Chapitre 80

 

 

Ils entrèrent dans le vestibule sur la pointe des pieds. Des voix masculines s’échappaient du haut des marches. L’escalier se terminait en coude.

Cellendhyll s’accroupit pour monter les marches précautionneusement. Il redescendit après un coup d’œil furtif.

— Une salle de garde, murmura-t-il. Six Hamachiis autour d’une table. Ils jouent aux cartes.

Estrée n’hésita pas :

— J’ai une idée pour détourner leur attention. Laisse-moi faire. Je te laisse juge du moment où tu dois intervenir.

— D’accord. Mais prends bien soin de ne pas t’interposer entre eux et moi.

Estrée opina. Elle dégrafa son ceinturon d’armes, ôta son manteau et s’engagea dans les escaliers.

Six gardes. Après les Sang-Pitié, Troghöl et le Morlok’Uuruh, cela lui semblait dérisoire. Mais Cellendhyll ne sous-estimait pas les guerriers hamachiis pour autant. Il se rapprocha de l’escalier et tendit l’oreille.

 

— Hé, qu’est-ce que tu fais là, toi ! éructa le plus costaud des Hamachiis, un guerrier à la bouche épaisse et aux mains noueuses.

Les guerriers au crâne tatoué s’étaient tous levés à l’arrivée de la jeune femme. D’abord prêts à dégainer, puis douchés par la vision d’Estrée, qui charriait une sensualité à fleur de peau, impudique et glorieuse.

La Fille du Chaos s’était décalée pour ne pas rester en face des escaliers. Elle se tenait droite, les épaules écartées, une pose qui mettait superbement en valeur les courbes de sa poitrine, de son ventre musclé et de ses longues jambes.

— J’ai joué et j’ai perdu. Je viens payer, déclara la fille d’Eodh.

— Quoi ?

— C’est pourtant simple. J’ai parié avec Mina que je pouvais satisfaire un homme encore plus vite qu’elle. J’ai perdu, de deux secondes à peine. Mon gage est le suivant : passer une heure avec vous autres.

— Je ne crois pas à ton histoire, grinça le guerrier aux grosses lèvres.

— Ta gueule, Klute. Moi j’y crois, et cette donzelle, je pense qu’il faut la recevoir avec toute l’attention qu’elle mérite. Hein, les gars !

À l’exception de Klute, les guerriers hamachiis s’esclaffèrent d’un rire lourd de sous-entendus égrillards.

— Attendez ! riposta le guerrier d’une voix impérieuse.

— Dis, Klute, t’aimes pas les femmes ou quoi ?

— Ta gueule, Hämmer, arrête de penser avec ta queue ! Vous tous, vous oubliez le patron. Rosh Melfynn n’est pas du genre à badiner avec la sécurité. Jamais il n’aurait permis que cette fille vienne ici et surtout pas par ce chemin que personne d’autre que lui ou le commandant Sequin ne sont censés utiliser.

Il crocheta Estrée par le coude et l’attira contre lui :

— Comment as-tu fait pour franchir le glyphe ? Parle ! Le Melfynn est le seul avec Sequin à pouvoir le défaire, et aucun d’eux ne t’aurait laissée venir ici seule. Ce n’est pas normal !

Sa méfiance avait réveillé celle de ses camarades.

Cellendhyll saisit l’un des bancs du vestibule et grimpa les marches en trois bonds. Tout en dissipant le sort d’Estrée pour retrouver son vrai visage, prononçant le mot qu’elle lui avait indiqué  – quitte à combattre, il préférait le faire sous son aspect véritable  –, il pivota du buste et lança le meuble sur les Hamachiis, prenant soin d’éviter la jeune femme, captive de Klute.

Le banc faucha les guerriers qu’il envoya bouler dans la pièce. Estrée asséna un coup de tête à Klute avant de lui broyer les testicules d’un coup de genou. Elle pivota sur une jambe et asséna un coup de pied retourné à l’un des gardes en train de se relever. Touché sur le côté de la tête, ce dernier s’écroula.

Cellendhyll se jeta sur les autres, il se fendit devant le premier pour le poignarder au ventre, dégagea sa lame tout en se retournant pour accueillir l’assaut d’un autre d’un revers de sa dague sombre. La Belle de Mort découpa le visage de l’homme en diagonale. Un Hamachii arrivait sur lui, par la droite, l’Adhan le sécha sur place d’une frappe de l’avant-bras dans la carotide.

Klute se relevait à peine, les traits congestionnés par la douleur. Estrée le saisit par le poignet, elle tourna sur elle-même, entraînant l’Hamachii avec elle. Ce dernier, incapable de résister à l’élan provoqué, alla se casser la face dans un mur.

