Chapitre 32
En ce nouveau jour, le prince des Sang-Pitié exsudait une énergie sans limite. Il se montra encore plus affable qu’à l’ordinaire vis-à-vis de Leprín, ce qui ne manqua pas d’inquiéter ce dernier.
— Mon cher Légat, je vais enfin nourrir ta curiosité. Nous sommes à deux pas de ma cité, je t’y conduis. Nous n’y ferons qu’une courte halte, car nous sommes tout près de cerner nos proies. Vous pourrez ainsi avoir un avant-goût de nos traditions d’hospitalité.
Une heure plus tard, ils arrivaient.
La cité des Sang-Pitié reposait dans le creux d’une vallée qui s’ouvrait à l’ouest, entourée de fougères arborescentes, de palmiers et de bougainvilliers. Il ne s’agissait en fait que des vestiges d’une ville antique aux limites floues, comme le Légat ne tarda pas à s’en rendre compte. Les bâtiments, de plain-pied, apparemment en pierre, étaient ensevelis sous l’épaisse végétation, trop enfouis pour être dénombrés ou détaillés. Du reste, il était difficile de dire où s’arrêtait la jungle et où commençait cette modeste agglomération.
Ils remontèrent l’allée principale encadrée d’herbes folles, tracée en droite ligne vers l’est. L’endroit ne disposait d’aucune protection, les Sang-Pitié ne redoutant aucun ennemi sur ce Plan. Même les plus imposantes des bêtes féroces avaient appris à ne pas se mesurer à eux.
Troghöl leur fit traverser la ville jusqu’à son extrémité est. Il s’arrêta sur une grande esplanade qui se terminait sur la jungle. L’arrivée de leur prince fut saluée des hululements de tous les résidents. Tous des guerriers, sans exception, avachis ça et là devant les édifices, et qui se relevèrent pour accueillir leur N’Dalloch révéré. Rayonnant, Troghöl leva les mains pour saluer son peuple. Un groupe de chamans en tuniques longues colorées de pourpre et de jaune, leur crête teinte en violet, se tenait massé à l’écart. Après un salut bref mais respectueux à Troghöl, ils dédaignèrent les arrivants.
Leprín profita d’un moment où le N’Dalloch était occupé à discuter avec les siens, à quelques mètres de là, pour examiner son environnement. Seule une esplanade circulaire et les bâtiments qui l’entouraient, formant un arc de cercle étiré du nord au sud, avaient été restaurés.
Au sud, il y avait un corral cerné d’une palissade, abritant une soixantaine de créatures à peau verte, asexuées.
À droite de l’esplanade, séparée de celle-ci par une sorte d’assemblage de nattes d’environ vingt mètres de diamètre, se trouvait une vaste zone défrichée au milieu de laquelle était dressé un tertre de terre brune. Le tertre était surmonté d’un large socle de pierre noire, entouré d’un bassin peu profond de même teinte. Leprín interpella le prince pour l’interroger sur la raison d’être d’une telle construction et Troghöl, de là où il se tenait, répliqua qu’il n’en avait aucune idée. Il ne savait rien de ceux qui avaient bâti cette cité, et ce n’était pas non plus les Néfiis, peuple autochtone essentiellement forestier. Le ton du Sang-Pitié laissait entendre qu’il se moquait bien des témoignages du passé.
L’endroit ne présentait aucun confort particulier. Le Légat ne s’étonna pas outre mesure de ce dénuement. Il reconnaissait bien la paresse des Arikaris. Ces derniers n’avaient rien d’un peuple de bâtisseurs, leur culture reposait uniquement sur le combat et le pillage. Ils vivaient en clans, toujours groupés, toujours unis. Ils ne craignaient personne et prenaient par la violence ce qui leur faisait envie plutôt que de le construire.
Le Légat remarqua également une vaste hutte de bambous, d’aspect plus récent, érigée au sud du monticule, en retrait. Les chamans s’y rendaient, justement, en un cortège silencieux, inquiétant. Un autre sorcier apparut sur le seuil de la bâtisse. Il différait des autres par sa crête uniformément blanche, ses pommettes tatouées de lignes runiques brillantes, et l’intensité de son regard, perceptible malgré la distance. Le voyant, Troghöl quitta la place pour le retrouver, suivi de Skärgash. Les Sang-Pitié se rejoignirent devant la hutte et se lancèrent dans un mystérieux échange. Le chaman à crête blanche coupa la parole des autres. Il désigna le ciel, puis le tertre, puis les esclaves. Enfin, après une pause, les Ikshites de Leprín.
