Chapitre 63

 

 

— Tu es un vaillant guerrier, je ne peux que l’admettre, déclara Troghöl, de nouveau souriant. Rejoins-moi, sers-moi et je te donnerai le pouvoir. En gage de ma bonne foi, je vais te rendre ta dague. Tiens.

Le Sang-Pitié se pencha, une main en direction de sa botte, mais ce n’était qu’une feinte. Il arracha son pectoral qu’il jeta au visage de Cellendhyll, profitant de son geste de défense pour le déséquilibrer d’un fouetté de botte dans la cuisse. Il passa derrière lui, le crocheta au cou. Et se mit à serrer.

L’Adhan se débattit. En dépit de ses efforts, il ne parvenait pas à saisir le visage de l’autre pour lui crever les yeux. Alors il frappa le Sang-Pitié d’un coup de tête en arrière, trop faible. Troghöl s’ébroua sans relâcher son étreinte. Un deuxième essai, plus appuyé. Le Sang-Pitié jura mais tint bon. Un troisième coup de tête, encore plus puissant, qui brisa le nez du Prince. Ce dernier desserra enfin sa prise. Le cœur second de Cellendhyll lui insuffla une brusque décharge d’énergie. L’Ange pivota à gauche, asséna un coup de coude dans le foie de Troghöl qui le lâcha tout à fait. L’Ange pivota à droite et planta son autre coude en pleine mâchoire du Sang-Pitié. Il se retourna, et dans le même mouvement, détendit sa jambe gauche. Sa botte atteignit Troghöl dans l’estomac, l’envoyant chuter quelques mètres en arrière. Cellendhyll bondit sur lui, l’agrippa par le bras tout en tournant sur lui-même, et l’Arikari alla s’écraser contre la cloison du fond de la hutte. La paroi de roseau céda sous le choc, et Moghol finit sa chute dans l’herbe, à l’opposé de la place où se tenaient ses siens.

Cellendhyll le rejoignit en trois bonds. L’autre s’était relevé, le regard fulminant.

Il expulsa un flot de sang de son nez. Avant de cracher :

— Je vais t’arracher le cœur avant d’y planter mes dents !

Cellendhyll leva sa main devant lui, paume vers le ciel et replia doucement les doigts, à trois reprises. Le geste était mystérieux mais pour Troghöl il paraissait fort clair. Une lueur s’était mise à danser dans les yeux verts de l’Adhan. Il avait fait le vide en lui de tout sentiment. Il était ressenti et non plus réflexion, il était réflexes purs. Il ne doutait pas, il ne pensait à rien. Plus de Spectres, plus de trahison, plus de dague sombre. Il n’y avait plus que Troghöl, sa présence, ses mouvements, ses postures. Et il l’affronterait, d’égal à égal, à mains nues.

Les traits convulsés de rage, le N’Dalloch feinta une attaque au visage et se baissa, porté par ses genoux dans un angle bizarre, le buste en diagonale, la main tendue, rigide, prête à déchirer.

Cellendhyll avait invoqué le zen, l’avait dépassé pour se hisser jusqu’au seuil supérieur du Hyoshi’Nin. Il évoluait dans le ressenti pur, l’esprit clair, détaché, lointain. Il ressentait Troghöl, sans se servir de ses yeux ou de ses oreilles. Il le ressentait vivre, respirer, se mouvoir, il ressentait jusqu’à ses intentions. Porté par l’état de grâce, il réagit encore plus vivement que le Sang-Pitié. Il se cambra, laissant passer Troghöl devant lui, se redressa sur son passage et le frappa, du bas vers le haut, en pleine figure. Il aurait pu frapper du poing, d’une manchette ou du coude. Non, il porta une gifle qui renvoya la tête de Troghöl sur le côté, la joue marbrée des doigts de l’Adhan.

 

Cette gifle fit beaucoup plus mal à l’orgueil du Sang-Pitié qu’à sa chair. Cet orgueil démesuré qui l’animait, source de sa force. Source de sa faiblesse.

Il est mûr. Maintenant.

L’Ange lâcha un ricanement :

— Imagine que je te batte, Troghöl. Imagine que je fasse échouer l’invocation…

— Impossible ! éructa le N’Dalloch.

— Attention, sourit cruellement Cellendhyll. Je vais toucher.

Le Hyoshi’Nin lui dictait ses gestes. Il passa sous la garde du Sang-Pitié qu’il gifla une nouvelle fois en plein visage. Jamais il n’avait bougé aussi vite. Il n’avait même pas eu besoin de feinter. Une attaque directe, d’une incroyable pureté.

— Alors, Sang-Pitié, tu ne dis plus rien. Un problème ?

Troghöl n’avait fait qu’entrapercevoir le mouvement de Cellendhyll. Rien d’autre. Sa joue le brûlait. De se voir traiter comme il traitait ses adversaires, qui plus est par celui qu’il avait facilement défait devant ses hommes, le mit définitivement hors de lui. Il se lança en avant. Il voulait faire mal et tout de suite, sans tisser de trame offensive. Son rythme perdit en équilibre, ses gestes, toujours aussi puissants, devinrent moins précis.

