Chapitre 25

 

 

Le surlendemain, les Spectres quittaient la savane, après avoir laissé passer trois patrouilles sans être repérés. Ils retrouvèrent la jungle mais celle-ci était moins dense, moins étouffante, les sentiers plus larges, avec une végétation plus accueillante.

L’eau posait de nouveau problème. Et Cellendhyll ne voyait pas comment le résoudre. Jusqu’à présent, aucun des Sang-Pitié qu’ils avaient abattu ne transportait de gourde, et l’eau des mares qu’ils croisaient sur leur chemin était toujours imbuvable. Et cette fois, pas de pluie pour les sauver.

 

Élias revint de son poste avancé, la mine soucieuse. Il avait découvert un village, apparemment désert. Après avoir étudié les lieux du haut d’un arbre, Cellendhyll distribua les rôles.

Se couvrant les uns les autres, séparés en trois équipes, ils infiltrèrent les lieux. Composé de huttes rondes au toit en feuilles de palme regroupées autour d’un grand corral, cerclé d’épais rondins, le village se révéla véritablement abandonné.

Ni provision, ni eau.

Ils repartirent, les épaules basses, harcelés par la soif. L’Adhan, pourtant, refusait de céder au découragement. Sans s’en rendre compte, chaque jour, il insufflait aux autres l’énergie et l’espoir nécessaires pour continuer.

Toujours aucun signe d’un autre cœur nodal que celui du sud, trop éloigné à présent pour éveiller la magie de l’artefact.

Ils s’engagèrent sur un nouveau sentier, qui serpentait entre les fougères, les frangipaniers blancs, mauves ou roses, les flamboyants petit-rouge, les rekras aux lianes tombantes et corrosives, les palmiers, les antigons, les hoyas et les clianthus. Les cors de chasse résonnaient parfois, mais de trop loin pour être vraiment alarmants.

Au début de l’après-midi, Élias signala un nouveau village. Ce dernier, contrairement au précédent, paraissait habité. Prenant toutes les précautions d’usage, les Spectres trouvèrent un poste d’observation caché.

Le hameau était bel et bien habité, et de sinistre manière. Douze huttes, trois feux éteints, deux auvents à marchandise, un enclos vide.

Devant les huttes, un demi-cercle d’épais poteaux runiques étaient plantés dans le sol. Sur ces pieux, les corps nus, écartelés, d’une demi-douzaine de créatures rondouillardes à peau verte et glabre, les yeux globuleux, une crête d’os rouge sur le dessus du crâne. Les captifs avaient été partiellement écorchés, leur sang coulait, vert. Difficile de dire s’ils vivaient encore.

Vêtu d’une simple robe de cotonnade brune, un prisonnier différait des autres, de par sa peau pâle et sa chevelure blonde, sa taille supérieure et sa maigreur. De plus il ne semblait pas avoir été torturé.

Autour des captifs, des guerriers arikaris, que Cellendhyll reconnut à leur apparence. Armés de haches à manche court, de dagues ou de lances, des plumes colorées fichées dans la crête de leur chevelure, les Sang-Pitié se moquaient de leurs captifs.

À la base des poteaux de torture avaient été creusées des rigoles qui se rejoignaient pour aller se déverser dans une grande cuvette au centre du dispositif. Inutile d’être un sorcier pour comprendre l’utilité de ces préparatifs. Les canaux servaient à recueillir le sang des suppliciés, probablement destiné à nourrir quelque sombre incantation magique. Un Arikari différent des autres  – il portait une longue tunique pourpre et jaune au lieu du costume de chasse, et sa crête arborait un violet soutenu  –, était occupé à surveiller le niveau de remplissage de la cuvette.

Cellendhyll porta la main à l’une des poches de son gilet, qu’il dégrafa pour saisir sa longue-vue miniaturisée. Il fit le point sur le camp. Une quinzaine d’Arikaris, donc. Six suppliciés de race inconnue et le septième, a priori humain. La lunette se posa sur ce dernier. Cellendhyll n’en crut pas ses yeux. Cet homme au visage maculé de poussière, il le reconnaissait à son long nez, à son regard myope, cette fois dépourvu de ses habituelles grosses lunettes à montures noires.

Maurice !

Que faisait-il ici, celui-là ? La dernière fois que l’Adhan avait vu l’excentrique armurier, c’était à Véronèse, lorsqu’il rendait ses adieux à la tombe de Devora Al’Chyaris.

Après avoir lancé une plaisanterie qui fit éclater de rire ses camarades, un Arikari se rapprocha d’un prisonnier pour l’égorger avant de lui cracher au visage. L’agonie fut détaillée et commentée par ses camarades comme s’ils partageaient le plus excitant des amusements. Le sang de la créature s’écoula jusque dans la rigole, dont les parois avaient été huilées pour faciliter le transit. Le liquide émeraude alla rejoindre la cuvette, filet par filet, à la satisfaction du chaman.

L’attention de l’Adhan revint sur Maurice, le seul qui semblait encore vivant.

