Chapitre 70
Ghefrolas de Norvig – Maison affiliée à celle des Bénérys – s’apprêtait à sortir de la suite qu’il occupait dans la forteresse du Chaos. Le miroir de l’antichambre lui renvoya l’image d’un jeune homme de taille moyenne, les cheveux blonds, le teint pâle. Son visage jeune et chevalin était marqué des stigmates de la débauche. En outre, il avait les narines cerclées de rouge, irritées par l’abus de Rêve de Jour. Cela ne l’empêcha pas d’inhaler une nouvelle pincée de poudre. La drogue fusa dans ses veines et sa cervelle, lui insufflant cette assurance factice et trompeuse dont il était esclave. Après quoi, le jeune homme sortit dans le couloir.
Une femme au moins aussi grande que lui, à la chevelure de jais, se tenait devant sa porte. Ghefro mit quelques secondes à reconnaître l’altière Estrée d’Eodh, vêtue d’une robe fluide en soie violette. L’héritière d’une Maison régnante, qui ne lui avait jusqu’alors jamais adressé la Parole, s’exclama :
— Mon cher Ghefrolas, vous êtes resplendissant aujourd’hui ! Si j’osais, je vous demanderais un entretien privé. Il s’agit d’un ami commun…
Le jeune noble examina d’un air surpris son propre costume en velours vert olive avant de répondre :
— Euh… bien sûr, ma dame.
— Venez alors.
Elle l’entraîna avec vivacité dans l’une des alcôves que l’on trouvait à chaque étage.
— Que me vaut le privilège de cet intérêt aussi soudain qu’apprécié ? s’enquit Ghefrolas une fois entré dans la pièce aux murs décorés de lambris roux et d’une peinture à la chaux aux tons vert d’eau.
Il avait mis tout le trajet à composer cette phrase.
Au lieu de répondre, Estrée le poussa par le devant de la poitrine. Le jeune homme tomba assis sur la banquette de cuir sable qui jouxtait tout le mur du fond. Elle ferma les portes du cabinet et lui sourit. Ghefro répondit à ce sourire d’un air incertain. Sans plus attendre, Estrée le rejoignit, se pencha pour défaire à gestes assurés les boutons de sa braguette puis, sans la moindre douceur, lui rabattit le pantalon sur les chevilles.
Le membre du jeune homme avait plus d’à-propos que son légitime propriétaire. Il pointait déjà d’un air intéressé.
De sa main droite, Estrée maintint le phallus en train de s’ériger tandis que de la gauche, elle se mit à masser ses testicules. L’érection de Ghefro ne faisait plus aucun doute. Assez surpris de cette entrée en matière à laquelle jamais il n’aurait songé – pas même dans ses fantasmes les plus fous, il ne pouvait faire autre chose… que de se laisser faire.
Estrée entreprit de décalotter son sexe. Avec une exquise lenteur. Tressaillant de tous ses membres, Ghefro crut s’évanouir de plaisir devant les sensations insufflées par l’héritière d’Eodh. Il hoqueta, les mains agrippées sur la banquette, le dos arqué, les reins en feu.
Si le jeune noble avait été plus attentif, il aurait peut-être remarqué cette lueur ironique qui faisait étinceler les prunelles de l’héritière d’Eodh. Mais il en était bien incapable. Incapable de se concentrer sur quoi que ce soit d’autre que les attentions dont il était devenu l’asservi consentant.
Estrée accentua la cadence de ses caresses. Puis ralentit. Accéléra une nouvelle fois. Avant de ralentir encore. Ce changement de rythme brutal ébranla les sens du jeune homme, jusqu’à finir par le mener au seuil de la jouissance.
Mais juste avant le moment fatidique, Estrée cessa tout mouvement, laissant le plaisir refluer légèrement, laissant sa proie retrouver une partie de ses esprits.
— Ghefrolas ? susurra-t-elle en le fixant d’un air coquin.
— Ghargh… ? répondit l’homme.
— Rosh Melfynn… ce bon Rosh, que nous apprécions tous les deux. J’arrive au bout des réserves de sa merveilleuse drogue et il m’en faut absolument d’autres. Or je sais que vous faites partie de la bande de ses fidèles…
— Ghargh, répéta Ghefro.
Estrée venait de reprendre son mouvement masturbatoire, marqué de cette lenteur si sensuelle, si effrontée.
— Je dois voir Rosh, comprenez-vous ? Je suis certaine que vous pouvez m’aider, cher Ghefrolas. Vous allez m’aider à le retrouver, n’est-ce pas ?
Le jeune homme hocha la tête, incapable d’analyser le comportement de la Fille du Chaos. Impossible avec ce qu’elle lui faisait subir.
— Bien… reprit-elle d’une voix à la suavité renversante. Je vous écoute… Où puis-je trouver le Melfynn ? Il a quitté la Forteresse, je viens de l’apprendre, et je n’ai aucun moyen de le contacter…
Le membre du jeune homme était gorgé de désir, palpitant, menacé d’une jouissance incandescente. Estrée ne reprit pas ses attentions expertes. Il fallait laisser Ghefrolas retrouver suffisamment de lucidité pour la renseigner. Elle savait ce dernier harponné, prêt à tout pour que reprît le supplice exquis qu’elle lui faisait subir.