Cellendhyll esquiva ses trois attaques successives et le gifla une fois encore. Le même mouvement vif et direct, imparable.

L’incertitude opacifia le regard du N’Dalloch. L’hésitation. L’inquiétude, soudaine, nouvelle. Il avait perdu le rythme du combat, il était surclassé pour la première fois de son existence. Il ne pouvait le concevoir. Un rictus revanchard déforma son visage marqué d’ecchymoses, sa bouche se tordit dans toute sa largeur.

L’énergie qu’il rassemblait en lui depuis le début du combat était arrivée à son point de fusion. Il pouvait enfin relâcher la quintessence de son pouvoir d’Adepte pour châtier ce maudit adversaire. Les poumons du N’Dalloch se gonflèrent, son visage se tendit, comme étiré vers l’arrière. Sa bouche s’arrondit démesurément, prête à relâcher le Cri.

Le Hyoshi’Nin ancré tout au fond de Cellendhyll réagit aussitôt.

Le Cri sortit des lèvres de Troghöl. Au même instant, chargé d’un pouvoir qui n’avait rien de physique, qui venait du tréfonds de son être, la partie la plus noble de son âme  –, l’Ange tendit les mains grandes ouvertes devant lui, et les claqua puissamment. L’air se troubla, électrisé d’une force argentée qui souffla le Cri comme un vent de tempête soufflerait une chandelle.

Le souffle d’énergie produit par l’Adhan, la brisure du Cri, étourdirent Troghöl. Cellendhyll en profita aussitôt. Il enchaîna d’un coup de coude du droit au sternum pour couper le souffle du prince, d’un coup de genou au menton pour lui relever la tête, d’un coup de boule pour lui fracturer la pommette. L’Ange dansait à nouveau, la violence pour partenaire, plus redoutable que jamais. Il frappait, frappait et frappait, parcouru d’une énergie dense et légère, d’une grâce aveuglante.

Je suis l’Ombre, encore et toujours.

Je danse et je tue.

Je TE tue !

Troghöl était ballotté par les coups.

Cellendhyll se sentit entraîné par un courant qui s’additionnait à son nouveau pouvoir, cette puissance sauvage qu’il avait appris à reconnaître. À l’instar des Sang-Pitié, il se laissa aller à sa propre litanie, fanatique, interne :

Tue-le, tue-le, tue-le !

Tue-le pour nous !

Les visages des Spectres défilaient en filigrane à l’arrière de son esprit. Ils lui parlaient, l’encourageaient, sans le gêner.

Troghöl rassembla ses forces dans un dernier sursaut mais c’était déjà trop tard. Cellendhyll se servit de ses mains, de ses coudes, de sa tête, de ses genoux et de ses pieds. Il frappa pour Lhaër, pour Bodvar, pour Khorn, Élias et Melfarak. Pour Faith aussi.

Fouetté dans le genou, coup de pied dans le ventre, un sursaut en arrière, un pivot sur la jambe droite, l’Ange du Chaos bascula le torse en avant et sa botte partit dans un coup de pied retourné en pleine tête. Troghöl vola en arrière comme un pantin coupé de ses fils.

Leur combat s’était déroulé derrière la statue. Emportés par leur élan, ils se retrouvaient à présent aux pieds de Ooom, baignés par son ombre.

Les guerriers sang-pitié restaient prostrés dans leur ivresse, les chamans parachevaient leur invocation.

Et Cellendhyll continuait, sans laisser le moindre répit à son adversaire. Coup de coude pour briser la clavicule. Revers du poing dans la gorge, coup de genou dans les côtes. Troghöl n’en pouvait plus, sa tête oscillait de droite et de gauche, tressautant sous les coups, ses yeux étaient vitreux de douleur, sa bouche était cramoisie de son sang. Il bavait. Il se faisait massacrer.

C’était une démonstration, une symphonie de violence et de vengeance, de haine mi-incandescente mi-glaciale. L’expression d’une sauvagerie acculée qui s’était libérée, ivre de pouvoir enfin s’exprimer. Cellendhyll accomplissait une part de son deuil, extirpait la douleur infligée par la perte des Spectres.

Il sentit une nouvelle puissance l’envahir, étrangère à toute autre, étrangère au zen ou au Hyoshi’Nin. Dans la seconde suivante, sa dague sombre était dans sa main, diffusant sa chaleur carnassière. Revenue de son propre gré, animée de sa propre volonté.

Ardente, assoiffée, revancharde, la Belle de Mort se planta dans le ventre du Sang-Pitié. Sous l’impulsion de l’Ange ou d’elle-même ? Quelle importance au fond ?

La dague but le sang, la vie de Troghöl, elle se gorgea de son âme, elle devint écarlate, feulante comme une succube extasiée. Jamais elle n’avait montré autant de frénésie.