Chapitre 45
Ils n’étaient plus qu’à une journée des Pics Jumeaux. La montagne aux deux têtes se dressait devant eux plein nord, pour peu qu’ils puissent l’atteindre sans être rattrapés. Tapis dans un massif de créosote, puis perchés au milieu de tamaris, ils avaient échappé à deux patrouilles qui quadrillaient la zone. L’Adhan jugeait que les Sang-Pitié savaient qu’ils étaient dans le secteur mais ignoraient où exactement.
L’Ange du Chaos avait encore l’espoir d’atteindre le cœur nodal sans être découvert, de pouvoir invoquer leur portail de retour. Perché dans son arbre, alors que les guerriers ennemis passaient sous lui, Cellendhyll but doucement à sa gourde. Au moins n’avait-il plus à se restreindre à ce sujet. Le matin même, ils avaient rempli leurs gourdes avec le breuvage que leur avaient fait découvrir les Néfiis. Maurice était perché dans l’arbre suivant. Il serrait les dents, collé contre le tronc, victime – avait-il déclaré avant de monter – de la peur du vide. Cellendhyll lui avait donné le choix entre grimper et prendre sa botte dans le fondement.
Enfin, le campement. Moment attendu durant toute la journée où ils pouvaient, dans une certaine mesure, se reposer. Après avoir joué au chat et à la souris avec leurs adversaires, les Spectres finirent par s’abriter hors de vue, dans un épais bosquet de nulgus à grandes feuilles, idéal pour passer la nuit selon Élias.
Efficacement camouflée par le couvert des arbres, Estrée avait fini ses étirements. Désormais, elle en faisait chaque jour, ainsi que des exercices musculaires. Mais pour une fois, elle s’était entraînée distraitement.
Je ne sais pas pourquoi mais c’est ce soir ou jamais. Jusqu’ici je n’ai pas trouvé le courage de lui parler, mais je vais le faire en hommage à la mémoire de Lhaër.
Ce soir.
À travers les branches, Cellendhyll contemplait la montagne illuminée par la lumière de la lune. Une forêt de conifères ombrait ses pentes, qu’il devinait riches en fragrance résineuse. L’air devait y être plus frais, plus agréable. Il avait hâte de s’y trouver. D’y trouver le point nodal, de recharger son anneau et d’enfin quitter ce Plan maudit.
Il se tendit. Un bruit derrière lui, tenu. Il se retourna, prêt au combat, le zen à portée d’esprit.
La silhouette d’Estrée. Il l’avait tant détaillée ces derniers temps qu’il pouvait la reconnaître sans hésiter en dépit du manque de lumière. Il se détendit.
Constatant qu’il l’avait repérée, elle se rapprocha avant de souffler d’une traite :
— Cellendhyll, je sais que tu es très occupé, mais j’ai besoin de te parler. En tête à tête, je te prie, cela risque de prendre un peu de temps. Tu veux bien ?
Il opina. Elle prit une inspiration et se lança :
— Toute ma vie, depuis mon enfance, je me suis sentie seule. Mon père, mon frère, ont fait ce qu’ils ont pu pour s’occuper de moi mais ils étaient trop accaparés à préserver les intérêts d’Eodh. Je suis passée de nourrice en nourrice, de précepteur en précepteur, toujours seule, sans véritables repères. Nulle part, je ne me sentais à ma place. Peu après j’ai découvert les hommes. Et j’ai tenté d’oublier ma solitude dans leurs bras, à travers l’expérience des sens. Au moins le temps d’une étreinte, je me sentais importante, je me sentais exister. Oui, j’ai été libertine, j’ai goûté à tous les plaisirs de la chair, cherchant un sens à ma vie, un équilibre qui m’a toujours fuie. Ce n’était pas la meilleure des méthodes, je le sais à présent. Cela a même failli me détruire, même… Je vais te faire un aveu, Cellendhyll : je ne sais quelle vie mener, la respectabilité me fait peur. Je la refuse à tout prix, car elle me tuerait à petit feu. Il me manque quelque chose, que je cherche, vainement, depuis des années, et j’ignore toujours ce que c’est…
« Lhaër a été ma meilleure amie. La première… et la seule. Elle est morte au moment où je découvrais le véritable sens de l’amitié, ses richesses. Dès le départ, Lhaër s’est montrée sincère envers moi, sans me juger. Je l’aimais, Cellendhyll. Comme on aime une sœur. De cet amour chaste, serein et parfait. De cet amour merveilleux. Je porte son deuil et pour honorer son souvenir, je vais m’abandonner à la sincérité. Je vais museler mon orgueil et te dévoiler mon cœur.