— Rosh est avec Mina de Pélagon, renifla Ghefrolas. Il est parti s’installer quelque temps chez elle, dans son manoir de Castel-Boivin.
— Vous êtes sûr ?
L’ongle d’Estrée effleurait le méat de l’homme.
— Parfaitement, frémit ce dernier. Rosh donne l’une de ses fêtes demain soir. J’ai le carton d’invitation dans ma poche, d’ailleurs. Nous serons la bande habituelle plus quelques nouveaux compagnons.
— Qui donc ?
Elle relança sa caresse, mais cette fois plus distraitement. Le jeune homme livra les noms de ceux qu’il connaissait sans plus se faire prier. Estrée lâcha aussitôt son sexe et se redressa. Elle recula, en le contemplant de toute sa hauteur, les mains sur les hanches.
— Euh, et moi ? Vous n’allez pas me laisser dans cet état tout de même.
Le jeune homme désignait du menton son phallus turgescent.
— Honte à vous, Ghefrolas de Norvig, riposta Estrée, d’un ton brusquement courroucé. Vous m’avez offensée ! Oui, parfaitement, inutile de faire l’innocent ! Je me livre à vous en toute confiance, et vous me laissez faire sans réagir, sans rien offrir, pas même un baiser, sans vous livrer à la moindre initiative. J’attendais mieux de vous, j’attendais de l’audace. J’aime les hommes hardis, entreprenants, et vous, vous vous contentez de vous laisser faire ! Alors puisque c’est ainsi, je me retire. Et quant à votre obscène érection, et bien vous n’êtes pas manchot… Par tous les Chaos, finissez-vous !
Elle se pencha sur lui le temps de lui plaquer sur les lèvres un baiser sonore puis se dirigea vers la sortie. Elle se retourna, le temps de conclure :
— Ah, une dernière chose… Tous ces reniflements que vous n’êtes visiblement pas capable de retenir, ils sont d’un vulgaire… Faites-vous soigner, mon ami !
Elle termina sa diatribe en claquant la porte. L’héritière d’Eodh était partie mais son mépris planait encore dans la pièce.
Ghefrolas ferma la bouche qu’il avait laissée ouverte durant toute la tirade d’Estrée. Il déglutit avant de baisser les yeux vers son sexe à présent tout flasque. Il se redressa d’un mouvement sec, les sourcils soudain froncés, et vacilla sur ses jambes, avant de s’écrouler, évanoui.
Le rire d’Estrée accompagna ses pas tandis qu’elle remontait vers ses appartements, le carton d’invitation destiné à Ghefrolas dans la main. Elle était revenue le voler dans sa poche dès que le jeune homme fut tombé dans l’inconscience. Pauvre Ghefro. Le rouge à lèvres dont elle s’était servi contenait un narcotique puissant, auquel elle était immunisée, et qui s’activait au contact. À son réveil, le jeune homme n’aurait gardé aucun souvenir de cet entretien brûlant. Il penserait avoir égaré le document, qui n’était d’ailleurs pas nominatif. Y figurait un lieu de rendez-vous pour prendre le téléporteur qui convoyait jusqu’à Castel-Boivin, ainsi qu’une plage horaire. Estrée escomptait bien se rendre là-bas, accompagnée de Cellendhyll.
Elle marcha d’un pas plus vif, pressée d’annoncer la bonne nouvelle à l’homme aux cheveux d’argent.
La Fille du Chaos n’éprouvait ni honte ni remords pour ce qu’elle venait de faire. « Seul le résultat compte ! », cette maxime, elle avait su l’apprendre et l’appliquer, sous toutes ses formes. Elle aimait Cellendhyll, encore plus à présent, mais elle n’allait pas pour autant se transformer en nonne. Estrée se battait depuis des années, avec ses armes, ses atouts. Parfois sur le champ de bataille, le plus souvent sur le champ des passions.
Bien sûr, elle ne dirait rien à l’Adhan de ses méthodes, le principal était qu’elle avait obtenu le renseignement convoité. Et une opportunité concrète, avec cette soirée organisée, de mettre la main sur Rosh Melfynn.
Elle s’en rendait compte, le libertinage ne l’excitait plus comme auparavant. Seul l’Adhan l’émouvait à présent. Mais l’excitation qu’il provoquait chez elle, la jeune femme ne pourrait l’assouvir que seule, de ses doigts ou de ses instruments de plaisir. Hors de question qu’elle assaille Cellendhyll de ses charmes, qu’elle avait retrouvés. Elle le laisserait venir à elle. Consentant, conquérant. Il lui avait demandé de la patience, il l’aurait, elle se le jura. Il pouvait lui demander tout ce qu’il voulait, d’ailleurs. Même la lune de Valistar !
Elle était prête à tout pour lui. Peut-être même à renier son destin programmé.
Elle pressa son allure, impatiente de le rejoindre.
Chaque minute, chaque seconde que je passe avec toi me nourrit, mon bel ange.