Chapitre 66

 

 

À peine rentré à Mhalemort, Leprín se rendit auprès de son maître. Installé sur son trône d’os dans la salle des Fumées, le Roi-Sorcier des Ténèbres toisa son favori dans un silence pesant, aux relents menaçants. Sa haute et maigre silhouette restait camouflée sous sa luxueuse robe de brocard à brandebourgs noirs. Sous le capuchon, on ne distinguait qu’un long nez blafard et une bouche dure aux lèvres grenat  – le Légat ne s’était jamais demandé quels étaient les traits véritables de son roi, ni même pourquoi ce dernier semblait être le seul Ténébreux de pure souche à la peau blanche ; cette fois encore, il ne s’interrogea pas.

Comparé à son seigneur, Leprín avait piètre allure avec sa tenue déchirée, sa chevelure en bataille, son visage tuméfié et son orgueil foulé aux pieds. Agenouillé devant le trône d’Épines, presque sans reprendre haleine, il fit un résumé de ses aventures sur Valkyr, relatant la traque, insistant sur la trahison de Troghöl, sur l’existence du culte maudit et la menace que cela impliquait pour le royaume des Ténèbres. Il évoqua également son alliance  – forcée par les circonstances  – avec l’homme qu’il traquait, Cellendhyll de Cortavar, leur victoire sur les Sang-Pitié, et la destruction de l’idole. Il évoqua tous ces faits sans se chercher d’excuses.

— Il reste un Arikari à Mhalemort, commenta le Père de la Douleur. Niltarash, le second de Troghöl. Je vais me charger personnellement de ce maudit traître. Ensuite, j’enverrai Croc-de-Haine et ses Sanghs nettoyer Valkyr. Nous allons au moins gagner ce Plan dans notre escarcelle. Mais il nous faut de nouveau élire un Seigneur des Conquêtes…

Le souverain des Ténèbres marqua une pause qui parut à Leprín une éternité.

— Ainsi donc, reprit-il d’une voix lente, l’Adhan nous a une nouvelle fois échappé… Ah, Leprín, tu me donnes du tracas, en ce moment.

La fumée se ramassa autour du trône. Funeste présage.

— Je vais faire une chose qui m’est inhabituelle… poursuivit le souverain ténébreux.

Le Légat tressaillit.

— Je vais te pardonner tes manquements, conclut le Roi-Sorcier. Nulle punition ne sera requise contre toi. Tu es comme mon fils, Leprín, ou ce qui s’en rapproche le plus. On peut pardonner à un fils, du moment qu’il reconnaît ses erreurs, et surtout qu’il reste fidèle. Et justement, ta fidélité envers moi ne fait aucun doute. Tu me l’as démontré durant toutes ces années à mon service, ponctuées de succès. Et tu me l’as démontré encore aujourd’hui, en venant de toi-même m’avouer ton échec. Tu savais pourtant ce qui t’attendait… le baiser de ma fumée.

D’un geste alangui, le Père apaisa la masse grise dont la faim s’était réveillée.

— Votre seigneurie…

Quoi que le Légat voulût dire, le Puissant s’en moquait. Il le coupa pour ajouter :

— Revenons à Valkyr… L’idole qui abritait le dieu arikari, comment Cellendhyll de Cortavar l’a-t-il détruite ? Souviens-toi, Leprín, c’est vital !

— Croyez bien que je m’en doute, Monseigneur. Pourtant, en dépit de mes efforts, ma mémoire reste floue sur ce point. Je crois me rappeler que l’Adhan a lancé quelque chose sur le Morlok’Uuruh mais je suis incapable de dire ce que c’était. J’ai cru ressentir un mana d’une grande puissance mais je sais pertinemment que de Cortavar n’a rien d’un mage. C’est incompréhensible pour moi.

— Cela nous confirme en tout cas que Cellendhyll de Cortavar est bien d’avantage qu’un simple guerrier, enchaîna le Roi-Sorcier. Il va nous falloir obtenir davantage de renseignements sur lui avant de pouvoir le mettre définitivement hors d’état de nuire. Son cas reste une de mes priorités, Leprín, ne l’oublie pas. Et tu n’oublieras pas non plus que ma bonté envers toi a ses limites. Je ne tolérerai pas un nouvel échec…

— Il n’y en aura plus, mon maître. Je ne faillirai plus. Ta vie en sera garante, Leprín. Mais passons à un autre sujet. Les Seigneurs de Guerre vont recommencer à me harceler pour que j’élise un successeur à Tröghol. Ma clémence envers toi va me permettre de leur montrer que je prends mes décisions sans me soucier de leurs opinions. Cela leur prouvera que tu es et que tu restes mon favori. De quoi les faire réfléchir… Hum, je me demande si nous ne pourrions pas embaucher un mercenaire pour remplacer Empaleur des Âmes. Creuse cette idée pour moi, veux-tu ? termina-t-il en lui taisant signe de se retirer.

Le Légat quitta la salle des Fumées en tremblant.

La clémence du Père était inespérée, miraculeuse. Leprín ne s’imaginait pas sortir vivant de cet entretien. Il aurait pu prendre la fuite, se téléporter sur les Territoires-Francs et s’y établir sous l’une des fausses identités dont il disposait sur place. Mais il avait choisi d’assumer ses responsabilités, en dépit du prix à payer, sachant que le Roi-Sorcier était connu pour récompenser l’échec par la mort.

Lors de son rapport, Leprín avait prétendu qu’il avait tenté sans succès de tuer Cellendhyll, une fois Troghöl éliminé. C’était faux. Leprín avait tenu à respecter son serment envers l’Ange, tout autant que son devoir envers son seigneur.

Il remonta les couloirs sombres de Mhalemort. Ses pensées avaient pris un autre tour. Estrée. Depuis l’épilogue de Valkyr, Leprín avait tout fait pour ne pas songer à la fille d’Eodh. Elle avait intercédé en sa faveur auprès de l’Adhan, elle lui avait sauvé la vie. La voir sur le Plan des Sang-Pitié, si brièvement, lui avait déchiré le cœur. Il l’aimait plus que jamais.

Que faisait-elle là-bas ? Elle lui avait paru si lointaine, si différente, de l’Estrée qu’il connaissait. Que s’était-il passé sur Valkyr qui l’avait transformée ainsi, lui rendant cette force dont elle disposait naguère, avant de le rencontrer, lui, le Légat des Ténèbres ?

Il devait la contacter. Il différait en permanence ce moment, pourtant, incapable de lui parler. Il était toujours censé obtenir d’elle des renseignements sur le Chaos, destinés à préparer l’assaut que mûrissait son maître, mais en réalité le Légat ne savait plus ce qu’il voulait d’elle, comment la traiter.

Il voulait l’écarteler, la dominer par la force et la manipulation, il voulait la chérir et l’aimer. Il voulait la fouetter, l’avilir, et tout au contraire la serrer tendrement, l’honorer, l’embrasser.

Il voulait lui faire mal, la rendre heureuse. Il voulait la perdre et la sauver.

Il était plus que troublé, soumis à l’une des pires drogues, des pires malédictions : l’amour non partagé.