Chapitre 30

 

 

Reshgar’h, le pisteur de Leprín, n’avait eu aucune peine à retrouver le village qui intéressait tant son maître. Il lui avait toutefois fallu trois bonnes heures d’une approche prudente et réfléchie pour repérer un endroit adéquat à sa mission d’espionnage. Il avait ensuite attendu la tombée du jour avant de ramper mètre après mètre, priant pour ne pas rencontrer de reptiles. Il finit par trouver un poste camouflé acceptable, allongé sous un massif de ronces, à cent cinquante mètres de la position des Sang-Pitié.

La nuit était claire, peuplée d’ombres. Du village éclairé de torches et de braseros provenaient des gémissements de douleur, des plaintes aiguës, des exclamations passionnées, des rires cruels. Ces sons se mélangeaient en une mélopée dérangeante qui ébranlait insidieusement les nerfs du guerrier scarifié.

Dans les tremblements de lumière cramoisie, Reshgar’h avait pu voir ce que les Sang-Pitié infligeaient à leurs esclaves, ces êtres à peau verte. Le pisteur ikshite avait la bouche sèche, la cervelle en fusion. Ses traits s’étaient figés en un masque de dénégation et de dégoût.

Jusqu’alors, dans sa longue et tumultueuse existence, la violence et la torture ne l’avaient jamais gêné outre mesure. Après tout Reshgar’h était un guerrier ikshite, il avait participé à de nombreux raids et il en fallait beaucoup pour l’effrayer ou le rebuter.

Mais le spectacle auquel le guerrier ténébreux assistait en secret était pire que le pire de ses cauchemars.

Il voyait l’Abomination.

Exprimée dans ses pires travers, ses extravagances démentes, ses appétits obscènes et ravageurs. Ses joies et ses jouissances maléfiques.

Sa cruauté sensuelle et sa beauté pourrissante.

Exhalant son odeur acre, épicée, brûlante. Son fumet à la fois tentateur et délétère.

Et non seulement Reshgar’h la côtoyait, en témoin involontaire, dans toute son intensité… mais il savait ce qu’elle signifiait, ce qu’elle annonçait. Le pisteur connaissait les anciennes histoires, les horreurs passées, qu’on ne partageait qu’à voix basse au coin du feu, un gobelet d’alcool fort en main, après avoir fait le signe contre le mauvais œil.

Le guerrier ikshite frémit. Ce que les Sang-Pitié accomplissaient ce soir en matière de barbarie trouvait écho dans un passé lointain, résonance d’un indicible pouvoir que le peuple ténébreux pensait révolu.

Le Légat Leprín devait absolument être informé de cette résurgence.

Estimant en avoir assez vu, Reshgar’h recula, toujours en rampant, faisant preuve de son habituelle aptitude à la discrétion. Une fois extirpé du buisson de ronces sous lequel il s’était tapi, il se redressa et recula prudemment dans les fourrés. Soudain il se figea, alerté par une angoisse diffuse.

Un craquement dans les broussailles à sa droite. Un autre, derrière lui.

Reshgar’h obliqua sur sa gauche avec lenteur, pour ne pas trahir sa position. Tout aussi lentement, il dégaina sa dague dentelée. Il n’eut pas le loisir de s’en servir.

Un souffle d’air devant lui. L’Ikshite n’eut que le temps de se jeter en arrière. Une douleur vive déchira sa joue. Si soudaine qu’il en laissa tomber son arme. Il était blessé et le sang coulait déjà. Reshgar’h repoussa son agresseur d’un coup d’épaule, le dépassa et se mit à courir, droit devant lui.

Ce n’était plus le temps de la prudence, mais celui de la survie.

Derrière lui, des ombres mouvantes se rassemblèrent avant de s’élancer à sa poursuite.

 

Reshgar’h courait toujours, dévalant une petite butte de terre noire. La plaie de sa joue avait fini par sécher au rythme de sa fuite mais elle l’élançait régulièrement.

Harcelé par les Sang-Pitié, il courait de toute la force de son désespoir. Usant de son second poignard, le guerrier scarifié en avait abattu deux qui prétendaient lui barrer le chemin. Il pensait avoir semé les autres et commençait à se détendre, songeant à faire halte, le temps de reprendre son souffle. Parvenu en bas de l’éminence, il s’arrêta, les mains sur les hanches, aspirant l’air à grandes goulées.

Trois secondes plus tard, il perçut un nouveau bruit de course trop proche.

L’ikshite se retourna. Du haut de la butte, Skärgash se découpait dans la lumière blanche de la lune, le visage grimaçant. Reshgar’h reprit sa fuite. De sa hachette, le Sang-Pitié visa le pisteur, le laissant avancer trois mètres avant de relâcher son bras. L’arme tournoya vers le bas, avant de finir sa course dans l’arrière de la cuisse de l’ikshite.

Un lancer parfait, judicieux.

Le pisteur s’écroula, incapable de garder son équilibre.

Skärgash fut sur lui en trois bonds. Du pommeau de son poignard, le Sang-Pitié frappa Reshgar’h sur le crâne. Il le retourna violemment et s’assit sur la poitrine de l’homme, bloquant ses bras sous le poids de ses genoux.

— Tst-tst-tst, tu pensais t’en tirer ? Personne n’échappe à Skärgash, le Sang-Tueur !

— Fous, qu’osez-vous faire ? éructa Reshgar’h, malgré le poids qui pesait sur sa poitrine. Avez-vous conscience de ce que vous perpétrez ?

— Aaah, tu as reconnu nos rites ! Cela ne fait que rendre ton destin plus intéressant à mes yeux et ce destin, j’en suis devenu maître. Tu as de la chance car je pourrais te ramener à notre camp et te faire partager le sort de nos esclaves. Mais je préfère te garder pour moi seul… À présent, nous allons partager mon jeu préféré : moi je vais te faire mal et toi tu vas souffrir, je vais rire et tu vas crier !

Reshgar’h lui cracha au visage. Skärgash fracassa sa joue indemne d’un revers du manche de sa dague. Il essuya la salive de l’ikshite, un petit sourire aux lèvres. Puis, sans rien ajouter, il éleva lentement sa lame devant le visage du pisteur. La pointe d’acier se rapprocha de l’œil droit de Resgar’h.

Les yeux de Skärgash brillaient d’une folie soudain libérée.

Un cri dans la nuit, aigu et désespéré. Une plainte délicate. Un râle essoufflé.

Enfin, un rire malsain, d’une densité, d’une tonalité inhumaines.