Chapitre 16
Lhaër et Faith s’entendaient bien. Étant les deux seules femmes du commando, elles auraient pu devenir rivales, mais elles avaient d’instinct préféré la camaraderie.
— Je ne supporte pas cette Estrée… je vois bien que tu l’apprécies mais si tu savais comme elle m’énerve !
Lhaër regarda attentivement Faith.
— Ah, toi aussi, toi aussi tu soupires après lui !
— Quoi, moi aussi ? De qui parles-tu ?
Lhaër rit :
— Ma parole, mais moi aussi je vais finir par m’intéresser à notre beau commandant !
— Hein ? Tu crois que moi… ? Lhaër, tu te trompes ! Cela n’a rien à voir avec moi. Mais à force de lui tourner ainsi autour, cette femme va finir par le déconcentrer.
— Oui, bien sûr… Mais Cellendhyll ne semble pas vraiment réceptif, n’est-ce pas ? Et il me semble avoir trop de métier pour faire une telle bourde.
— Peut-être… je ne sais pas. Je ne le comprends pas…
— Ces hommes, hein ! Ce sont rarement les plus simples ou les plus gentils qui nous attirent !
Elles s’esclaffèrent. Lhaër finit par reprendre :
— Écoute, Faith, j’aime bien Estrée et je la respecte. Elle a beaucoup souffert par le passé, elle est seule, désemparée. Et pourtant elle se bat pour vivre, elle ne cède en rien devant les embûches ou la fatalité.
— Tu es une vraie mère poule, Lhaër. Toujours prête à excuser, à défendre ou à soigner. Pour ma part, je ne pense pas que cette fille soit comme tu la décris. Je pense qu’elle te trompe. Je pense qu’elle est experte en manipulation. Et sache que je n’ai aucune intention de la fréquenter.
— Es-tu sûre de ne pas me dire cela uniquement parce qu’elle est ta rivale ? Parce que vous vous partagez les faveurs du commandant ? Enfin vous aimeriez…
— Tu es dure avec moi.
— Non, je veux juste te faire voir la réalité en face, sans faux-semblants. Et j’ajouterai, Faith, qu’Estrée semble aimer véritablement Cellendhyll. D’un amour profond, qui n’a jamais été payé de retour… Et toi, notre beau commandant, l’aimes-tu vraiment ou désires-tu seulement coucher avec lui ?
La guerrière aux yeux violets fronça les sourcils :
— Je ne sais pas. D’ailleurs, je n’ai jamais dit qu’il m’intéressait.
En son for intérieur, elle avait une réponse bien différente.
Ce n’est pas seulement pour coucher, ma belle… Je doute même que dans les bras d’un autre, si talentueux soit-il, j’arrive à l’oublier.
— Une dernière chose, dit encore la rousse. Je vous apprécie toutes les deux et je refuse de prendre parti pour l’une ou l’autre. Mais si tu agis mal envers Estrée, tu perdras ma considération.
— Le message est passé. Rassure-toi, même si je ne tiens pas à la côtoyer, je ne suis pas du genre à éliminer mes rivales. Peux-tu en dire autant d’elle ?
— Bon, soupira Lhaër, je vois que j’argumente en pure perte. Je te laisse.
À peine la guérisseuse partie, les traits de Faith retrouvèrent leur pli de mécontentement. Elle resta jusqu’au soir sans desserrer les lèvres.
La soirée étalait sur Valkyr son manteau sombre au velours piqueté d’étoiles.
Cellendhyll avait suivi Estrée dans les fourrés bordant le camp. Méfiant à son égard, il voulait savoir ce que la jeune femme allait faire à l’écart du bivouac.
Une fois à l’abri des regards, la Fille du Chaos resta un temps à regarder la magnificence du ciel nocturne. Enfin, elle ouvrit un petit sachet de peau et en tira une feuille d’argent qu’elle entreprit de croquer.
— Que fais-tu là, Estrée ?
