Chapitre 49
Estrée venait d’arriver dans ses appartements de la citadelle du Chaos. Elle se sentait déphasée.
Le retour de la jeune femme n’avait pas été annoncé. Ses allées et venues, d’ailleurs, ne regardaient personne, quoi qu’en dise son frère Morion.
Composés de six vastes pièces, les lieux étaient impeccables ; l’héritière du Chaos détestait le désordre. Teintes sombres, épais tapis, canapés de cuir, mobilier d’avant-garde, tels étaient ses goûts.
En dépit de son séjour sur Valkyr et de la faim qu’elle avait endurée, elle n’avait aucun appétit, son ventre tordu par l’angoisse.
Elle se dévêtit tout en se dirigeant vers la salle des bains, laissant ses vêtements lacérés joncher le sol.
Je dois brouiller les pistes. Personne ne doit savoir que j’étais à Mhalemort. Surtout pas Morion. Voyons, le commando Spectre n’est plus un risque, à présent, et je doute que Faith survive longtemps aux attentions de Rosh.
Restaient Leprín et le Père de la Douleur, dans le cas où le Légat réussisse à survivre. Comment expliquer aux Ténèbres son implication dans l’évasion de Khémal ? Elle n’avait pas eu le choix, voilà tout. Cellendhyll la tenait prisonnière, soupçonneux à son égard, envisageant de la livrer au Chaos. Voilà ce qu’elle avancerait pour sa défense.
Elle laissa les jets puissants laver son corps de la saleté de Valkyr, dénouer ses muscles fatigués. Son esprit de nouveau focalisé sur l’homme de son cœur. Cellendhyll était-il vivant ? Allait-il s’en sortir ?
Morion pourrait peut-être faire quelque chose mais je ne peux lui en parler sans évoquer ma présence à Mhalemort. Oh Cellendhyll, pardonne-moi. Je ne peux pas t’aider, je n’ai aucun moyen de retourner sur Valkyr. Si seulement je pouvais.
Elle s’assit devant sa coiffeuse, le temps de peigner et recoiffer la longue chevelure de jais, de nouveau soyeuse. Elle contempla son reflet dans le miroir qui ornait le meuble.
Sa joue ornée de cette cicatrice. Elle l’effleura délicatement.
Cellendhyll, tu dois te battre pour vivre, pour me retrouver. Sans toi…
Elle loucha sur le tiroir où elle rangeait ses drogues.
Non. Je n’ai plus besoin de bleue-songe. Je sais à présent que j’en suis libérée, grâce à toi, Lhaër. Si tu savais comme tu me manques, comme j’ai besoin de ton appui.
Mais son amie n’était plus là.
Du vin. Cela suffira amplement pour m’aider à passer la nuit.
Emmitouflée dans un épais peignoir lavande, un verre des coteaux de Belgance à la main, elle tourna en rond toute la soirée dans ses appartements. Ses pensées s’entrechoquaient, chargées d’émotions intenses, mais toutes revenaient au même point : il n’était pas possible que Cellendhyll meure !
Après tout ce qu’ils venaient de vivre tous les deux, de partager, après la confession, le baiser, cela ne pouvait finir ainsi.
Le sevrage de la bleue-songe lui avait fait retrouver toute sa force de caractère. Elle préférait croire, elle préférait l’espoir au désespoir. Il y avait déjà le deuil de Lhaër à supporter… Aussi, tant qu’elle n’aurait pas la preuve irréfutable de la mort de Cellendhyll entre les mains, elle refuserait de s’abandonner à ce désespoir.
Non, l’homme de ses pensées, ce guerrier intraitable, intrépide, ne pouvait finir ainsi. Trahi de la sorte par Dreylen et Rosh.
Elle ne voyait pour le moment aucun moyen de retrouver le guerrier aux cheveux décolorés. Le rouquin en revanche, c’était une autre affaire.
Rosh Melfynn, crois-moi, tu ne vas pas t’en tirer ainsi. Je te laisse penser que tu vas t’en sortir, que je n’ai aucun grief envers toi. Mais tu vas payer pour ce que tu as fait à Cellendhyll.
Car, même si elle n’avait aucune preuve, Estrée était certaine de l’implication du rouquin dans l’abandon tragique de l’Ange du Chaos sur Valkyr. C’était une solitaire. Ses affaires, elle les réglait elle-même, à sa propre manière. Sans compter le fait qu’en éliminant le Melfynn, elle cesserait d’être menacée par le chantage possible de ce dernier.
Elle sombra dans un sommeil lourd, dans lequel un Cellendhyll fantomatique courait à travers une jungle monochrome, pourchassé, avant de se retrouver acculé et d’affronter un grand guerrier Sang-Pitié à la crête teinte en noir et au sourire cruel.