Alors le N’Dalloch parla longuement, tandis que les chamans hochaient la tête. Puis la conversation sembla changer de ton pour prendre un tour plus léger. Troghöl parla encore, tout en pointant le nord. Les chamans semblèrent réfléchir. Plusieurs d’entre eux secouèrent la tête avant que le sorcier tatoué ne reprenne la parole. Troghöl semblait ravi de ce qu’il entendit. Il poussa même une exclamation joyeuse.
Sur un ordre du chaman blanc, ses confrères rentrèrent dans la hutte. Le prince revint vers le Légat tandis que Skärgash allait se joindre à un groupe de Sang-Pitié qui saluèrent son arrivée de sifflements complices.
— Désolé, susurra le N’Dalloch, j’avais des choses à voir avec les miens. Je suis tout à toi, à présent.
Leprín lui désigna les créatures vertes :
— Qui sont ceux-là, parqués ainsi ?
Le prince tourna le regard sur le corral avant de répondre avec un sourire :
— Mais ce sont nos esclaves, les Néfiis, le peuple originel de ce Plan que nous avons asservi. Tout comme vous, nous avons notre cheptel.
— Et vos femmes, où sont-elles ?
De ce que pouvait voir le Légat, il n’y avait que des Arikaris mâles en ce lieu.
— Elles vivent plus au sud-ouest, dans une autre cité de ce genre, loin d’ici. Mais assez de questions, mon cher allié, il est temps de se détendre !
Troghöl claqua les mains à trois reprises et lança ses ordres. Quelques minutes plus tard, d’épaisses nattes furent posées sur l’esplanade pour recevoir les visiteurs. Les Sang-Pitié s’y installèrent dans cette position accroupie qui leur était caractéristique ; les Ikshites s’assirent en tailleur. Un alcool de palme leur fut servi, de la viande rouge placée à griller sur de grands braseros. Leprín et les siens commencèrent à se laisser aller, malgré eux, tandis que leurs hôtes jacassaient avec leur habituelle indolence.
— Nous allons partager un bon repas et nous repartirons, signifia Troghöl, installé à côté du Légat.
La viande était tendre et juteuse, les légumes frais et croquants, la boisson sirupeuse, fraîche et légèrement alcoolisée. Constatant que les Arikaris mangeaient d’un bon appétit, les Ikshites les imitèrent. Là encore, aucune fraternisation n’eut lieu. Chaque groupe faisait face à l’autre sans se mélanger. Leprín et Troghöl étaient assis côte à côte, face à leurs troupes respectives.
La fin du déjeuner fut marquée d’une distribution de gobelets d’un thé épicé, qu’apprécièrent les Ténébreux.
— J’ai une excellente nouvelle à t’apprendre, cher Légat. Mes chamans viennent de me le confirmer, je sais à présent où se rendent nos proies, car l’Adhan fuit dans un but précis comme je m’en doutais. Il cherche à rejoindre un cœur nodal, pour y invoquer un portail de retour, j’imagine. Ce n’est qu’à quelques jours d’ici, au nord. Désormais, sa capture ne fait plus aucun doute.
— Enfin, s’éclaira le Légat. Nous allons pouvoir achever notre mission !
— Tout à fait. Mais malheureusement, aucun des tiens ne sera en mesure de participer à l’hallali.
— Que dis-tu ? se hérissa Leprín.
— Qu’à présent, les Sang-Pitié peuvent faire tomber le masque !
Et Troghöl se releva, dégrafa sa tunique, pour dévoiler un large poitrail arborant un tatouage aux lignes noires, concentrique.
— Infamie ! cracha Leprín, soudain glacé. Vous adorez donc toujours votre culte d’infamie !
— Ce dessin, tu le reconnais donc ? Je te l’ai dit, je suis le N’Dalloch, ce qui signifie que je suis l’élu de Ooom !
