Chapitre 65
L’idole avait ouvert les yeux. Instantanément écrasé par un poids qui atteint jusqu’à son âme, Cellendhyll fut brutalement séparé du Hyoshi’Nin. Une langue d’un magenta brillant sortit de la bouche de Ooom et s’étira lentement en direction de l’Adhan. Les Sang-Pitié hébétés contemplaient le spectacle avec délectation. La mort de leur N’Dalloch n’avait pas encore atteint leur conscience anesthésiée par les abus. Ils ne pouvaient se focaliser que sur une chose : la présence du Morlok’Uuruh, dont la voix enfla pour l’homme aux cheveux d’argent, résonnant tel le fracas de l’orage :
— Fou que tu es, tu as osé tuer mon enfant, mon élu ! Pour cela tu vas payer mille fois, petit humain. Je vais t’infliger des vies entières de souffrances, je vais te plonger dans des océans d’agonie…
Lance-moi, palpita faiblement la dague. Ou nous sommes perdus.
— Je vais grignoter ton esprit, bribe par bribe, écraser tes souvenirs un à un, poursuivit l’idole, déchiqueter jusqu’au moindre de tes désirs, je vais les mâcher avant de te les recracher à la figure.
La langue démesurée s’allongeait toujours, centimètre par centimètre, sans hâte mais déjà conquérante, sa pointe frétillant de convoitise.
Lance-moi.
Paralysé par cette masse spirituelle, Cellendhyll ne pouvait plus réagir. Garder la Belle de Mort dans sa main gauche lui demandait déjà un effort extrême. Il eut peur. Terriblement peur. Peur de perdre sa personnalité, son libre arbitre, peur de devenir le jouet du Morlok’Uruuh. Mais même cet effroi ne pouvait le galvaniser.
Lance-moi, dit encore la dague avec un peu plus de force.
Je ne peux plus bouger !
Lance-moi, Cellendhyll, insista la Belle, qui semblait plus proche.
Malgré sa peur, l’Adhan continuait de se débattre, physiquement et mentalement, de résister, de se contorsionner. La langue était à moins d’un mètre de lui. Moins, déjà.
— Lorsque tu ne seras plus qu’une coquille, continua le dieu démon, j’implanterai une part de mon pouvoir en toi, je me servirai de cette force que je sens en toi, latente. Tu seras mon nouveau champion, et tu brûleras l’univers !
LANCE-MOI !
Le hurlement psychique de la Belle de Mort emplit toute la conscience de l’Ange, balayant l’emprise du Morlok’Uuruh. Cellendhyll sentit sa lame tressauter de puissance dans sa main. De nouveau libre de ses mouvements, il se détendit au moment où la langue allait le toucher. Il roula de côté, effectuant un tour complet, se redressa et lança la dague noire sur l’idole.
La Belle de Mort rugit de défi, volant vers son adversaire. Elle se métamorphosa, s’allongeant pour devenir soudain une lance à long manche, une lance pourpre dont la large lame adoptait un dessin élégant, sinueux, un tranchant plus que parfait. Cellendhyll fut parcouru d’un embrasement brutal dans son corps, il se sentit quitter le sol, planant, instrument et non plus acteur, toujours soutenu par cette puissance incroyable. Cette force inconnue le quitta dans l’instant suivant, passant dans la Belle de Mort. La lance volait. La lance toucha, s’enfonçant dans le torse de la statue. Plantée dans la pierre, elle se mit à briller d’un feu rouge qui envahit peu à peu la silhouette de Ooom. L’idole changea de teinte pour prendre peu à peu celle de la Belle de Mort.
— Que me fais-tu ? glapit le dieu des Sang-Pitié. Nooon, pas ça ! Laisse-moi, je pourrai t’apprendre, je pourrai exaucer tout ce dont tu rêves, le moindre de tes désirs…
Mais la dague-lance n’écoutait pas, elle continuait de fouailler le Morlok’Uuruh, de le boire, de l’anéantir.
