Chapitre 15

 

 

L’espoir revint le lendemain, lorsqu’en fin de journée les membres du Chaos furent inondés par une pluie torrentielle. Circonspecte, Lhaër goûta l’eau qui n’avait pas très bon goût mais qu’elle déclara cependant potable. Les Spectres s’empressèrent de boire à leur tour, remplissant leurs gourdes aux jets qui coulaient des larges feuilles de palme. Cellendhyll se permit un sourire. De quoi tenir quelques journées de plus. Cette eau providentielle dont ils avaient désespérément besoin était de bon augure. L’Ange était réduit à s’en remettre à ce genre de signe pour tenter de rester positif.

L’espoir s’accrut lorsque Khémal se réveilla de la transe, ouvrant ses yeux noirs sur le monde environnant. C’est-à-dire un campement, les Spectres, Estrée, et surtout l’Ange du Chaos. Ce dernier vint s’asseoir à son chevet et lui adressa un chaleureux sourire :

— Comment te sens-tu, Khém’ ?

— Bien mal en point… mais comblé de ton intervention, mon frère !

— Je me demandais si tu retrouverais un jour tes esprits…

— Oui… la transe du Secret… Ils m’ont tellement bourré de drogues, ces fientes de Ténébreux, que la transe m’a emmené presque trop loin. Je vois trouble, figure-toi, et jusqu’ici vos paroles me semblaient terriblement lointaines. Je savais que tu étais là mais je n’arrivais pas à émerger.

Cellendhyll se mit à parler un ton plus bas :

— Ils t’ont réservé quel traitement ? Ils t’ont torturé ?

— J’ai eu de la chance. Après le tabassage d’usage, ils ont préféré recourir à leurs narcotiques. Sans escompter que mon entraînement d’Ombre m’empêcherait de parler. Le conditionnement de Morion a été parfait. Je n’ai rien dit. Pas même mon nom. Mais j’ai eu de la chance que tu me sortes de là à temps. Sinon, nul doute qu’ils seraient passés à la torture. Et là… je ne sais pas si j’aurais tenu, En tout cas, mon corps aurait craqué, malgré la transe. Je préfère de beaucoup me retrouver ici que dans les geôles du Père.

— Ne te réjouis pas trop vite. Nous sommes dans de vilains draps, mon vieux.

— Je t’écoute.

— Une chose avant, tu ne peux pas faire quelque chose pour ton visage ? J’avoue que causer à un Ikshite, ça me fait drôle.

— Ah oui, j’avais oublié. Une seconde.

Khémal murmura un mot aux syllabes hachées. Ses traits se brouillèrent pour retrouver leur véritable nature. Le visage de l’Ombre avait été modifié par la magie subtile de Morion. Il suffisait au métamorphosé de prononcer un mot-clé pour retrouver son apparence véritable.

— Je préfère ça, tu es laid mais au moins c’est bien toi !

— Très drôle, Cellendhyll…

Laid, le compagnon de l’Ange ne l’était pas. Il possédait un visage de caractère  – encadré d’épais cheveux bruns, la peau mate, la lèvre rehaussée d’une petite moustache. L’Adhan lui résuma la situation dans tous ses méandres.

— Hum… Ça va mal, en effet. Et tu ne peux rien faire pour contacter Morion ? Ton anneau ?

— Hélas non. Lors de ton exfiltration de Mhalemort, j’ai reçu une décharge magique du Père et son pouvoir a vidé le mana de mon anneau. Donc, je suis incapable de joindre Morion. Je pense que le seul moyen de nous en tirer est de trouver un lieu nodal, de puiser dans sa puissance pour recharger l’anneau. Je serais alors en mesure de contacter notre seigneur, mieux encore d’invoquer un portail de retour. Le tout est de trouver ce lieu. J’espère pouvoir y arriver avant que les Ténébreux ne nous rattrapent.

— Je ne doute pas que tu réussisses, mon frère des Ombres. Mais tu dois compter sur le fait que les Arikaris ont rallié le royaume des Ténèbres ; c’est étrange d’ailleurs, je ne pensais pas que le Roi-Sorcier leur pardonnerait leurs trahisons passées. Ce diable de Troghöl, le N’Dalloch de son peuple, leur prince, vient d’être nommé Seigneur des Conquêtes. Il me fait l’effet d’un terrible adversaire, celui-là. Nul doute qu’il mène en personne la traque lancée contre nous. C’est justement lui qui m’a débusqué… Je revenais d’une liaison secrète avec Morion, lorsque le prince m’a fait arrêter. Je n’ai eu que le temps de détruire ma pierre de contact.

