quelques minutes d’attente nerveuse. Dreylen trancha en deux un serpent aux écailles rayées qui passait nonchalamment à portée de sa lame, inoffensif. Depuis les arbres qui les surplombaient, jalonnant leur avancée, provenaient des craquements inquiétants, des bruissements de feuillage. Cellendhyll était prêt à lancer l’une de ses dagues de jet en métal bleu sur le premier adversaire qui se présenterait, mais rien ne se produisit pour lui permettre de se défouler. Aucun danger avéré.
Une heure et demie de ce calvaire s’écoula.
Enfin, le marais, comme par enchantement, laissa de nouveau place à la jungle. Les Spectres abordèrent la rive avec un soupir de soulagement. Finalement, l’aventure ne s’était pas trop mal déroulée.
— Déshabillez-vous, ordonna l’Adhan. Nous devons être couverts de sangsues.
Personne ne protesta.
Cellendhyll avait eu raison. Jusqu’en haut des jambes, chacun était couvert de sangsues aubergine, aux petits corps spongieux enflés du sang dont ils s’étaient gorgés. Les Spectres n’avaient rien senti pendant la traversée du marais, tant la morsure de ces vampires était indolore. Repues, certaines se détachèrent d’elles-mêmes. Les autres durent être ôtées à l’aide d’une lame. Estrée se laissait faire elle aussi mais à l’écart, et ce fut Lhaër qui s’occupa d’elle.
La Fille du Chaos était trop lasse pour véritablement porter attention aux nudités qu’on lui dévoilait. Aucun des Spectres d’ailleurs ne semblait gêné de ce traitement. La Fille du Chaos eut toutefois le temps de noter que la musculature de Dreylen se révélait particulièrement harmonieuse. De même celle de Faith, quoique cette dernière fût plus longiligne.
En voyant Cellendhyll dénudé, l’héritière d’Eodh oublia subitement sa fatigue.
Le grand corps de l’Adhan était parfaitement dessiné à ses yeux experts – c’est qu’elle en avait contemplé, des hommes nus ! –, pourvu d’une musculature élancée, sèche, qui laisser deviner autant de puissance que de souplesse. Finement hâlé. Sans aucun gras superflu ni pilosité excessive. Une chose était curieuse cependant, Cellendhyll ne portait aucune cicatrice, pas une marque, ce qui, pour un guerrier, semblait impossible. Quant à son sexe, il lui semblait parfait. Plutôt long, si appétissant qu’elle eut immédiatement envie de l’humecter, en dépit des circonstances, de le pétrir, d’en caresser son visage pour mieux en sentir la dureté.
Les Spectres étaient épuisés. Ils avaient beau être des athlètes, lutter contre l’eau pendant tout ce temps avait représenté, même pour eux, une véritable épreuve ; la tension nerveuse s’était avérée encore pire que la fatigue musculaire. Seul Khémal n’avait pas souffert. Il continuait de dormir pesamment, abrité par la transe, au pied d’un arbre.
Enfin débarrassés de l’armée de sangsues qui les avaient assaillis, ils purent se rhabiller. Lhaër avait usé de son pouvoir guérisseur pour fermer les plaies les plus importantes de chaque Spectre et d’Estrée. Sur l’approbation de l’Adhan, la guérisseuse avait pris le risque de faire un petit feu, le temps de faire chauffer de l’eau dans son pot en étain. Elle y avait émietté des feuilles de sauge et d’aigremoine, de l’ail des forêts, des tiges de prêles concassées, de manière à créer une potion qui les immuniserait contre la fièvre des marais que pouvaient inoculer ces vers carnivores. Chacun en but sa part.
Lhaër se reposait à trois pas de l’eau, assise entre Khorn et Melfarak. Ce dernier vérifiait l’empennage de ses flèches tandis que le guerrier à peau noire affûtait le manche de sa hache de guerre. Assis à trois pas de Khémal et d’Estrée, en retrait vers l’intérieur des terres, Élias avait démonté son arbalète pour en nettoyer les segments. Les autres étaient éparpillés sur la rive, tout aussi détendus.
Désireux d’inspecter le périmètre environnant, Cellendhyll délaissa l’escouade. Il s’enfonça entre les grands arbres, la main prête à dégainer. Il s’estimait heureux car aucun des dangers qu’il redoutait ne les avait assaillis dans le marécage.
*
Le prédateur qui les avait patiemment suivis à travers le marais, faisant fuir par son approche ses congénères moins puissants jaillit du marécage dans une explosion de gouttes et d’écume et retomba juste en face de Lhaër, qui se figea, comme transformée en statue.
C’était une sorte de batracien au corps bleu foncé bosselé de muscles, d’au moins deux mètres au garrot. Un large crâne de crapaud terminé d’une corne frontale et torsadée, deux yeux rougeâtres et globuleux trahissant la ruse et l’avidité. Chacune de ses six pattes était armée de quatre griffes d’os acéré. La gueule béante de l’amphibien sécrétait une odeur de charogne dont l’intensité fit grimacer les Spectres, et la double rangée de dents triangulaires dévoilée les fit frémir, ainsi que le bout de langue verte et verruqueuse qui pointa entre les crocs.
