Chapitre 36
La Fille du Chaos fut happée par le bras et redressée sans ménagement. Elle cligna les yeux et constata qu’elle était entourée par les Spectres, leurs visages figés par la stupeur et la peine. Les Sang-Pitié avaient subitement abandonné la partie, rompant le combat en un instant pour disparaître dans les profondeurs de la jungle. Le feu s’était consumé quelques secondes plus tard, permettant enfin au commando de se regrouper. Cellendhyll, qui l’avait ainsi empoignée, aboya :
— Réveille-toi ! Tu veux connaître le même sort ?
Elle le regardait, noyée dans un néant de tristesse.
Il gifla sa joue indemne.
— Par tous les Chaos, Estrée, reprends-toi ! Tu veux te faire tuer ?
— Et quand bien même ? cracha-t-elle.
— Ce n’est pas ce que Lhaër aurait voulu. Moi aussi, je déplore sa mort, mais ce n’est pas en nous suicidant que nous pourrons l’honorer. Continue de te battre comme tu l’as fait ces derniers jours, Estrée, continue de me montrer que je peux compter sur toi. Souviens-toi de ce que tu m’as dit… Ne me déçois pas.
Les paroles de l’Ange firent leur effet. Estrée se dégagea d’un mouvement des épaules et recula, fièrement campée sur ses jambes.
Parce que tu es là, à mes côtés, parce que ta force nourrit la mienne, je serai forte, moi aussi.
— Tu as raison, dit-elle. Malgré la mort, je ne dois pas abdiquer… Mais si tu me touches encore de la sorte, je te brise le nez !
Cellendhyll éclata d’un rire bref mais soulagé :
— Je préfère ça, ma belle, je préfère nettement ça !
Il se tourna vers les Spectres, de nouveau grave :
— Vous autres, sachez que je ressens la perte de Lhaër au moins autant que vous. Mais nous devons avancer, les Sang-Pitié nous ont retrouvés. Ils ne vont plus nous lâcher.
Bodvar refusa d’abandonner la dépouille de Lhaër, qu’il saisit religieusement dans ses bras. Cellendhyll s’apprêtait à refuser mais devant les traits ravinés de chagrin de Bodvar, il se ravisa.
Ils filèrent en direction du nord. Les Sang-Pitié s’étaient esquivés vers le sud mais ils ne devaient pas être loin.
Maurice était toujours là. Il n’avait pas bougé depuis le début des hostilités et aucun des Sang-Pitié ne s’était intéressé à lui, comme s’il était invisible pour eux. Il avait assisté à tout ce qui venait de se produire, en témoin silencieux. Il suivit pourtant, sans se faire prier.
Une tristesse effroyable étouffait leur cœur, minait leur courage. S’il y avait bien une personne qui s’était attirée l’affection de l’ensemble des Spectres, c’était bien Lhaër.
Melfarak ferma la marche, avançant en crabe, son arc prêt à cracher. Il pleurait.
*
Tapi dans les herbes, Skärgash les regarda s’éloigner, sa large bouche étirée dans un sourire cruel. Le plan qu’il avait appliqué était simple, proposer une diversion suffisante aux guerriers ennemis pour atteindre la cible désignée par le N’Dalloch : cette petite femme aux cheveux rouge, la guérisseuse.
Adaptée à plus petite échelle pour les circonstances, cette tactique avait maintes fois fait ses preuves dans le passé, utilisée à l’origine par les Sang-Pitié pour abattre les chefs ennemis au sein même de leur armée. C’est ainsi que Skärgash avait obtenu son rang de Sang-Tueur.
Il avait sacrifié les siens. Une chose parfaitement normale pour la mentalité arikarie. Du reste, ceux qui avaient péri dans les duels étaient volontaires. Tuer l’un des guerriers étrangers dans un face à face de ce genre eut été pour eux, jeunes guerriers, une source de grand honneur.
Avec cette stratégie, les Arikaris auraient pu tenter d’annihiler l’ensemble du groupe chaotique mais tels n’étaient pas les ordres du N’Dalloch, tel n’était pas son but. Il voulait au contraire que les étrangers meurent un à un. Avant de pouvoir tuer l’Adhan de ses propres mains. Skärgash aurait bien aimé garder l’une des deux femmes brunes pour lui, et il espérait pouvoir encore en toucher un mot à son seigneur. Il ricana en silence. Désormais, les guerriers du Chaos avaient perdu leur principal atout. Plus personne ne pouvait les soigner.
Tout au contraire, la perte de leurs hommes n’empêchait pas les Sang-Pitié de dormir. Seuls les faibles mouraient. Le combat était bien le meilleur moyen de faire le tri.