Elle leva une main hésitante, le temps d’ajouter :
— C’est assez délicat pour moi, alors je t’en prie, je te demande de continuer à m’écouter jusqu’au bout, sans m’interrompre, même après cette pitoyable introduction…
Il la sentit fragile, soudain. Il répondit doucement :
— Bien sûr, Estrée, je te dois bien ça. Et je n’ai rien entendu de pitoyable… Parle.
Elle hésita, prit une inspiration et déclara :
— J’ignore ce qui va se produire demain. Nous allons peut-être nous en sortir ou nous allons mourir… Je dois te dire ce que j’ai sur le cœur : depuis la première fois que je t’ai vu, tu me plais… non, plus que cela, tu m’attires. Je ne parle pas de sexe, je parle de sentiments. Je ne peux m’empêcher, jour après jour, de penser à toi. Tu es différent des autres, de tous les autres, et je ne sais pas pourquoi. Oh, je sais que tu ne vas pas me croire, ma réputation est telle dans les cours du Chaos que l’on se méfie de moi, on me juge frivole ou écervelée ! Je ne suis rien de tout cela, Cellendhyll. Toi-même, tu as la réputation d’un tueur sans honneur et j’ai appris à voir que ce n’était pas vrai. Cela pour dire que l’image que je donne de moi n’est pas celle de la véritable Estrée. La véritable Estrée, celle que tu as en face de toi, connaît la valeur de l’amour, de la fidélité. Car oui, je t’aime, Cellendhyll de Cortavar !
Elle accompagna ses paroles d’un geste d’apaisement :
— Et tout cela n’a rien à voir avec une manœuvre de séduction. Jamais de ma vie, je n’ai parlé aussi franchement à quelqu’un.
L’Ange poussa un soupir d’où perçait une imperceptible pointe de douleur :
— Estrée… Les femmes que j’aime ont tendance à me trahir ou à mourir prématurément. Je ne suis pas prêt à m’engager sentimentalement avec qui que ce soit. Tu as été franche et courageuse, je te dois la même franchise. Toi aussi, tu me troubles, fille d’Eodh… J’ai découvert en toi un tempérament qui me surprend et qui me plaît. Je te voyais comme les autres, et je me rends compte de mon erreur aujourd’hui. Toutefois, je ne peux m’autoriser le luxe d’une liaison avec toi, et surtout pas tant que nous sommes sur Valkyr.
— Je comprends. Tu te sens responsable de ton escouade. Tu veux ramener tes Spectres sains et saufs et rien d’autre ne compte pour l’instant. Je comprends, oui, Cellendhyll. Et je respecte ta position. Je te laisserai tranquille. Je suivrai sans me plaindre et je t’aiderai du mieux possible. Je te demande juste de ne pas me fermer la porte, de t’offrir la possibilité de me connaître davantage. Mais je n’insiste pas. Laissons cela de côté, tant que nous ne serons pas rentrés au Chaos. Si nous rentrons… Je n’en désire pas plus pour le moment. Exceptée une chose…
Cellendhyll lâcha un léger rire.
Les femmes !
— Que veux-tu de moi ?
— Je voudrais un baiser… Un vrai, cette fois, car le précédent a été interrompu par Faith. J’en ai besoin, plus que tu ne saurais imaginer. Je ne veux pas mourir sans avoir goûté à tes lèvres. Me refuserais-tu cette faveur ? Je ne te suis pas indifférente, malgré tes réticences, tu viens de me l’avouer. Un baiser, Cellendhyll. Tu me dois bien cela pour m’avoir entraînée jusqu’ici, ajouta-t-elle en souriant. Rien qu’un baiser…
Cellendhyll ne se leurrait pas. Son propre corps était prêt… à bien plus qu’un unique baiser.
Embrasse-la, tu en crèves d’envie.
Non, les femmes sont traîtres. Elle plus encore que les autres !
Elle t’a parlé avec sincérité, tu l’as ressenti. Un simple baiser ne te nuira pas. Non !
Une part de l’homme aux cheveux d’argent, enfouie dans les tréfonds de sa conscience, éprouvait le besoin d’aimer. C’était plus fort que lui. Oh, il maîtrisait ce fragment de lui-même, il l’étouffait efficacement, sans toutefois parvenir à le chasser tout à fait. Et comment le nier, Estrée touchait à ce besoin d’amour, avec une insistance qui le surprenait, qui l’effrayait. Elle avait franchi les murailles, les ravins, les défenses qu’érigeait l’Ange autour de son cœur humain.
Je suis trop fragile quand j’aime. Comment l’oublier ? L’amour m’est interdit. L’amour me blesse, à chaque fois.
