Chapitre 59
Leprín menait l’Ange au village des Arikaris, situé au sud-est des pics jumeaux, à une semaine de marche.
L’homme du Chaos et l’homme des Ténèbres s’abreuvèrent des plantes néfiis, mangèrent la viande abattue par l’Adhan et les plantes et graines qu’il cueillait. Cellendhyll profita du trajet pour se préparer mentalement au combat qui l’attendait. Ce serait le plus formidable de sa longue carrière, la mort l’attendait peut-être, sans doute, au bout du chemin. Pour de bon, cette fois.
Il était prêt à l’accepter, car il ne pouvait se soustraire à cette épreuve. Elle était vitale pour lui. Il n’y avait pas que la dague sombre à récupérer, si précieuse fut-elle. Il devait se battre, il devait vaincre et retrouver son honneur. Il était fait ainsi. S’il fuyait, il perdrait son intégrité, la confiance qu’il avait en lui-même, l’essence de ce qu’il était.
Aucune trace des Sang-Pitié sur leur route. Leprín expliqua qu’ils devaient s’être rassemblés dans leur cité, préparant leur grande et maudite cérémonie.
Les deux alliés échangeaient désormais peu de mots, seulement des phrases brèves, le moins possible.
Cellendhyll n’en était que trop conscient, le N’Dalloch des Sang-Pitié n’était pas le genre de guerrier que l’on pouvait surprendre, il s’avérait bien trop doué pour ça. Non, il fallait l’affronter frontalement. Et le vaincre nécessitait une stratégie. Il lui fallait en premier lieu analyser son échec.
Je n’étais pas prêt à le combattre, j’étais déconcentré par tout ce que je venais de vivre, par la mort des Spectres, par les trahisons de Dreylen et de Rosh. Troghöl m’a fait douter. Le détachement de la pensée, l’état de non-conscience du zen n’a pas suffi. Voilà les causes de ma défaite. Je dois me battre autrement. Il a su me déstabiliser, je dois lui rendre la pareille. Comment l’amener au point de rupture ? Pas par la fatigue, il doit être encore plus endurant que moi. En le malmenant sans répit, en le provoquant, comme il l’a fait avec moi. Mais pour cela je dois tenir la distance. Je dois me montrer aussi rapide que lui, lui faire aussi mal. Pour commencer, je dois me préparer.
Il ne disposait que de peu de temps pour s’entraîner. Aussi l’Adhan s’exerça-t-il à chaque halte du soir, à l’écart du bivouac, lorsque Leprín dormait. À demi-nu sous les rayons lunaires, les muscles rendus luisants par la transpiration, enchaînant figure après figure, assaut après assaut, il révisa ses talents de destruction : les arts secrets de la mort, enseignés par la religion du Chaos, si terribles et si fluides. D’une efficacité aussi secrète qu’implacable. L’art de la Riposte, le Fenn-Shah’, le Rhys, entrelacs de frappes du tranchant des mains, des coudes et des genoux, le zen de l’Initié, et d’autres encore.
Il était redevenu l’Ombre qui danse. Cela suffirait-il pour vaincre un Adepte ?
Non.
Pour abattre le Sang-Pitié, il fallait plus encore. Le corps était prêt, l’esprit devait l’être également.
Toujours à l’insu de Leprín, chaque soir encore, assis en tailleur, il forgea son mental, visualisant le duel à venir, visualisant Troghöl, ses traits moqueurs, ses gestes surtout, sa manière de bouger, de feinter, ses frappes, ses esquives. Visualiser c’était prévoir, c’était préparer, anticiper. Anticiper, c’était survivre.
Lorsqu’il estimait en avoir une image parfaite, il se relevait pour affronter le fantôme de son ennemi à travers de nouveaux exercices. Mais cette concentration totale ne suffisait toujours pas. Il restait à contrer le Cri, l’arme secrète du N’Dalloch.
Cherche en toi, avait soufflé la Belle de Mort.
Il chercha. En vain, durant les deux premiers jours et les deux premières nuits de leur voyage.
Cela se produisit la troisième nuit. Isolé dans la transe légère du zen, l’homme aux cheveux d’argent sombra en lui-même, environné d’impressions confuses qu’il évacua peu à peu, chassant chaque sentiment, chaque émotion, chaque pensée, chaque désir. L’Ange se mit à parcourir son espace intérieur, baignant dans les courants chauds et colorés de son être, qu’il percevait traversé de lignes d’énergie, traits fusants de teintes opalescentes. Il ressentait ses deux cœurs, battant à l’unisson, le vortex rouge, l’humain, et le vortex cobalt, le loki. Il n’était plus que sensations, réceptacle de vie.
Un calme qu’il n’avait jamais ressenti auparavant l’envahit progressivement. Il se sentit alors attiré dans un lieu plus profond, comme s’il venait de franchir un niveau secret en lui-même. Il le vit dans son esprit, ce globe d’énergie d’un argent très doux, ce globe qu’il imaginait incarner le centre exact de son moi. Confiant, il se laissa entraîner, absorber, caresser par cette force qu’il ignorait posséder.
L’Ange découvrit l’endroit ultime, le cœur même de son être. Ce que d’autres auraient appelé son nexus.
Un lieu particulier, merveilleux, où tout devenait évident.
Nimbé de cet état de grâce, il se releva et se lança dans un combat imaginaire. Les actes de l’esprit et du corps ne faisaient plus qu’un. Il exulta tant son être se sentait léger et puissant tout à la fois, tant il avalait les efforts, avec une vitesse jamais atteinte auparavant.
Délaissant le zen guerrier, il s’oublia dans la richesse simple de l’état de grâce. Cette expression correspondait parfaitement à ce qu’il ressentait. Sans savoir d’où cela lui venait, de quel recoin de son intellect, il sut nommer cet état quasi magique : c’était le ressenti pur du Hyoshi’Nin.
La réalité revint à lui, doucement.
Cellendhyll savait que le zen pouvait représenter une fin en soi, certes, mais il venait de comprendre en l’expérimentant que c’était aussi une passerelle qui permettait d’atteindre un palier supérieur. Une puissance différente mais complémentaire.
Motivé comme jamais, il s’entraîna sans fléchir au Hyoshi’Nin. Jusqu’à pouvoir plonger dans le ressenti pur, l’esprit détaché de ses actes, quels qu’ils soient.
Mon corps est prêt, mon esprit également.
A nous deux, Troghöl.