Chapitre 54

 

 

La lune brillait de toute sa force, délivrant sa lumière pâle avec prodigalité.

Maurice venait de pénétrer dans une clairière d’herbe accueillante. Les bruits habituels de la nuit lui parvenaient, étouffés. Malgré sa maigre stature, il semblait avancer sans effort, en dépit du poids de Cellendhyll qu’il portait en travers de ses bras. En dépit surtout de la hache qui était plantée dans son dos. D’avoir porté l’Adhan jusqu’ici à travers la jungle avait agrandi sa blessure et aggravé l’hémorragie.

Maurice déposa doucement Cellendhyll sur le sol. Son bras s’étira en arrière au-delà des limites du possible et sa main arracha l’arme arikarie qu’il lança dans l’herbe. Puis, il tomba sur les genoux.

— Je suis fatigué.

Maurice allait trépasser, il le savait et prenait la chose tout à fait sereinement. Il avait appris à reconnaître ce genre d’instant, à s’y accommoder.

Il rassembla ses dernières forces pour dévêtir Cellendhyll tout entier, veillant à ce que ce dernier soit bien illuminé par le chatoiement lunaire. Cet ultime effort accompli, il s’écroula, un sourire las sur les lèvres.

Il ferma les yeux. La vie le quittait. Il murmura d’un ton faible :

— Ainsi la prophétie que j’avais faite se révèle exacte. L’Ange du Chaos m’a retrouvé, je l’ai servi en le sauvant. À présent, je vais mourir.

Il leva un doigt au ciel, attendit quelques secondes, et renchérit :

— Ma première prophétie se réalise et je n’ai pas de jus de carotte pour fêter l’événement !

Maurice ferma les yeux et mourut dans la seconde suivante.

Tout le sang qu’il avait versé derrière lui, sillonnant sa marche, disparut comme dissous dans l’air ambiant.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. La dépouille de Maurice allongée à quelques pas du corps de Cellendhyll.

Enfin, ce dernier ouvrit les yeux.

— Ce n’est pas possible, murmura l’Adhan en bougeant précautionneusement.

Il avait mal partout, ses muscles le brûlaient, ses plaies le lançaient… Mais ces douleurs étaient synonymes de…

— Je suis vivant !

— En effet, confirma une voix calme venue de sa droite. Heureux de vous voir de retour parmi nous.

L’Adhan était allongé dans la clairière, son corps dénudé baigné entièrement par les rais de la lune de Valkyr. Maurice était assis à côté de lui, revêtu de sa robe brune et de ses sandales. Ses lunettes à grosses montures noires de nouveau posées sur son long nez. Cellendhyll se toucha la poitrine, les cuisses :

— Comment est-ce possible ? J’ai plongé dans le précipice. J’aurais dû m’y fracasser. Que s’est-il passé ?

— Je… je suis intervenu, avoua l’homme blond, les traits crispés par la gêne.

— Mais… de quelle manière ? Parlez enfin ! Vous ne faites rien pendant tout le voyage, excepté nous trouver à boire, vous ne vous exprimez que par énigmes et soudain vous vous servez de pouvoirs secrets.

Maurice se leva, et battit des bras, agité :

— Ne comprenez-vous pas ? J’ai transgressé mes instructions. J’ai agi alors que j’étais destiné à rester neutre !

Le visage de l’Ange se contracta. En dépit de ses blessures, il se sentait suffisamment fort pour châtier l’étrange bonhomme. Il se redressa d’un bond, empoigna l’autre par le col de sa tunique et le secoua :

— Vous avez laissé mourir les Spectres !

— Ce n’est pas de ma faute, se défendit Maurice, sans pourtant chercher à se défaire de la poigne de l’Ange. J’avais les mains liées, du moins je le croyais. Vous voir si proche de la mort a brisé quelque chose en moi. Un conditionnement imposé par mon maître. En quelque sorte, vous m’avez libéré.

Malgré sa colère, Cellendhyll se rendit compte qu’il était incapable d’en vouloir réellement à son interlocuteur. Il le libéra. Maurice se rassit, comme si de rien n’était et poursuivit, la tête basse :

— Vous n’imaginez pas la portée de ce qui s’est produit aujourd’hui, messire. D’ailleurs moi non plus… Les conséquences sont incalculables. Elles échappent à toute expertise… Je dois organiser mes pensées. Marquons une pause si vous le voulez bien, tout cela est trop nouveau, trop confus : toutes ces pensées s’entrechoquent dans ma tête. Les échos étirés du passé, les lumignons étincelants du futur, et les couleurs moirées du présent… Avez-vous faim ou soif ? Il y a une source à deux pas dans cette direction, l’eau est bonne, et j’ai cueilli ces fruits pendant votre sommeil. Ils sont succulents. Restaurez-vous, après nous reprendrons notre conversation.

