Chapitre 46
Le dernier parcours s’était fait en rampant, en osant à peine respirer. Une reptation lente, interrompue à deux reprises par les va-et-vient des Sang-Pitié. Ils avaient néanmoins atteint la base de la montagne, sains et saufs. Sans éveiller l’attention des patrouilles arikaries, sans livrer la moindre escarmouche.
— Le cœur nodal est entre les deux pics, si je me souviens bien. Il y a une sorte de plateau intermédiaire, indiqua Maurice, qui retomba aussitôt après cette assertion dans son dialogue intérieur.
Tous leurs sens aux aguets, ils gravirent une piste encadrée de conifères. Un peu plus d’une heure plus tard, ils arrivaient au terme de leur voyage, un plateau de granit encadré de petits arbustes. La piste se poursuivait de l’autre côté, divisée en deux lacets distincts, montant vers chaque sommet.
Entre les deux, béait le ciel vide.
Inutile de se servir de sa boussole magique. Cellendhyll savait qu’il était arrivé. Le cœur nodal était là, au milieu du plateau, invisible mais palpable, vibrant d’énergie assoupie.
— Élias, tu vas redescendre vérifier que les Arikaris ne sont pas sur nos traces. Sois prudent. Au moindre danger, tu remontes. Si dans trente minutes, tu n’as rien repéré, tu reviens.
Le petit homme opina. Après avoir échangé un clin d’œil complice avec Khorn, il s’engagea dans la pente.
— Faith, va vérifier les hauteurs, le pic de gauche. Dreylen, celui de droite… Soyez prudents, tous les deux. Khorn, Melfarak, vous surveillez la pente…
Maurice s’installa à l’écart des autres, comme à son habitude. Estrée s’assit en tailleur sur la roche.
Cellendhyll sortit son anneau. Il le sentit se réchauffer dans sa paume, graduellement, signe que l’artefact était relié au point nodal et qu’il se rechargeait. Toutefois, il faudrait attendre une bonne heure pour que l’anneau soit gorgé d’énergie, avant de pouvoir s’en servir à invoquer le portail de retour. Ce genre d’artefact permettait à un non-pratiquant des Arts Étranges d’invoquer un portail à destination programmée. Il offrait à l’Ange un moyen sûr et rapide de se téléporter sur le plan du Chaos mais n’importe qui d’autre pouvait s’en servir à sa place, à partir du moment où il connaissait le mot de pouvoir indispensable pour activer la création du portail.
Dreylen et Faith finirent par redescendre, annonçant que les hauteurs semblaient désertes. En revanche, Élias ne revenait pas, alors qu’il aurait dû être rentré depuis un bon quart d’heure. Ce n’était pas bon signe.
Il était hors de question pour Cellendhyll de l’abandonner. D’un autre côté, il lui fallait gérer l’ouverture du portail. L’anneau n’était pas encore rechargé.
Conscient du dilemme auquel l’Ange était confronté, Dreylen proposa :
— Si vous voulez, je peux m’occuper du portail, commandant. Cela vous laissera les mains libres. Ne vous inquiétez pas, je connais le processus.
— Bonne idée, Dreylen.
— Bah, rétorqua ce dernier. Je vois bien que vous brûlez d’aller voir ce que fait Élias.
L’Adhan lui tendit son anneau.
— Le mot d’invocation est : « Nirwanenn ».
— Un joli mot, lui sourit Dreylen.
— Restez sur vos gardes, intima alors l’Adhan. Je vais chercher Élias.
Cellendhyll redescendait la pente à petites foulées. Aucun bruit pour l’alerter, et pourtant, l’angoisse lui nouait la gorge.
Environ à mi-pente, il finit par trouver Élias. Le petit homme était allongé en travers de la piste, au milieu de trois Sang-Pitié abattus. Il avait une large plaie au ventre, qu’il cachait de ses mains, le teint blafard, le regard prive de forces. Regard qui s’éclaircit en reconnaissant Cellendhyll.
— Ils m’ont surpris, commandant, mais j’ai réussi à les avoir, parvint-il à articuler.
— Tiens le coup, Élias, tu vas t’en sortir. Nous allons pouvoir rentrer.
L’Adhan le souleva avec toute la douceur dont il était capable et le cala dans ses bras. Le Spectre gémit. Un masque de dureté mêlée d’inquiétude plaqué sur le visage, Cellendhyll entreprit la remontée.