Les Arakaris dans leur ensemble hurlèrent, leurs sens révulsés d’une douleur extrême, eux qui avaient partagé l’esprit du dieu maudit, qui s’étaient abreuvés au même sang.
La statue entièrement livrée au pourpre explosa dans un déferlement de scintillement flamboyant. Déferlement d’énergie brute et contrariée, issue d’un Dieu entravé et inassouvi, vaincu. Mais ce n’était pas fini.
L’explosion s’intensifia, toujours plus intense, enfin, elle se divisa en un faisceau de rayons cramoisis, chacun allant directement transpercer un Sang-Pitié. Empalés les uns après les autres par les traits de lumière, ces derniers étaient soulevés du sol, s’agitant, grotesques, dans la peur et dans les plaintes, dissous seconde après seconde, rongés par la lumière magique, aspirés jusqu’au dernier fragment, la dernière parcelle de chair ou d’existence, digérés par un néant hargneux et lointain, loin, bien loin, dans une autre des trames de la réalité. Accompagnant cette destruction, un mugissement de douleur à déraciner les arbres résonna dans tout le ciel étoilé, depuis la lune noire, la lune de Mu dont le cerclage rosé s’éteignait, privé de sa source. L’astre, finalement, se désintégra dans une explosion silencieuse d’une intensité ténébreuse qui éclaboussa la nuit de sa noirceur obscène, avant de disparaître à jamais, révoqué de l’univers des Plans, emportant avec elle l’existence, les espoirs et l’avenir de la race Sang-Pitié.
Tout cessa. Un silence assourdissant emplit la cité, comme si Valkyr elle-même retenait son souffle.
Cellendhyll avait retrouvé la terre ferme, vidé de cette force étrangère qui l’avait un instant utilisé comme catalyseur.
Tout ceci me dépasse, songea-t-il en se remettant sur pied.
Il contempla l’esplanade. Les Sang-Pitié avaient disparu, guerriers, chamans, N’Dalloch, avalés sans rémission, exilés, détruits et maudits. Il ne vit pas de trace de Leprín. Peu importait pour l’instant. Il se dirigea vers l’endroit où s’était incarné le Morlok’Uuruh.
La Belle de Mort s’y trouvait, posée sur le piédestal, de nouveau dague, de nouveau sombre.
Il se baissa pour la reprendre et leva sa main armée pour mieux la contempler. Elle avait repris son aspect habituel mais vibrait encore, très légèrement.
Dague ? murmura l’Ange.
C’est bien. Je suis fière de toi.
Cette fois, la voix s’exprimait d’un ton plus fluide, non plus comme un écho lointain. Elle semblait plus proche, d’une vigueur augmentée.
— Que dois-je faire, à présent ?
La vengeance. Ensuite, tu dois chercher Arasùl. Il te mènera à ce que je suis réellement.
Encore cette prophétie ? Arasùl, un nom qui évoquait autant de mystère que de pouvoir. Il allait devoir approfondir la question. Morion, à ce sujet, ne semblait pas pressé de lui fournir des éclaircissements. En savait-il plus qu’il n’en laissait entendre sur la prophétie ? Il verrait.
Mais avant, la vengeance. Oui.
— Tu me connais parfaitement, dague, la vengeance me va comme une seconde peau…
Elle fait partie de moi.
— Dague, qu’es-tu, dis-le moi.
Fatiguée. Plus tard.
Il sentit la présence s’éloigner, de nouveau faible.
— Que veux-tu de moi ?
Aucune réponse.
Cellendhyll soupira mais un petit sourire étirait ses lèvres :
Au moins, j’ai eu ce que je voulais, et plus encore avec la découverte du Hyoshi’Nin. Je t’ai retrouvée, ma Belle de Mort, j’ai abattu Troghöl et j’ai survécu… À présent je peux aller délivrer Faith et régler mes comptes avec Rosh Melfynn.
Avec la réalité, revinrent les questions.
