Chapitre 6
Le lendemain suivant, au petit jour, l’Adhan avait pris la dernière garde et la nuit s’était révélée paisible. Tandis que les autres dormaient encore, il sortit de son gilet à poches une sphère métallique de la taille de sa paume. Il appuya sur un petit bouton au centre de l’objet et la sphère s’ouvrit, révélant à l’intérieur un cerclage mordoré, cranté, fixé sur un axe pivotant. Au centre du cercle, trois aiguilles de gemmelitte verte, surmontées d’un petit éclat de gemme plate et bleutée. Cellendhyll saisit l’artefact entre le pouce et l’index et l’éleva au niveau de ses yeux. Aucune lumière pour faire briller les gemmes. Aucune force d’attraction pour faire bouger l’aiguille. Le cercle métallique restait inerte. Il s’activa soudain, l’une des pierres soudain animée d’un feu bleu. Une des trois aiguilles frémit et pointa vers le sud. L’Ange soupira. L’objet indiquait le cœur nodal d’arrivée – celui relié à Mhalemort.
Tant pis. Je réessaierai plus tard.
Que déciderait-il s’il ne trouvait pas de cœur nodal pour invoquer son propre portail ? Retourner à Mhalemort, pour l’instant la seule issue connue, semblait la pire des options. Mais il n’en voyait pas d’autre, hormis rester sur ce monde à errer en quête d’un salut impossible. Follement engageant !
Non, par l’Épée de Lachlann, il existe forcément un endroit adéquat pour nous tirer d’ici et je le trouverai. Les Spectres, Khémal, Estrée… Tous dépendent de moi. De mes décisions et de mes actes. Je n’ai pas droit à l’erreur !
Il alla réveiller les autres, il était temps de plier bagages. Il était également temps de s’intéresser à leurs poursuivants.
*
Aux aguets, les six Sang-Pitié avançaient sur le sentier emprunté par les Spectres quelques heures plus tôt. Leur maître, le redouté N’Dalloch, les avait chargés de suivre les proies et de baliser leur piste.
Les traqueurs avançaient en ligne, sans se presser. Ils étaient armés de leurs inévitables hachettes et de dagues. De temps à autre, l’un d’eux se chargeait d’encocher le tronc de l’un des arbres qui encadraient le sentier. Les guerriers affiliés aux Ténèbres évoluaient en silence, avec une totale maîtrise de leur environnement. Des prédateurs parfaits.
Ce ne fut pas suffisant, toutefois.
Une silhouette bondit des hautes branches d’un arbre, dix pas derrière le dernier des Arikaris. Plus à l’aise encore que les Sang-Pitié…
C’était l’Ange de la Mort et il avait soif d’action et de sang.
*
Cellendhyll combla l’écart qui le séparait de sa cible en queue de file, l’empoigna de chaque côté du crâne et lui rompit les vertèbres dans le même élan. Dans l’instant suivant, sa dague de jet en méthalion fusa pour se planter dans la nuque de l’Arikari qui le précédait. Le guerrier s’écroula mais le son écœurant de la chair violée par l’acier avertit ses autres adversaires qui se retournèrent d’un bloc.
Faith surgit d’un fourré, à hauteur du premier de la colonne. Elle sauta, déployant ses jambes en ciseaux autour du cou du guerrier arikari, et se laissa retomber dans l’herbe tout en exerçant une torsion du bassin. Le Sang-Pitié atterrit, la nuque brisée. Faith s’était déjà redressée. Elle fonça sur le second de ses opposants. Il l’attendait, une hachette effilée dans chaque main. Arrivée à portée, Faith feinta pour déséquilibrer le guerrier, en profita pour prendre appui sur son genou et s’envola dans un saut périlleux arrière. Elle frappa l’homme au passage, lui brisant la mâchoire d’un coup de botte. À peine au sol, superbe d’équilibre, elle paracheva son assaut d’un coup de pied retourné qui atteignit le Sang-Pitié en pleine gorge. Le troisième guerrier s’était placé dans le dos de la jeune femme, il se fendit de tout son long pour lui percer les reins de sa dague courbe. Faith esquiva du buste tout en saisissant la main armée de l’Arikari. Elle tordit le poignet de l’homme et le remonta d’un geste brusque vers le ciel. Le membre céda. Faith écarta le bras de l’Arikari et lui plongea la pointe de son coude en plein dans sa bouche gémissante. Après quoi, elle lui brisa la trachée d’une manchette en revers.
Le dernier survivant des éclaireurs arikaris se dressait face à Cellendhyll. Il faisait tournoyer ses hachettes devant lui, et le métal étincelant semblait irradier la même faim de tuer que son possesseur.
Cellendhyll le regarda faire, juste le temps d’arborer une mine apitoyée, de lever le bras droit et de le rabaisser. La dague bleutée jaillit de sa main pour aller se planter en plein front du Sang-Pitié. Elle l’atteignit avec tant de puissance que l’homme décolla littéralement du sol avant de s’écrouler, foudroyé.
Le combat était achevé, aussi bref qu’intense. L’Adhan alla récupérer ses dagues de jet, qu’il rengaina dans son étui d’avant-bras après les avoir essuyées. Faith le regarda faire, un petit sourire aux lèvres.
— Il était inutile d’essayer de m’impressionner par tes acrobaties, Faith. Je t’ai demandé de les éliminer, c’est tout.
— Est-ce ce que j’ai réussi ? sourit la jeune femme.
— Réussi à quoi ?
— À vous impressionner, bien sûr…
— Non.
L’Ange mentait effrontément. Faith avait l’étoffe d’une Initiée et il songeait sérieusement à l’entraîner pour lui faire atteindre ce niveau d’élite.
Ils tirèrent les cadavres dans les fourrés. Il n’y avait pas eu de sang versé ou très peu, aussitôt absorbé par la terre brune. Les dépouilles seraient probablement trouvées mais trop tard, espérait l’Adhan, pour que cela ait de l’importance.
Faith et lui-même s’engagèrent sur le sentier. Au premier croisement, ils prirent le chemin opposé à celui emprunté par le restant des Spectres, comme il avait été convenu. Cellendhyll prit soin de faire des encoches identiques à celles des Sang-Pitié sur les arbres. Ils continuèrent ainsi une bonne heure avant que l’Ange ne s’estime satisfait. La fausse piste qu’il venait de créer devrait leurrer les Ténébreux suffisamment longtemps pour que les Spectres puissent profiter de ce répit.
Il regarda Faith, et, sans pouvoir se retenir, lui adressa un sourire complice. Elle lui sourit en retour, son regard au ton violet palpitant de sensualité. Elle avait l’air si sauvage et fier, si sûre d’elle et de ses moyens. Il éprouva le soudain et puissant désir de l’embrasser à pleine bouche. Il contint pourtant cette pulsion. Se laisser aller à une relation charnelle avec Faith, si désirable soit-elle, serait une grave erreur. Il aimait sa présence à ses côtés, il ne pouvait le nier, mais ce n’était pas une raison suffisante à ses yeux. Cellendhyll n’était pas esclave de ses désirs. Il pouvait même les juguler avec l’ascétisme d’un moine-missionnaire. Du moins en avait-il été ainsi dans le passé, lorsque les circonstances l’exigeaient.
Il était temps de rejoindre les autres. L’Ombre et la Spectre coupèrent à travers la jungle, agiles, adroits, sans laisser la moindre trace.