— Celui du pouvoir impie, insensé ! Tu nous as menti, Troghöl, en déclarant l’avoir renié.
— En effet.
— Que les Ténèbres t’engloutissent !
— Pauvre sot ! cracha le prince. Les Ténèbres ne sont plus rien et ton roi n’est rien d’autre qu’un mort en sursis.
— Aux armes ! tonna le Légat.
Ses guerriers scarifiés voulurent se lever et dégainer leurs armes, se ruer sur les Arikaris. Mais leurs membres étaient devenus lourds, la tête leur tournait, ils n’avaient plus la force de sortir leurs lames du fourreau… Les uns après les autres, ils s’écroulèrent dans des positions grotesques, conscients mais soudainement captifs de leurs corps soumis au poison arikari, incapables de bouger.
Les Sang-Pitié éclatèrent d’un rire cruel. Plusieurs d’entre eux allèrent jusqu’à cracher au visage de leurs anciens alliés.
Leprín assistait à tout cela sans pouvoir rien faire, de peur de se trahir. Lui seul n’était pas drogué. C’était un maître en poisons. Au fil des années, il s’était immunisé par vocation à ce genre de traîtrise dont lui-même usait sans compter.
Troghöl le dévisagea d’un air sardonique. Il avait percé son manège. Leprín n’avait plus le choix, il se prépara à assaillir le prince. Son aiguillon jaillit de son dos pour le transpercer. Troghöl intercepta la pointe en os en plein vol et tira d’un coup sec. Entraîné par une force bien supérieure à la sienne, Leprín tourna sur lui-même avant de s’écrouler de tout son long, le nez dans la poussière. La botte de Troghöl se posa aussitôt sur sa nuque. Deux guerriers s’empressèrent de tirer les bras du légat en avant pour lui lier les mains, ainsi que sa queue, par un nœud coulant à l’arrière de sa cuisse.
Le prince ouvrit largement les bras et s’exclama, une expression gourmande étirant sa très large bouche :
— Je vais enfin pouvoir te montrer qui nous sommes vraiment, Légat des Ténèbres. Tu croyais que parce que tu m’as recruté, bouffi de ton importance, j’allais me contenter de t’obéir ? Pauvre naïf. Les Arikaris n’ont qu’un seul maître, le dieu Morlok’Uuruh !
— Pourquoi alors ? Pourquoi avoir feint de servir le Père ?
— Mais pour le pouvoir que tu m’as si obligeamment fourni, celui du Conquérant. Pour toutes les informations que vous m’avez livrées me permettant d’apprendre vos forces et vos faiblesses. Une fois la chasse terminée, tu seras convié à la fête que nous préparons. Après, je rentrerai sagement à Mhalemort, j’apporterai au Père la tête de l’Adhan et la regrettable nouvelle de ton trépas. Je ne sais pas encore comment je vais la présenter, cette mort indigne. Un accident ? Tu auras été englouti par les sables mouvants, dévoré par un lion à dents de sabre ou encore mordu par un scapulaire de feu, que sais-je… Ou alors, et plus simplement, abattu par cet Adhan juste avant que je ne le capture… J’ai le choix. Mais ne t’inquiète pas sur ton sort, je ne te tuerai pas pour autant. Non, j’ai d’autres projets pour toi. Tu vas devenir le témoin de ma puissance. Je vais te garder captif ici, et je viendrai régulièrement te rapporter mes progrès. Tu sauras tout de nos avancées, de nos conquêtes, tu sauras tout de mes manœuvres pour affaiblir ton maître, le saigner peu à peu de son pouvoir. Esclave des Sang-Pitié, tu vas devenir ! Oui, Légat, tu vas devenir mon bouffon des Ténèbres. Mon jouet. Et tel qu’il sied à ce rôle insigne, tu seras à mes pieds, lorsque je régnerai sur les tiens.
— Jamais, traître !
