Chapitre 40

 

 

Cellendhyll n’avait pas fermé l’œil de la nuit, songeant plus que jamais à sauver les survivants.

Sur un plan purement militaire, la mort de Lhaër s’avérait une véritable catastrophe. Avec elle, l’escadron perdait toute la protection, tous les soins qui les avaient plusieurs fois sauvés depuis leur arrivée sur Valkyr. À présent, il ne leur restait que quelques bandages, onguents et potions contenus dans le sac de la jeune femme qu’Estrée avait emporté.

Personne ne possédait la connaissance des herbes médicinales et si la Fille du Chaos avait gardé la besace, ce n’était pas dans l’espoir de s’en servir, mais plutôt pour emporter un souvenir de son amie. Désormais, les blessures reçues seraient sans appel. Maurice restait dans sa bulle. L’homme continuait à marmonner comme si son esprit se scindait en différentes entités, chacune, tour à tour, partie prenante de la discussion. Parfois il secouait la tête, les mains sur le front, empêtré qu’il était, plus que jamais, dans un soliloque personnel. Il reprenait soudain contact avec la réalité, demandait à Cellendhyll du jus de carotte, si tout allait bien, s’il connaissait tel ou tel restaurant des Territoires-Francs, s’il préférait le vin rouge ou le vin blanc…

Lui-même s’était déclaré végétarien. En conséquence de quoi, il cueillait des graines, des fleurs, des racines et des baies, qu’il semblait intuitivement reconnaître, et qu’il mangeait dans son coin, oublieux des autres. Un régime qui paraissait fort bien lui convenir.

L’Adhan avait laissé tomber l’idée de tirer quelque chose du mystérieux individu. Il répondait évasivement, gardait un œil sur l’ancien armurier, mais n’essayait plus de lui faire recouvrer la raison. Du reste, tout dément qu’il pouvait paraître, Maurice n’était pas un poids mort. Il suivait le train sans rechigner et ne gênait personne.

Motivés par l’Ange du Chaos, qui vérifiait régulièrement leur position par rapport au point nodal et qui se démenait pour que les Spectres ne sombrent pas, ils avançaient de plus en plus prudemment. Selon Élias et grâce au répit offert par le sacrifice de Bodvar, ils avaient réussi à perdre les Arikaris durant la marche effectuée dans la seconde partie de la nuit.

Il leur restait toujours l’espoir d’échapper définitivement à leurs poursuivants. La montagne écrasait le paysage. Si proche en apparence, et pourtant encore si lointaine. L’absence de danger manifeste finit par leur porter sur les nerfs, d’autant plus qu’elle les laissait en tête à tête avec leur conscience tourmentée. Tant que les Spectres étaient en vie, ils pouvaient espérer s’en tirer intacts, sauvés par la fameuse veine du guerrier  – il existait également la poisse du guerrier, dont on évitait de parler pour ne pas s’attirer ses verruqueux offices. La mort de Lhaër avait brisé l’invincibilité de l’escadron, sur laquelle ils se reposaient, chacun, sans se le formuler tout à fait. À présent, chacun d’eux savait qu’il n’était pas invincible. Qu’il pouvait trépasser à la prochaine embuscade.

Il semblait ne plus y avoir de gaieté entre eux, ou si peu. Le mutisme avait saisi l’escouade et l’Adhan ne voyait pas comment y remédier. Si seulement Gheritarish avait été là ! Lui aurait su comment faire pour les manier.

J’espère que tu passes de bonnes vacances, mon vieux Gher’, parce que moi, je vis l’enfer !

Estrée avait l’air de tenir le coup. Elle semblait dans une forme physique parfaite.

Elle m’impressionne, se dit-il, elle est presque plus résistante que les Spectres. Je pensais qu’elle s’effondrerait, qu’en somme, elle n’était qu’une aristocrate plus à l’aise dans les grandes soirées que sur le terrain, et je lui découvre une mentalité de guerrier et les réflexes qui vont de pair !

Les brefs regards qu’ils échangeaient tous deux, à l’insu des autres, devenaient de plus en plus complices. Leur relation avait évolué en autre chose qu’un affrontement perpétuel. L’Adhan se laissait amadouer par la Fille du Chaos, en dépit de sa méfiance initiale.

Il n’y pouvait rien. Et cela d’ailleurs n’était pas désagréable.