Chapitre 11
Personne ne posa de question au sujet de la dague. Personne ne paraissait avoir repéré que c’était la seule lame ayant pu percer l’armure naturelle du monstre. L’habituel camouflage hypnotique de la Belle de Mort était à l’œuvre. Pas sa conscience qui était restée muette.
Le cas échéant, Cellendhyll ne leur aurait pas laissé le loisir de s’exprimer mais de toute manière, aucun de ses subordonnés ne manifestait le désir de parler. Pas même Bodvar.
L’Adhan attendit tout de même qu’ils aient repoussé le cadavre du monstre dans le marécage – de manière à effacer les traces de leur combat –, qu’ils se soient lavés et préparés. Il en profita pour nettoyer sa Belle de Mort puis pour vérifier l’état de Khémal, toujours stationnaire.
Et lorsque les Spectres furent prêts au départ, sa colère explosa, froide, glacée, méprisante.
Il ne cria pas, il ne hurla pas. Mais de sa voix glaciale, mordante, il les déchiqueta de son mépris. Il les toisa l’un après l’autre.
— Vous êtes des adultes, non, des guerriers confirmés ? Ou bien des novices dont je dois torcher le cul ? Vous avez pris la grosse tête ou quoi ? Finalement, je constate que je me suis trompé sur votre compte, vous n’êtes que des amateurs ! Ce n’est pas parce que nous avons réussi à sortir de Mhalemort que nous sommes tirés d’affaire, l’auriez-vous oublié ? Je vous laisse dix minutes et voilà le résultat : aucun d’entre vous n’a monté la garde, vous êtes restés au bord de l’eau, vulnérables à ce qui pouvait en jaillir, plutôt que de remonter plus haut sur la rive dans une relative sécurité. Et vous avez combattu désunis.
Les Spectres baissaient les yeux devant lui, leur amour-propre piétiné. Aucun d’eux ne se rebella. Estrée se tenait à l’écart. Après tout, elle avait été forcée à venir ici, elle ne se sentait pas concernée. Elle avait fait ce qu’elle avait pu pour sauver la rousse. Sans armes, elle ne pouvait pas faire grand-chose d’autre. Du reste, le destin des Spectres restants ne l’intéressait pas plus que cela. La jeune femme tenait à Cellendhyll, évidemment, et à Lhaër, qu’elle considérait à présent comme une amie. Les autres ne comptaient pas.
Après cette sévère diatribe, l’homme aux cheveux d’argent s’éloigna à grands pas pour tenter de calmer sa fureur. Il était conscient d’avoir parlé d’un ton très dur, de s’être montré blessant, sinon injuste. Il regarda le magnifique ciel étoilé et lâcha un soupir. Il avait eu si peur de perdre l’un ou plusieurs d’entre eux. Une peur horrible, acérée. Les responsabilités pesaient de plus en plus lourdement sur ses épaules, alors qu’il avait pris pour habitude de ne compter que sur lui-même, durant toutes ces années. Et voilà que les Spectres dépendaient de lui, de ses décisions et de ses talents.
Il avait déjà perdu Devora, l’amour de sa vie. Il avait subi la douleur qui allait de pair et cette douleur, il avait mis du temps, beaucoup de temps, à l’apaiser. Il ne voulait pas les perdre, eux.
Or, ce besoin de les sauver tournait à l’obsession, il s’en rendait bien compte. Une obsession qui risquait de l’affaiblir et provoquer leur perte à tous. Les perdre serait déjà terrible, mais si en plus il était le responsable, il en deviendrait fou. Comment allait-il faire ? Comment trouver l’équilibre entre réflexion et action, sans se laisser amoindrir par ses inquiétudes ? Il n’en avait pas la moindre idée.
Il revint vers eux et ordonna le départ, s’adressant à l’escouade d’un ton apaisé. Un nouveau sentier les attendait, s’enfonçant en serpentant dans une nouvelle partie de la jungle. Il était temps de bouger, le soir n’allait pas tarder à tomber.
Les Spectres s’exécutèrent sans perdre un instant, dans un silence respectueux.
Je dois les sauver !