— Je ne suis pas un traître puisque je fais passer les intérêts de ma race avant le reste. Et, si… tu me serviras tel que je l’entends, crois-moi. Tu n’as aucune idée de ce dont sont capables les Sang-Pitié… Tu n’en connais qu’une faible part. Et moi, je suis le pire d’entre eux. Bien pire encore que vous autres Ténébreux… Ah, mes guerriers et moi avons bien ri en constatant que ton seigneur et toi-même gobiez mes explications ! Mes ancêtres, nous les révérons toujours, jamais nous n’avons trahi leurs croyances. Mon peuple attend ce moment depuis trop longtemps. Nous avons été obligés de nous terrer ici, sur ce Plan éloigné, pour nous faire oublier. Vous avez banni notre dieu parce qu’il éclipsait votre pouvoir, et pourtant la revanche a sonné et les Arikaris vont retrouver leur véritable place. Tout en haut de l’échelle du pouvoir.
— Infâme pourceau !
Troghöl retourna Leprín de la pointe de sa botte et se pencha pour le crocheter à la gorge. Il le releva d’un seul bras, sans effort apparent, et le souleva un pied au-dessus du sol. Il tint sa prise tandis que le visage du Légat s’empourprait, asphyxié. Leprín agita faiblement les pieds.
Troghöl le laissa arriver au bord de l’asphyxie avant de le relâcher. Le Ténébreux s’affala une nouvelle fois, toussant, crachant dans la poussière.
— Tu m’amuses tant, Leprín… Je crois que déjà je ne peux plus me passer de toi. Tu te crois si fort, si puissant, si habile… Je vais t’arracher tes illusions, une à une.
— Et mes hommes ? balbutia le prisonnier. Tu comptes en faire quoi ? Les asservir eux aussi ?
— Non, tes Ikshites sont destinés à un tout autre sort… la fête glorieuse dont je t’ai parlé. Oui, je vois que tu comprends : tu vas être aux premières loges pour contempler le Grand Festin !
Troghöl se baissa sur les talons et crocheta le menton du Légat pour lui redresser la tête :
— Dans dix jours, la lune de Mu brillera dans le ciel de Valkyr, le meilleur des moments pour l’invocation.
— Où est l’idole ?
— Ah, je constate avec plaisir que tu connais nos rites. L’idole est en sécurité, cachée. Mes chamans veillent sur elle. Vois-tu, le destin que je réserve à tes gardes va me permettre d’invoquer notre dieu pour communiquer avec lui, car il faut beaucoup de morts et de souffrance pour le faire venir. Le grand Morlok’Uuruh s’incarnera dans Ooom, il nous transmettra alors une part de son essence. Il va nous rendre plus dangereux encore et plus beaux. Mais même le cheptel de Néfiis que je détiens et tes hommes ne suffiront pas. Pour le libérer définitivement du Plan où les tiens l’ont banni, j’ai besoin de bien plus de victimes à sacrifier. Ces victimes, je les piocherai sur les mondes que vous avez conquis. Te rends-tu compte de ce que tu m’as offert, Légat ? Je vais asservir les tiens en toute impunité, grâce au portail noir du Conquérant, grâce aux informations que tu m’as si obligeamment livrées ! Oh, mais je n’agirai pas tout de suite. Je continuerai à servir, à infiltrer vos plans, à me nourrir de vos faiblesses. Les seigneurs de guerre sont un obstacle, mais les dissensions qui vous animent vous rendent faibles. Je vais m’occuper à monter les Puissants les uns contre les autres, jusqu’à ce qu’ils s’entre-déchirent. Je serai libre alors de les remplacer par les miens. Peu à peu, je vais isoler ton maître. Il ne pourra plus se reposer que sur moi. Je vais me montrer indispensable, incontournable, il n’aura pas le choix… Et lorsque nous serons prêts, lorsque les seigneurs de guerre auront été éliminés et remplacés par mes fidèles alors je m’occuperai du Roi-Sorcier, et je prendrai sa place, sous tes propres yeux, oui, tu y assisteras, mon bouffon… Dès lors, plus rien ne pourra entraver la renaissance des Sang-Pitié. Éclairés par la lune de Mu, protégés par le pouvoir du Morlok’Uuruh, nous déferlerons sur l’univers des Plans, pour conquérir et asservir. Pour régner, comme nous aurions dû le faire depuis longtemps… Oui, nous allons retrouver notre gloire, et tu seras là, spectateur inoffensif, démuni. Tu seras là pour témoigner de la déchéance des Ténèbres.