D’où vient cette puissance qui a abattu l’idole de Ooom ? De la dague ou de moi-même ? Un instant, il m’a semblé… Non, c’était trop fugace. Impossible de m’en rappeler précisément.
Cellendhyll se retourna, alerté par son instinct.
Leprín se dressait devant lui, les traits tirés, ses mains et sa tunique jaunies par le sang de Skärgash. Cellendhyll se figea, prêt au combat. Mais si fatigué.
— Alors Ténébreux, le moment de nous affronter est venu, c’est ça ?
Il ne savait pas s’il pourrait retrouver l’état de grâce, las comme il l’était, mais il se battrait tout de même.
— Non, répondit le Légat. Je respecte ma promesse envers toi. Nous nous sommes combattus dans le passé et nous nous affronterons encore, tu le sais comme moi. Mais cela ne sera pas aujourd’hui. Je suis fatigué. Respecteras-tu notre pacte ?
— Ce n’est pas l’envie de le briser qui me manque, mais oui je le respecterai… . Comment vas-tu rentrer chez toi ?
— J’ai fouillé la hutte pour récupérer l’anneau que Troghöl m’avait confisqué. Le portail qui nous a amenés ici est trop loin à rejoindre, seul je n’y arriverai pas… Et toi, comment vas-tu rentrer chez toi ?
— J’ai mon propre moyen.
— Je devrais te remercier pour ton aide mais j’en suis incapable. Je te hais trop pour cela. Et pourtant tu m’as permis d’abattre une menace effroyable pour mon peuple, pour l’ensemble des Plans.
Cellendhyll haussa les épaules :
— Tu te leurres, Ténébreux. Je ne t’ai pas aidé… Je me suis servi de toi tout comme tu t’es servi de moi.
— Tu dis vrai ! ricana Leprín. Quoi qu’il en soit, quelles que furent tes motivations, nous avons réussi. Pars en paix.
— Toi aussi.
Leprín aurait voulu avoir la force de tuer l’Adhan maudit, et en même temps, il aurait voulu pouvoir lui parler d’Estrée. Oui, il avait envie de se confier à son pire ennemi. Il se demandait si la Fille du Chaos allait bien. Il n’avait aucun moyen de la contacter ici, il avait laissé à Mhalemort sa pierre-de-contact, trop précieuse pour qu’il risque de la perdre dans une telle aventure.
Il allait devoir rentrer à la citadelle ténébreuse, apprendre à son maître son échec au sujet de l’Adhan, sa terrible erreur de jugement concernant Troghöl.
Le Roi-Sorcier n’allait pas apprécier le retour de son protégé, la chose était criante d’évidence. Mais le Légat n’avait pas le choix. Le devoir, la fidélité envers son suzerain, était son seul véritable moteur, en définitive. Le plus puissant.
Chacun d’eux se servit de son propre artefact, l’anneau pour le Légat, la gemme de Maurice pour l’Ange.
Quelques minutes plus tard, les deux rideaux magiques se faisaient face sur l’esplanade, un arc de cercle d’un noir ourlé d’incarnat pour les Ténèbres, une rosace multicolore, pulsant au même rythme que les cœurs de Cellendhyll, pour emblème de Maurice.
L’homme du Chaos et l’homme des Ténèbres restèrent un instant sur le seuil de leurs téléporteurs. Un dernier regard échangé, mais aucun mot. Ils s’étaient tout dit, ces alliés d’un bref moment.
À leur départ, Valkyr toute entière expira de soulagement. Le Plan était libéré du joug arikari. À jamais. Valkyr était libre pour un temps de rester à son propre rythme, de panser ses nombreuses plaies, de se reconstruire. Et pourtant le Plan n’avait fait qu’échanger une domination pour une autre, car les Ténèbres en avaient désormais l’accès. Ils n’étaient pas encore prêts à l’investir mais finiraient par l’être, et alors ils viendraient.
Le Destin riait, à gorge déployée, se gaussant de l’univers des Plans, et surtout, de son jouet aux cheveux d’argent.