L’héritière d’Eodh sursauta, avala son morceau de feuille avant de se reprendre :
— Comme tu le vois, je mange… C’est une plante que m’a donnée Lhaër pour combattre mes allergies. Tu peux lui demander, si tu penses que je mens.
— Oh mais je te crois. Ça a l’air efficace au moins, tu as meilleure mine depuis quelques jours… J’en profite pour te dire… Enfin… J’aurais voulu te consacrer un peu plus de temps, discuter avec toi, savoir comment tu allais. Mais…
— Ne te fatigue pas, Cellendhyll. Je vois bien que tu es débordé. Écoute, tu tombes bien. Je voulais moi aussi… Voilà, je suis désolée d’avoir été si rancunière, je déteste me sentir piégée et je t’en ai voulu.
L’Ange parut soulagé :
— Hé bien, je ne m’attendais pas à un tel revirement. Après tout, j’ai mis ta vie en jeu. Ce serait une excellente raison de m’en vouloir !
— Je t’en ai voulu, oui, mais ce n’est plus le cas. Je ne veux vraiment pas te faire la guerre, Cellendhyll.
— Et que me vaut ce changement d’attitude ?
— Je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de te l’avouer… Mais tu m’intéresses…
— Que dis-tu ?
— Cellendhyll…
— Quoi…
Elle agrippa sa tunique et se hissa vers lui. Le fixa un instant. Et l’embrassa. Cellendhyll ne s’y attendait pas. Il fut plus déconcerté encore en se surprenant à répondre sans retenue au baiser de l’héritière du Chaos.
Ce fut un long et profond baiser, suave, excitant. La langue d’Estrée était vive et chaude, caressante. Sa bouche avait un velouté exquis. Et son corps qui se pressait contre lui, si désirable soudain…
— Commandant ?
Cellendhyll se défit de l’étreinte d’Estrée et recula d’un pas, le visage lisse de toute expression.
— Quoi, Faith ?
— Votre ami veut vous voir.
La Fille du Chaos foudroya la guerrière du regard. Faith répondit d’un petit sourire ironique. À grandes enjambées rageuses, Estrée retourna au bivouac.
Cellendhyll s’apprêtait à lui emboîter le pas, mais Faith l’agrippa par l’avant-bras pour l’arrêter. Elle se haussa sur ses talons et, à son tour, s’abandonna à lui dans un baiser enflammé.
Dépassé, l’Ange y répondit avec autant d’ardeur que le précédent. La langue de Faith était fraîche et mutine, elle le défiait, provoquant une nouvelle érection.
Faith finit par rompre le contact.
— Ainsi, vous pourrez comparer, commandant. Ce n’est que justice, si vous devez faire un choix…
Sur cette tirade, elle regagna le campement de sa démarche fluide.
Cellendhyll resta un bon moment la main posée sur sa bouche, l’esprit tourbillonnant, oublieux de la jungle et ses dangers.
Mais qu’est-ce qu’elles me veulent, ce soir ? Vous allez me laisser tranquille, oui ? Vous croyez que c’est le moment ?
Mais chasser ces deux femmes de son esprit n’était pas si simple. Les comparer ? Mais comment les départager ? Il songea à l’une puis à l’autre. Différentes mais toute aussi séduisantes et troublantes l’une que l’autre. Estrée avait la classe et le soyeux du meilleur des grands crus… Faith, la fraîcheur et l’énergie farouche d’une forêt au printemps.
Troublé, l’Ange l’était. Comment ne pas l’être, face à ces deux femmes superbes, chacune à sa manière. Si je devais choisir, laquelle devrais-je élire ?
Non. Ce n’était pas le moment de se laisser aller à de telles réflexions. Il avait trop d’expérience pour céder à ce type de tentations. Cellendhyll dut cependant mobiliser toute sa volonté pour les chasser de son esprit. Ou du moins pour les remiser dans un coin de ses pensées, les ranger précieusement pour pouvoir les retrouver.