Les Arikaris rirent encore, se moquant de celui-ci. L’un d’eux le souffleta, tandis que le chaman brassait le sang récolté à l’aide d’une longue cuillère en os.

 

La joie malsaine qui animait les guerriers hérissa les sens de l’Ange du Chaos. Il se retrouva empli de cette colère froide qui le poussait à tuer. Sans compter qu’il en avait assez de fuir, qu’ils avaient besoin de l’eau et des provisions que pouvait receler le village. Le cas de Maurice entrait en compte, aussi. Cellendhyll avait apprécié l’homme, et, si dur soit-il, il refusait de l’abandonner à la torture, à la mort, alors qu’il avait l’opportunité de le sauver.

L’Adhan regarda l’escouade. Les Spectres semblaient partager son point de vue. Ils contemplaient les Arikaris avec une expression qui parlait d’elle-même. La mort allait frapper, pour peu que l’Ange leur en donne l’ordre.

Par signes, il leur indiqua la marche à suivre, distribua les cibles respectives, annonça le compte à rebours. Comme de coutume, Estrée et Lhaër furent désignées pour rester en couverture. Elles n’interviendraient qu’en cas de besoin. Melfarak se tapit six pas sur leur gauche, dans un bosquet de hautes fougères. Les autres rampèrent dans les herbes pour gagner leurs positions.

Dès le décompte de Cellendhyll achevé, poussant un rugissement d’ours furieux, Bodvar se rua sur les Arikaris, sa grande épée avide de sang. Un rictus de défi aux lèvres, Khorn chargeait lui aussi, tout aussi gourmand de sang et de violence. Les deux guerriers du Chaos déboulant ainsi ne pouvaient que mobiliser l’attention sur eux et les Arikaris se tournèrent dans leur direction. Alors Faith et Dreylen surgirent dans le dos des deux ennemis les plus éloignés, chargés de couvrir leurs camarades. Chacun des deux Spectres égorgea sa cible respective. Depuis les fougères, l’arbalète d’Élias siffla, faisant tomber un guerrier, tandis que les flèches de Melfarak en éliminaient trois autres, coup sur coup.

Cellendhyll se servit de ses dagues de jet en méthalion pour tuer deux adversaires.

Bodvar évita une attaque d’un revers de hache et riposta d’un large moulinet de son épée qui trancha son opposant en deux. En trois coups de hache, Khorn brisa la défense de l’Arikari qui prétendait l’affronter. Après quoi il le décapita.

Passé l’effet de surprise, les Sang-Pitié avaient déjà perdu les deux tiers de leur effectif. Ils ne s’émurent pas pour autant, ne montrèrent aucun désir de fuite. Brandissant leurs haches, longues ou courtes, et leurs dagues, ils laissèrent parler à leur tour leur soif de tuer.

Le chaman avait plongé ses mains dans le sang des suppliciés. Il les redressa, dégoulinantes, et les pointa en direction de Faith et Dreylen. Une flèche de Melfarak vola vers lui ; le chaman la détourna d’un revers du poignet, forcé de stopper son incantation. Tandis que Faith et Dreylen continuaient d’affronter leurs adversaires, le chaman agita ses doigts ensanglantés en direction de Melfarak qui s’écroula, aveuglé par la magie du chaman. Ce dernier lâcha un ricanement et reprit les deux Spectres en point de mire. Faith feinta une estocade haute avant de se laisser tomber sur les genoux pour frapper son ennemi au bas-ventre, puis de lui perforer le palais de sa dague. Dreylen para une attaque de hache en croisant ses épées devant son torse, puis tourna sur lui-même et asséna une diagonale basse qui trancha les reins de son assaillant.

Le chaman était prêt à relâcher son sort ; déjà un miroitement se formait autour des deux Spectres.

C’est alors que le Sang-Pitié fut percuté dans le dos par les bottes de Cellendhyll, le corps tendu à l’horizontale. L’Adhan retomba sur le sol, se rétablit, empoigna son adversaire par les pans de sa tunique, l’étourdit d’un violent coup de tête, et lui plongea la tête dans la cuvette de sang. Le sorcier se débattit, pour respirer, pour sauver sa vie. Mais la poigne de Cellendhyll se révéla trop puissante pour lui et le Sang-Pitié mourut, noyé dans le sang de ses victimes, accompagné du sourire cruel de l’Adhan.

Un Arikari allait planter sa hache dans les reins de Bodvar, mais Élias l’abattit d’un carreau d’arbalète. Khorn et Bodvar avaient pris un guerrier en tenaille. Le blond frappa vers le haut, l’homme noir vers le bas. L’Arikari tomba sur le sol, découpé en trois segments distincts. Khorn riait.

Le dernier des Ténébreux en vie s’élança sur la piste pour sauver sa vie. Une dague de méthalion de l’Ange et celle en acier blanc de Dreylen rivalisèrent pour l’abattre. Elles l’atteignirent toutes deux, à la nuque et au creux des épaules, pour l’envoyer baiser la mort, affalé dans un fourré.