Le dernier des six guerriers, celui qui se nommait Hämmer, avait reculé hors de portée, libre d’invoquer la transe bestiale qui faisait la force de sa race. Ses yeux devinrent jaunes, globuleux, son corps enfla de volume et de muscles. Il s’élança sur l’Ange du Chaos.

— Derrière ! s’écria Estrée.

Cellendhyll se retourna juste à temps pour recevoir la charge du berserk. Il cogna du tranchant de la main sur le nez du guerrier. Ce dernier était devenu insensible à la douleur, il ne frémit même pas. Sa force décuplée percuta l’Adhan de plein fouet. Les deux guerriers s’écroulèrent, enchevêtrés dans un face-à-face hasardeux mais tenace. La dague sombre tomba sur le sol.

Estrée ne pouvait rien faire, les deux hommes étaient trop imbriqués, trop acharnés pour qu’elle pût intervenir. Elle ne vit pas celui qu’elle avait frappé à la tête reprendre conscience. Ce dernier se glissa dans son dos, l’agrippa par les jambes pour la faire chuter, et se laissa tomber sur elle de tout son long.

La dominant de sa masse supérieure, le guerrier balaya les bras de la jeune femme et la gifla, une fois, deux fois, trois fois. Puis il posa ses mains autour de son cou et se mit à serrer. Les mains d’Estrée tentèrent de griffer son visage, échouant à trouver ses yeux.

Cellendhyll et son adversaire roulaient sur le sol. Hämmer broyait les côtes de l’Adhan qui, en retour, lui assénait des coups de tête qui semblaient n’avoir aucun effet. Il était trop malmené pour se plonger dans le zen guerrier ou l’état de grâce du Hyoshi’Nin.

— Cell ! parvint à croasser Estrée, qui se sentait proche de l’inconscience.

Du coin de l’œil, Cellendhyll avisa la posture désespérée de la jeune femme. De la voir ainsi malmenée lui insuffla une vivace décharge d’énergie. Bloquant la douleur qui vrillait ses flancs, il entoura le berserk de ses deux bras et le força à rouler avec lui vers sa compagne. Arrivé à portée, il dégagea son bras gauche qu’il détendit pour frapper le tourmenteur d’Estrée en pleine trachée.

Portant les mains à son cou, le garde s’effondra pour agoniser. Estrée se redressa, chancelante, haletant pour retrouver son souffle. Hämmer profita de l’attaque de Cellendhyll sur son camarade pour le percuter du coude ct le repousser de côté. Dans la foulée, le Hamachii se redressa, frappa la Fille du Chaos d’un revers de la main, la sonnant pour de bon, et se laissa retomber sur l’Adhan.

La dague sombre était presque à portée de main. Repoussé par le sursaut du guerrier, Cellendhyll l’avait repérée sur sa gauche. Il étendit sa main vers elle. La masse du Hamachii qui s’écroula sur son torse lui coupa le souffle.

Hämmer se redressa de tout son buste et rabattit ses poings sur le visage de son adversaire. Ce dernier détourna l’attaque d’un revers de l’avant-bras. Emporté par son élan, le berserk plongea la tête la première. L’Ange le saisit par l’épaule, pour mieux se hisser vers lui. Son visage fusa vers celui du guerrier, et ses dents se refermèrent sur l’oreille du Hamachii, qu’il arracha en se rejetant en arrière. Libéré, le garde se remit d’aplomb, toujours juché sur Cellendhyll. Ce dernier lui cracha son oreille au visage. Si le Hamachii n’avait rien senti, il comprit qu’il venait de perdre une part de lui-même. Hors de lui, il se rejeta en arrière, rassemblant toute la puissance de la magie bestiale.

Tout se passa très vite. Le Hamachii frappa de ses poings fermés. Au moment où il allait écraser le crâne de l’Ange, ce dernier balaya les mains de Hämmer d’une violente poussée latérale. Exploitant son déséquilibre, d’un sursaut des reins, il le fit basculer sur le côté. Dans la foulée, Cellendhyll joua son va-tout. Il allongea une nouvelle fois la main, sur sa gauche. La Belle répondit à son appel mental, comme il l’espérait, glissant sur le sol pour le rejoindre. Moins d’une seconde plus tard, elle était dans sa main et l’Ange la plongeait dans le tympan offert du guerrier. Le cerveau foudroyé, Hämmer s’écroula, sa magie berserk détournée puis digérée par le baiser vampirique de la dague.