Chapitre 68

 

 

Le même jour, dans la forêt de Streywen, sur le Plan-maître du Chaos, l’homme qui prétendait se nommer Dreylen déboucha de la lisière des arbres. Il avançait d’un pas lent, prudent, les mains dissimulées sous sa cape de cuir vert. La neige tombée en début de matinée, tassée par un vent vif, crissait sous ses bottes fourrées. Les cheveux du guerrier avaient retrouvé leur teinte naturelle, le noir. Sa peau était redevenue d’albâtre. Ses yeux restaient les mêmes, gris pâle. Les prémices d’une barbe grise ombraient ses joues.

Quittant le couvert des sapins, Dreylen s’engagea sur la pente. L’assassin se rendait à une convocation toute particulière.

Le rendez-vous avait été convenu dans les ruines d’un péristyle abandonné en pleine forêt, à trois bonnes heures de la citadelle du Chaos.

Dreylen resta quelques instants immobile, comme s’il explorait les lieux par la force de son esprit, à l’affût d’un danger. Enfin, il reprit sa marche.

Ils l’attendaient, le surplombant, dressés en demi-cercle devant l’unique colonne de pierre encore debout. Ceux de la Cabale, comme ils se surnommaient eux-mêmes. Ses trois contacts habituels étaient revêtus de larges robes de cuir à capuche, et entourés d’un halo de magie qui voilait leurs traits.

— Vous êtes en retard, Gamaël. Nous ne sommes pas du genre à tolérer ce genre de choses.

Cette voix sifflante était indéniablement féminine.

L’interpellé haussa les épaules :

— J’imagine que votre temps est précieux, je vais donc aller à l’essentiel Comme je vous l’avais promis, j’ai rempli ma mission. Vous vouliez contrer le projet de Morion d’Eodh, c’est chose faite. Son nouvel escadron d’élite est un échec cuisant. Cellendhyll de Cortavar est mort ainsi que ses Spectres et Morion goûte à présent la saveur amère de la défaite, conformément à nos accords, j’attends la deuxième partie de mon salaire.

— Gamaël, avec la somme énorme que vous prétendez nous extorquer, nous sommes en droit d’attendre nettement plus de respect de votre part ! persifla la silhouette féminine.

Gamaël  – puisque tel était son nom  – rabattit sa cape sur le côté, dévoilant un costume ajusté de cuir vert sombre et surtout les poignées argentées de ses deux épées courtes qui pointaient en avant. Il croisa ses mains qu’il posa nonchalamment sur le manche de ses armes :

— Je n’extorque rien du tout. Je suis le meilleur dans mon domaine et vous le savez fort bien. Tout comme vous savez que j’ai accompli ce que j’affirme, j’imagine que Rosh Melfynn vous l’a confirmé dans son rapport. Alors, cessez vos jérémiades ! Votre Cabale emploie mes services, qu’elle rémunère au juste prix, cela ne fait pas de moi votre larbin. Veillez à ne pas l’oublier.

Le ton était sans réplique. Le guerrier marqua une pause dont profita l’un de ses interlocuteurs pour déclarer :

— Par l’entremise de Morion et de ses intrigues, Eodh devient de plus en plus puissante parmi les Maisons du Chaos. Ni vous ni moi ne pouvons le tolérer. Et nous sommes tous d’accord pour réagir contre cette menace, puisque c’est cela qui nous unit. En conséquence de quoi, il me semble nettement plus judicieux de placer notre collaboration sous le signe de la cordialité, ne pensez-vous pas ?

Gamaël secoua la tête :

— Nous sommes des alliés, certes, mais rien d’autre. Je n’attends de vous rien de plus que vos renseignements et votre or. Vous n’avez rien à exiger de moi hormis mon efficacité.

— Comment osez-vous ! se hérissa la cabaliste.

— Du calme tous les deux, tempéra d’une voix conciliante celui qui paraissait le plus grand du groupe. Nous sommes tout à fait satisfaits de vos services, Gamaël, inutile de hausser le ton. Voici votre dû, le solde est à présent réglé.

Le guerrier aux cheveux noirs vérifia le montant des licornes en or avant de se déclarer satisfait.

La première des présences masculines reprit la parole :

— Avec les Spectres, nous ne faisons qu’entamer partiellement les forces d’Eodh. D’ici quelque temps, nous risquons d’avoir de nouveau besoin de votre efficacité, pour employer vos propres mots.

— Aucun problème, du moment que vous me payez sans rechigner, sourit le guerrier. Je suis toujours prêt à m’attaquer à Morion, contrairement à beaucoup d’autres… Vous savez comment me joindre, en cas de besoin. J’attends de vos nouvelles.

Gamaël repartit par où il était venu, sans saluer ses alliés, ce qui accentua le dépit de la silhouette féminine.

— Vous avez entendu le ton avec lequel il nous parle ? grinça la cabaliste. Il risque de devenir difficile à gérer, je le pressens.

— Nous aviserons le moment venu, répondit la voix conciliante.

— Peu importent ses manières. Il nous a donné satisfaction, c’est bien le principal, renchérit leur comparse.

La femme accueillit cette réplique par un reniflement désobligeant.

Peu de temps après, les trois individus disparaissaient dans un téléporteur aux couleurs du Chaos.

 

*

 

Le loup attendit que les Humains aient quitté les lieux pour venir explorer le péristyle. Un loup de Streywen, un grand mâle au pelage gris, au regard rougeoyant, aux griffes rétractiles aussi longues que des dagues, la fourrure fumante d’une chasse fructueuse. Le plus redoutable prédateur de la forêt, et le plus intelligent, avança de son pas souple et méfiant. Il huma la pente, monta inspecter l’endroit où s’étaient tenus les conspirateurs, s’attardant sur la place qu’avait occupé Dreylen. Il gratta le sol jusqu’à creuser la terre puis urina sur les traces du guerrier.

Enfin il se campa sur ses pattes arrière, leva son mufle et poussa un cri sauvage qui semblait destiné à crever le ciel.

 

*

 

Gamaël entendit le défi du loup, mais n’y prêta aucune importance. Ce genre de manifestation était fréquente à Streywen et le guerrier était trop expérimenté pour se croire en danger. Il talonna les flancs de son cheval

Je vais devoir faire attention. D’ici à ce que la Cabale cherche à m’éliminer pour s’assurer de mon silence, il n’y a qu’un pas. J’aurais dû tenir ma langue au lieu de les provoquer. Ces pompeux imbéciles ! Ils se croient bien à l’abri, juchés du haut de leur pouvoir, camouflés derrière ces épaisses robes et leur magie ! Je sais qui vous êtes ! Vous en doutez-vous ? Non, évidemment pas, vous êtes trop bouffis de votre propre importance, trop aveuglés par votre orgueil pour vous en rendre compte. D’ailleurs, je m’inquiète pour rien. Les cabalistes vont avoir besoin de mes services, encore et encore, ces crétins infatués ne vont pas tarder à s’en rendre compte.

Je me fais payer cher pour mes services, mais je pourrais aussi bien les fournir pour rien, car c’est la haine qui fait ma force. S’ils savaient ce qui me motive…

Morion, tu paieras pour ce que tu m’as fait ! Le coup que je viens de te porter n’était que le premier. Je te déclare la guerre, chien d’Eodh ! Tu m’as trahi, abandonné. J’arracherai ton cœur palpitant, avant de l’écraser entre mes doigts.