Les fruits avaient la forme de mangues, recouverts d’une épaisse peau granuleuse, jaune, parsemée de taches mauves. Cellendhyll en saisit un qu’il éplucha avant de le goûter. Un goût de pâte d’amande, avec une pointe de safran. De quoi apaiser sa faim, à sa grande surprise. Il se rendit jusqu’à la source indiquée par Maurice et s’accroupit pour boire. L’eau était fraîche et douce. Il en profita pour se laver.

Il avait survécu, au-delà de tout espoir. La vie coulait dans ses veines, impérieuse, ses deux cœurs battaient à l’unisson. Il s’étira de tout son long, savourant la caresse de l’air sur son corps. Savourant plus encore sa renaissance inespérée. Déjà les douleurs refluaient, l’influence de son cœur second œuvrant à la reconstruction de son corps.

 

Il revint auprès de son compagnon. Ce dernier n’avait pas bougé.

— Maurice, au risque de me répéter, je ne comprends rien à vos paroles. Mais je vous remercie pour m’avoir sauvé… Au fait, vous avez retrouvé vos lunettes ?

— Ah bon ? Tiens, je ne m’en étais pas rendu compte. Mais passons. Je gage qu’il y a plus important à évoquer. Je vais invoquer un portail. J’en ai le pouvoir. Il vous ramènera sain et sauf dans la forteresse du Chaos, votre patrie.

— Pourquoi ne l’avoir pas fait plus tôt ? demanda l’Adhan trop abasourdi pour replonger dans la colère.

— Parce que celui que j’étais alors ne le savait pas, lui. Mais le problème n’est pas là. Vous devez sauver Faith, prisonnière de ceux qui vous ont trahis.

L’Adhan réagit dans la seconde :

— Pourquoi me parlez-vous de Faith et pas d’Estrée ?

— Parce qu’Estrée a été relâchée par Rosh Melfynn, sa vie n’est pas en danger contrairement à celle de Faith.

Cellendhyll n’essaya même plus de comprendre comment l’homme aux lunettes pouvait savoir de telles choses.

Il croisa les bras et asséna :

— Je vais aller la libérer, mais pas tout de suite. Je dois récupérer ma dague. Je dois tuer Troghöl.

— L’orgueil humain est sans borne, décidément ! Vous privilégiez donc une arme à un être vivant ?

La réponse de l’Ange vint d’elle-même :

— Selon mon expérience, les armes sont fiables.

— Pardonnez-moi de vous le dire, messire de Cortavar, mais je trouve votre argument spécieux.

— Maurice, vous savez où vous pouvez vous le mettre votre spécieux ?

— Et voilà, les mots qui fâchent. Manqueriez-vous d’à-propos ?

— Non mais je manque de patience, surtout envers vous. Alors si vous continuez sur ce ton, c’est avec mon crochet du gauche que vous allez argumenter !

Dans un geste languissant, Maurice posa sa paume au milieu de son front, soupira d’abondance, et s’écria d’un ton lourd de théâtralité :

— La violence encore, la violence qui gouverne le monde, qui gouverne l’humain, l’aveugle et le perd. Toujours cette violence stupide !

Cellendhyll ne put s’empêcher d’éclater de rire. Maurice lui asséna alors un sourire brillant de malice et salua à la manière d’un ménestrel.

— Prenez-le comme vous voulez, Maurice, et parez-le de vos superlatifs, cela ne changera rien : je suis ce que je suis. J’agis comme tel… Je n’oublie rien, ni Faith ni le reste mais je veux ma dague, avant tout.

Faith. Rosh Melfynn, Sequin… Et Dreylen. Non, je ne les oublie pas !

— Vous êtes impossible, messire de Cortavar, j’avoue que je craignais cette réaction !

Soudain nerveux, Maurice se releva et, tout en se frottant les mains, commença à faire les cent pas.