— Malgré la difficulté de notre situation, je suis heureux de te voir en vie, Khém’ ! Tâche de te remettre au plus vite. Je vais avoir besoin de tes talents, mon frère. À présent, nous allons pouvoir quitter la piste et songer à semer pour de bon nos poursuivants.

— Je ferai de mon mieux. Néanmoins, avec ma vue déficiente, je ne risque pas d’aller bien vite.

— Ce sera toujours mieux que la civière, crois-moi… Ma guérisseuse va venir te voir. Je te présenterai les autres quand on aura le temps. Je préfère pour le moment les tenir focalisés sur nos ennemis. Les mondanités peuvent attendre.

— C’est toi le chef ! Je ne te cache pas que, dans un premier temps, à part me concentrer sur la marche à pied que tu me réserves, je ne vais pas être apte à grand-chose. Je vois à peine à plus de trois pas.

— Lhaër verra ça. Bon, fais-moi chercher dès que tu auras besoin de moi. Je vais préparer le départ. J’enverrai Bodvar t’aider à marcher.

— File. Je comprends. Je vais me faire tout petit le temps de me requinquer.

Ils s’empoignèrent l’avant-bras dans une étreinte fraternelle. Et l’Adhan prit congé.

 

Lhaër déclara Khémal apte à marcher. Elle déclara également que ses problèmes de vision devraient s’arranger peu à peu, ce n’était qu’un effet résurgent de la transe.

L’escouade reprit la route, délaissant enfin la piste. Élias fut chargé de trouver à travers la canopée un itinéraire propre à semer les éventuelles poursuites. L’idéal eut été une rivière mais ils n’en croisèrent aucune.

La jungle profonde étouffait la lumière, et ils furent menacés par de nombreuses lianes au venin corrosif, s’agitant sur leur passage. Les Spectres prirent soin de ne pas couper la végétation, de ne casser aucune branche, de laisser la nature intacte, si hostile fut-elle. Leur nombre leur permettait au moins de dissuader les prédateurs de les approcher. Khémal avançait en serrant les dents, à moitié porté par Bodvar.

Ils avançaient encore trop lentement au goût de l’Adhan mais au moins ils avaient choisi un trajet furtif, ce qui réduisait nettement le risque d’une attaque.

 

Le soir même, Khémal fut présenté au commando comme un compagnon de l’Adhan.

— Salut les gars, merci de m’avoir tiré de Mhalemort ! s’exclama ce dernier, un large sourire aux lèvres.

— Les gars ? Et nous, on compte pour rien ? s’exclama Faith.

— Oh, désolé, je ne voulais pas vous froisser, ma dame, mais c’est que je me retrouve aussi bigleux qu’un vieillard, vos visages à tous et vos silhouettes m’apparaissent si flous. Mais à entendre votre voix mélodieuse, je devine que vous êtes charmante !

— Bon, Khémal, ne va pas séduire mes guerrières, s’il te plaît !

— Hélas, soupira l’Ombre, dans mon état actuel, il n’y a aucun risque. D’ailleurs, si vous ne m’en voulez pas, je vais aller me reposer.

 

Le reste de la soirée s’écoula paisiblement.

Estrée essayait de ne pas trop fixer Cellendhyll. Être si proche de l’Ange en permanence sans pouvoir rien montrer de ses sentiments se révélait pour elle une véritable torture. Chaque nuit, elle rêvait de lui, de son étreinte. En revanche, depuis que Lhaër lui offrait ses soins, elle ne souffrait plus des attaques de la bleue-songe. Et cela, c’était une formidable nouveauté. La Fille du Chaos ne savait pas combien de temps durerait cet état de grâce mais c’était toujours bon à prendre.

Son état de forme avait évolué, pas ses rapports avec l’escouade. La Fille du Chaos entretenait une relation privilégiée avec la guérisseuse, mais pas avec le restant de ses camarades. Du reste, les Spectres étaient trop concentrés sur les dangers environnants pour se relâcher en sa compagnie.