J’ai assez souffert.
Tu m’étourdis, Estrée. Et je ne peux me le permettre. Trop de vies, de destins sont en jeu. Je n’en ai pas le droit.
Elle le contemplait. Calme et non suppliante. Sa beauté certaine, de nouveau sereine, de nouveau affirmée, n’était finalement pas qu’un masque qui cachait une coquille vide. En vérité, il voyait la Fille du Chaos pour la première fois : Estrée recelait une part cachée, riche, qui n’avait rien d’enjôleuse ou de manipulatrice. Rien de maléfique non plus. L’Estrée que l’on connaissait dans les cours du Chaos n’était pas la véritable Estrée. Elle le lui avait avoué. Il la croyait à présent. Mais cette prise de conscience ne changeait rien à la réalité.
Je ne suis pas prêt.
Il n’en démordrait pas.
Je ne sais que faire des femmes. J’ai toutes les raisons de m’en méfier. Et pourtant…
Suffît.
Il rangea cet échange avec lui-même et les différentes voix de sa conscience dans un recoin, dont il verrouilla la porte. La mission. Rien d’autre.
Et pourtant Cellendhyll étendit sa grande main, qu’il leva à hauteur de la joue marquée de la Fille du Chaos, ébauche de caresse. Mais il hésita, interrompit son geste, et sa main se rabaissa pour se poser sur l’épaule de la jeune femme, qu’il attira contre lui. Elle se laissa faire, elle se laissa emporter, totalement consentante. Elle était grande, presque autant que lui. Elle n’eut pas besoin de se hausser sur la pointe des pieds. Leurs lèvres se joignirent, humectées de désir.
Estrée se sentait brûlante.
Ce baiser, cette récompense, fut pour elle une merveille absolue. La bouche de Cellendhyll, sa langue ou son haleine lui semblaient parfaites. Elle était collée contre ce corps dur et musclé, collée contre celui qu’elle cherchait depuis des années.
Comment qualifier un baiser d’idéal, de magique, comment le décrire sous tous ses aspects, toutes ses nuances exquises ? C’était pour elle une chose impossible. Si elle avait avoué que ce baiser échangé avec Cellendhyll équivalait à un orgasme, nul ne l’aurait crue – exceptée peut-être la défunte Lhaër. Pourtant, c’était le cas. Elle en chérirait le souvenir toute sa vie.
L’Adhan finit par se reculer, le jade de ses yeux étincelant de douceur :
— Va te coucher, Estrée. Demain sera la plus rude des journées… Attends… une chose, à mon tour. Sois patiente avec moi. Tu l’as compris, Je suis incapable de songer à autre chose qu’à vous sortir d’ici. Alors ce que tu viens de me dire, je le range de côté. Je ne peux te faire aucune promesse, mais si nous survivons, je te promets que nous en reparlerons.
*
Faith savait où était posté Cellendhyll. Elle avait vu Estrée partir dans cette direction. Elle avait compté les minutes jusqu’à ce que la jeune femme revienne.
Cet air sur son visage. Cette démarche. Faith l’avait aussitôt haïe pour cette joie affichée.
Estrée ne perçut apparemment rien de sa réaction. Trop enfouie dans son rêve, elle s’était allongée à côté de Khorn. Dreylen était de garde, à l’opposé de l’Adhan. Faith pourrait le rejoindre furtivement et trouver le réconfort dans ses bras. Non, Dreylen n’était somme toute qu’un trop faible exutoire en regard de son attirance pour Cellendhyll.
La guerrière digérait mal la mort de Lhaër et de Bodvar, c’était comme si elle avait perdu une part de sa famille. Et voilà que sa rivale, rien de moins que l’héritière d’Eodh, se mettait en tête de conquérir l’homme de son cœur.
Faith avait assez pleuré les nuits précédentes. Elle trouva le sommeil en songeant au combat qui ne manquerait pas de les attendre le lendemain. Leur dernier combat sur ce monde, qu’elle qu’en soit l’issue.
Ce soir-là, Melfarak vérifia ses flèches une à une. Il ne lui restait plus qu’un seul carquois. Il espérait que cela suffirait.
Dreylen aiguisa soigneusement ses lames, le regard fixe, figé sur Cellendhyll.
Après avoir partagé un morceau de chique – malgré ses récriminations affichées, Khorn avait fini par succomber au vice de son compagnon –, Élias et le guerrier noir s’allongèrent, eux aussi plongés dans ces heures particulières qui précédaient la bataille. Ils n’avaient pas envie de songer à autre chose car c’était là leur mode de vie. Leur destin.