Ils n’étaient pas prêts à faire face à cette apparition soudaine. Ils n’étaient pas prêts à affronter un tel danger. Lhaër moins que les autres.
La corne frontale du prédateur palpita d’une brève lueur verdâtre. Le regard de la rousse devint alors vitreux, sa volonté étouffée par la magie de son agresseur. Ensuite, d’un de ses antérieurs griffus, le monstre balaya Khorn, l’envoyant s’écraser à cinq mètres. De sa queue épaisse mouchetée de pourpre, il cingla Melfarak qui fut projeté en arrière. Lhaër ne bougeait toujours pas, comme hypnotisée par la volonté du batracien géant.
Jailli d’on ne savait où, torse, mains et pieds nus, Bodvar s’interposa en hurlant entre la guérisseuse et son assaillant. La langue démesurée du batracien changea aussitôt de cible, et s’enroula autour de la taille du colosse blond. Ce dernier se campa en arrière pour résister à la traction. Estrée se servit de la diversion du Spectre pour se ruer vers Lhaër et l’entraîner hors de portée. Melfarak tenait le monstre en joue. Le batracien pivota d’un quart de tour – enserrant toujours Bodvar – et cingla une nouvelle fois l’archer en plein torse. Apparu de l’autre côté du monstre, Dreylen lança une dague, mais l’arme rebondit sur le flanc de la créature sans lui causer le moindre dommage. Élias jurait entre les dents, ses mains s’activant pour assembler les parties de son arbalète.
Le ventre brûlé par le venin de la créature, Bodvar continuait de se débattre pour résister à la traction qui menaçait de le submerger.
Faith bondit sur le dos de l’amphibien mais ses dagues d’acier runique échouèrent à percer l’armure naturelle. Le monstre s’ébroua et la jeune femme perdit l’équilibre, s’étalant à plusieurs pas. Khorn avait repris ses esprits. Il approcha sur le côté de l’agresseur et lui assena un grand revers de hache en pleine tête. L’acier ne perça pas la chair mais la puissance du coup ébranla le batracien. Pas assez longtemps cependant. D’un coup de griffes, le crapaud géant percuta le guerrier noir. On entendit les côtes de Khorn se briser. Le monstre voulut tourner la mâchoire pour happer ce dernier mais Bodvar empoigna sa langue à pleines mains. Il grimaça, jura devant les brûlures qu’il s’infligeait mais réussit à empêcher la créature d’achever son compagnon.
Cellendhyll surgit d’un fourré, lancé à pleine vitesse. Tout en courant, il leva le bras et le rabaissa dans un geste flou. Sa dague en méthalion bleuté se ficha en sifflant dans l’œil droit du batracien, en même temps que le carreau d’Élias dans le gauche. Le monstre rugit de douleur. Ses griffes balayèrent l’espace devant lui, mais Dreylen, qui s’était approché pour tenter d’aider Bodvar, se mit hors d’atteinte d’un roulé-boulé.
L’Ange du Chaos décolla du sol, effectua un saut périlleux avant, puis retomba sur le dos du monstre. Il se campa entre ses épaules et, d’un revers de sa Belle de Mort, trancha la corne torsadée qui ornait son front. Lhaër hoqueta dans les bras d’Estrée, sa conscience enfin libérée du maléfice imposé par l’amphibien.
Cellendhyll enchaîna son assaut. Il releva sa dague et la rabattit vers le bas, de toute la puissance dont il était capable. Sa dague sombre se planta dans la nuque de la créature. L’Ange se mit à frapper, frapper, frapper, comme un possédé.
Tue ! Tue ! Tue ! Laisse parler la soif ! lui soufflait la Voix.
Le métal étrange et noir découpa la peau comme du bois tendre, découpa les muscles et les tendons, la chair, faisant jaillir un sang noir et liquoreux.
Le monstre rugit sa douleur mais déjà il agonisait. Sa langue perdit de sa force et Bodvar put enfin se libérer. Faith et Élias s’empressèrent de le faire reculer et de l’aider à s’allonger. Dreylen soutint Khorn qui claudiqua pour les rejoindre.
L’Adhan continuait de voler sa vie à grands coups de lame. Il ne s’arrêta que bien après les derniers soubresauts de la créature.
Les Spectres se révélaient en piteux état. Les traits convulsés par la douleur, Bodvar avait le corps sévèrement brûlé, et Khorn plusieurs côtes cassées. Melfarak avait une large plaie au ventre. Honteuse de n’avoir pas su contrer la magie du monstre amphibie, Lhaër s’empressa de concentrer son mana sur le colosse blond. La silhouette de ce dernier se para du rituel halo d’or tandis que la magie curative faisait effet. La rousse resta concentrée sur lui jusqu’à ce que ses blessures se referment. Ensuite, elle s’occupa respectivement de l’archer et du guerrier à peau noire.
Une fois les Spectres remis sur pied, Lhaër se laissa tomber aux côtés de ses patients, épuisée. De larges cernes coupaient son visage.