Dreylen constata que l’anneau était rechargé. Il regarda autour de lui. Ses camarades montaient la garde. Estrée avait fini par s’assoupir. Maurice était allongé dos contre le sol, les bras en croix, il comptait les nuages d’une voix distraite.
Faith croisa le regard du Spectre. Elle lui adressa un sourire. Ils avaient enfin le salut à portée de main. Dreylen lui répondit d’une expression curieuse, mélange de remords et d’ironie. La jeune femme secoua la tête, sans comprendre, avant de reporter son attention sur la pente. Tout en vérifiant que personne ne le regardait plus, le guerrier aux cheveux décolorés glissa vivement la main qui tenait l’anneau dans son pourpoint. Il la ressortit avec la même vivacité.
— Je vais invoquer. Restez concentrés sur la pente, on ne sait jamais.
Dreylen avait refermé sa senestre sur l’anneau. L’artefact était brûlant dans sa paume. Le Spectre fit le vide dans son esprit. Et murmura le mot d’invocation.
Tout d’abord, il ne se passa rien. Les Spectres échangèrent un regard inquiet. Puis l’air se troubla au milieu du plateau, comme chauffé à blanc. Une vague d’énergie pure, brûlant d’un feu blanc, se mit à miroiter, gagnant en force, se densifiant pour former un arc de cercle vertical, traversé d’un voile opaque. Les couleurs du Chaos s’affichaient, chassant le blanc de leurs mauves et de leurs violets.
Maurice sortit subitement de sa transe :
— Ce n’est pas « Nirwanenn » que vous avez prononcé, Dreylen.
Faith se retourna brusquement sur le guerrier, suspicieuse :
— Qu’as-tu fait ?
Dreylen se rua sur elle, faisant preuve d’une célérité jusque-là insoupçonnée. Avant qu’elle n’ait pu esquisser un geste, il l’étourdit en la frappant du manche de son poignard puis la colla contre lui, se servant d’elle comme d’un bouclier devant Khorn et Melfarak.
— Dreylen, tu es fou ? s’écria l’archer qui le tenait en joue de son arc.
— Lâche-la, Drey’, gronda Khorn.
— Ne bougez pas, ou je l’égorge… Nous allons attendre bien sagement que le portail s’ouvre.
Estrée se tenait dans le dos du Spectre. Elle se rapprocha de lui en rampant, furtive.
Sans se retourner, Dreylen s’exclama :
— Reculez, Estrée, je sais que vous êtes là. Je sais également que la menace de tuer Faith ne vous arrêtera pas. Mais sachez que tout ceci n’a rien à voir avec vous. Songez plutôt à cela : ce portail que j’ai créé mène au Chaos, et je vous garantis que vous pourrez l’emprunter en toute sécurité pour rentrer chez vous.
— Qu’est-ce qui me pousserait à vous faire confiance ?
Tout en surveillant Khorn et Melfarak, qui n’osaient bouger, Dreylen rétorqua :
— Vous êtes la Fille du Chaos, l’Héritière d’Eodh. Si vous me laissez en paix, je ne me risquerais pas à vous faire du mal, pas plus que ceux qui vont apparaître par ce portail, et d’ailleurs vous les connaissez. Alors soyez intelligente, allez vous ranger sagement avec les autres, s’il vous plaît, et vous aussi, Maurice, je vous assure qu’il ne vous sera fait aucun mal. Tenez-vous tranquille, vous autres, et tout ira bien.
Quelque chose dans la voix du guerrier fit hésiter la jeune femme, une assurance et une autorité nouvelles. Le temps qu’elle se décide, il était trop tard. La structure du portail venait de se stabiliser. Le voile d’opacité se déchira, dévoilant une large pièce aux murs de pierre.
Rosh Melfynn, le commandant Sequin et une douzaine de guerriers s’encadrèrent dans l’ouverture. Portant barbes ou moustaches, les guerriers avaient le crâne rasé surmonté d’un tatouage reproduisant un losange vert traversé d’une épée. Le rouquin avisa la situation avant de s’exclamer à l’intention de Dreylen :
— Bien joué, mon gars !
Estrée dévisagea le fils Melfynn :
— Rosh ? Que fais-tu là ?
Elle avança vers lui, sans plus se soucier de Faith ou de Dreylen. À l’insu de la jeune femme, le rouquin passa la main dans son dos pour esquisser un geste précis. L’un de ses guerriers pointa son arbalète sur elle, visa et tira. Le carreau qu’il venait de projeter était terminé non pas d’une pointe mais d’une épaisse boule de cuir. Atteinte à la tempe, Estrée s’effondra, assommée.