— Je constate que vous êtes inflexible, soupira-t-il en revenant s’asseoir. Il ne sera pas dit que Maurice ne vous aidera pas encore. Sacré Maurice, tout de même, il me surprend à chaque fois !

Cellendhyll soupira. À chaque fois que l’individu  – avec ou sans ses lunettes  – s’exprimait, il se retrouvait englué dans une incompréhension de plus en plus profonde.

— En vérité, poursuivait son interlocuteur, ce genre de réaction est conforme à votre personnage. Heureusement pour vous, Maurice a eu l’excellente idée de figer le temps, en sautant du téléporteur. Oui, vous saviez que le Temps est une notion toute relative. Le temps relatif… Ah, que je suis drôle ! Bon, où en étais-je ?

— Maurice, là, je nage complètement. Vous parlez de vous à la troisième personne, maintenant ?

— Oui, non… Enfin passons… Ce que je tente de vous faire saisir est pourtant simple, écoutez attentivement : le temps n’est pas linéaire. Il existe sous forme de spirales connexes, repliées autour d’une matrice. Cette matrice est le nexus focalisateur qui, tout en tournant sur lui-même, brasse les divers Plans de réalité et les abreuve de son souffle de vie. Je me suis contenté de ralentir la rotation du nexus. Ainsi, les trames du temps vous seront favorables et lorsque vous retournerez au Chaos, il ne se sera écoulé que quelques jours. Je ne peux faire plus pour vous aider.

Cellendhyll se pinça l’arête du nez, tentant de garder son calme.

Je fais quoi, je l’assomme ?

— Allons au plus simple. Je vous repose la question : qui êtes-vous donc, Maurice ?

— La dernière fois, à Véronèse, je vous ai parlé. Cela m’a été reproché. Mon maître… J’ai été puni… Je ne suis pas censé intervenir si manifestement… Je ne suis pas censé interférer. Oh, fi de cette allégeance qui accable mon âme de poète, messire Cellendhyll ! Tant pis… ou tant mieux. Je ne puis rester à simplement contempler. Tenez…

Il ouvrit la main et transmit son offrande à l’Adhan. Une petite pierre violette piquetée d’éclats dorés, plate, chaude au toucher. Une pierre de transfert pour rentrer au Chaos.

— Je vous fais là un cadeau de valeur, messire. Je vous ai sauvé, je vous ai aidé, cela me sera reproché et je vais devoir une nouvelle fois en payer le prix. Ce n’est que justice car j’ai trahi mon serment en agissant dans votre sens. Pourtant, je ne regrette rien de mes actes en votre faveur, sachez-le, quoi qu’il advienne. Car je crois en vous, Hors-Destin, je crois en votre unique destinée bien plus que dans les autres… Je vous ai offert le moyen de rentrer chez vous et je vous ai offert une chance supplémentaire de sauver Faith. Je ne peux faire mieux mais vous conviendrez que c’est un exploit sans nom, n’est-ce pas ? Le vieux Maurice n’est pas rangé des brancards, il me semble !

— Mais comment faites-vous ça ?

— Ah. Vous abordez là un point aussi capital que frustrant. Je n’ai aucune réponse à vous fournir. Lorsque vous me posez une question, j’entrevois la réponse dans mon esprit mais, aussitôt que j’ouvre la bouche, une force étrange me trouble la conscience et je suis incapable de vous offrir une réponse convenable. Je sais que vous l’avez remarqué.

— C’est le moins que l’on puisse dire… Vous êtes fascinant, Maurice et tout aussi déconcertant. Lorsque vous parlez, je comprends les mots pris un à un mais leur assemblage, en revanche, ne veut rien dire pour moi. Ne pourriez-vous être plus clair ? Je voudrais comprendre… Je voudrais…

L’Ange ne put finir sa phrase.

Une colonne de lumière tissée du spectre de l’arc-en-ciel jaillit du ciel en droite ligne, un fin rayon qui atteignit Maurice, et lui seul. Englouti par cette formidable décharge d’énergie, ce dernier fut aspiré par le vortex de lumière aveuglante, qui remonta vers les cieux, dans un foudroiement d’énergie, avant de disparaître avec son butin.

Le calme revint sur la clairière. Sans la disparition soudaine de l’étrange bonhomme, on aurait pu croire qu’il ne s’était rien produit de remarquable.

Toutefois, Cellendhyll, qui n’en croyait pas ses yeux, en resta bouche bée.