— Maudit sois-tu, Troghöl ! Si je pouvais…
La main du prince se détendit pour aller frapper Leprín au visage.
— Silence, esclave ! Désormais, tu ne parleras que lorsque je t’interrogerai !
D’une bourrade, il envoya son captif dans les bras de deux guerriers arikaris. Les Ikshites sans défense furent désarmés, rossés, attachés et parqués dans l’enclos avec les êtres à peau verte.
— Je vais chercher l’Adhan et prendre sa tête. Je reviendrai dans une semaine. Je te laisse ici, sous la garde de mes chamans. Profites-en pour te reposer, bouffon, prépare-toi pour le Grand Festin.
Le N’Dalloch avait fini son discours, il rallia ses sang-coureurs et quitta le village. Il était temps de se plonger dans la chasse véritable.
Lancés à pleines foulées, les Arikaris se mirent à scander d’une voix rauque :
— Nous sommes les tueurs, les Sang-Pitié. Nous, les tueurs. Nous buvons le Sang, nous crachons sur la Pitié ! Nous, les tueurs, les Sang-Pitié.
Sang ! Pitié ! Hache, hache ! Sang ! Pitié ! Nous, les tueurs, les Sang-Pitié. Hache, hache et traque ! Hache, hache et tue !
Nous sommes les tueurs, les Sang-Pitié !
Leprín ne fut pas conduit dans le corral aux esclaves mais confié à deux guerriers, puisque destiné à un sort autre que celui de ses hommes. Deux guerriers seulement car il était sans défense, sans arme – et pour invoquer sa magie, il avait besoin de sang frais. Mais son esprit travaillait à pleine vitesse. Il devait s’échapper et vite. Impossible de contacter son maître, le prince lui avait confisqué sa pierre-de-contact.
Les Arikaris avaient un gros défaut, il avait fini par s’en rendre compte. À force d’être parqués sur ce Plan, sans véritable adversaire digne de ce nom, ils étaient devenus bouffis de confiance… Ils avaient ainsi attaché son aiguillon à l’aide d’une corde, et non pas d’une chaîne, les imbéciles ! Leprín invoqua le pouvoir vibratoire de sa queue, tirant sur l’attache jusqu’à la faire glisser à hauteur de la lame d’os qui ornait son appendice, et l’aiguillon se mit à mordre dans le chanvre.
Prétextant que la peur du N’Dalloch avait distendu ses intestins, Leprín demanda d’un ton humble à pouvoir se soulager. La confiance aveugle qui animait ses vainqueurs les poussa à accepter et les Arikaris le firent avancer à coups de bourrades derrière la hutte, droit sur la fosse d’aisance. Le Légat sentait la corde se détendre, toron par toron.
Arrivé devant la fosse, un simple trou entouré de planches, il se cassa en deux, se mit à tousser, rota, deux fois, provoquant les gloussements moqueurs de ses gardes. Leprín se retourna brusquement sur eux, la bouche grande ouverte. Le Crachat des Ténèbres, un nuage composé d’une masse noirâtre et nauséabonde agitée de filaments hachurés, jaillit d’entre ses lèvres pour exploser sur le visage du premier des Arikaris. La chair de ce dernier fut rongée par l’ichor, cloquée, impitoyablement brûlée. Leprín n’attendit pas qu’il s’effondre ; il asséna un coup de tête dans le visage du second guerrier dont il brisa le nez. Son aiguillon d’os acéré finissait son ouvrage. Libéré, l’aiguillon frappa l’aine du Sang-Pitié, s’enfonçant dans la chair pour accroître la blessure. Leprín avait visé juste, tranchant l’artère de son ennemi qui mourut en quelques secondes. Il plongea sa bourse de sang – outil indispensable à son art et qui ne le quittait jamais – dans la blessure ruisselante. Une fois la bourse remplie, il s’empara d’un poignard, d’une hachette, laissant le premier arikari agoniser, tellement choqué par la douleur qu’il ne pouvait plus crier.
Le Ténébreux se tourna en direction du camp. Personne n’avait repéré l’affrontement.
Il courut, dépassa la fosse, s’enfonça dans la canopée, de nouveau libre.