Chapitre 73

 

 

La jungle de Valkyr. Une clairière. Cellendhyll était lié à un poteau de torture. Devant lui six arbres aux formes distordues, humaines presque. Les visages des Spectres étaient intégrés dans le bois des troncs, leurs faces grimaçantes. Ils criaient leur désarroi, leur douleur. Ils imploraient l’Ange de les délivrer. Cellendhyll tirait sur ses chaînes, l’invective aux lèvres, en vain.

Rosh Melfynn, Sequin et Dreylen arrivèrent. Le rouquin était vêtu tout de rouge, Sequin tout de blanc et Dreylen, tout en noir. Ils jacassaient à la manière des Sang-Pitié. Ils se moquaient de lui et des Spectres. Sequin et Dreylen se rapprochèrent de l’Adhan qu’ils entreprirent de passer à tabac sous les encouragements de Rosh. Cellendhyll n’était plus qu’une plaie vive, et toujours les arbres l’imploraient. Sur un claquement de doigts de Rosh, les deux tortionnaires cessèrent de frapper. Sur un nouveau claquement, une pile de fagots apparut au pied de chaque tronc. Rosh portait une jarre de naphte, qu’il répandit généreusement sur chaque tas de bois. Il esquissait de petits pas de danse triomphants qui faisaient tressauter ses rondeurs.

Sequin tenait un briquet, Dreylen une torche.

Rosh se rapprocha de Cellendhyll et lui susurra à l’oreille :

— Tu as failli, tu n’as pas su les protéger ! À présent Je vais les brûler !

L’Adhan ordonna, promit, supplia qu’on laisse les Spectres en paix, qu’ils s’en prennent à lui, plutôt. Les trois hommes ricanèrent.

Rosh lui cracha au visage. Puis, il alluma les fagots, un à un, tandis que Sequin et Dreylen esquissaient des entrechats malicieux.

La fumée, épaisse, noire, ne tarda pas à s’élever. Les flammes suivirent, aussi magenta que le cerclage de la lune de Mu. Les arbres, les Spectres, hurlaient, leur visage distendu.

Rosh revint vers l’Adhan, la torche brandie. Il la rapprocha de ses yeux Cellendhyll sentit la chaleur, la promesse du supplice. Il hurla à son tour.

 

L’Ange du Chaos poussa un cri rauque. Pas encore véritablement éveillé, il était trempé de sueur. Il frissonnait, le regard perdu, l’esprit confus.

Il sentit des mains douces, rassurantes, essuyer son front avant de le caresser tendrement. Il sentit un corps chaud contre le sien. Il entendit une voix le bercer, chaleureuse :

— Ce n’est rien, tu as fait un cauchemar. Ça va aller à présent, je suis là. Rendors-toi.

Cette chaleur contre lui, cette voix, le rassuraient. Il se rendormit, apaisé.

 

Il s’éveilla quelques heures plus tard. Son cauchemar n’était plus qu’un souvenir brouillé. Il avisa Estrée en face de lui, assoupie. Comme baignée par la grâce. Il avait envie de la toucher.

Au lieu de quoi, torse nu, il se rendit sur la terrasse enneigée et, dans les dernières heures du jour, se lança dans ses exercices habituels. Le froid ne le dérangeait pas. L’air était vif, et toutefois nettement plus agréable que la moiteur insidieuse de la jungle arikarie. Une fois échauffé, l’Ange entra dans la transe légère du zen. Puis, il s’abîma en lui-même, palier après palier, serein. Le Hyoshi’Nin vint à lui sans effort. Il se laissa aller, offert à l’état de grâce.

Son corps se mit à évoluer à une vitesse féerique tandis qu’il enchaînait les figures martiales. Il était léger, si léger qu’il marquait à peine le tapis de neige de ses pas ou de ses bonds.

L’Ange se sentait mieux, bien mieux. Plus mortel que jamais. Il continua à effectuer ses habituels katas, l’esprit détaché.

Le zen était une ivresse à vocation guerrière, le Hyoshi’Nin était plus délicat à définir. Il se demanda si les deux forces pouvaient s’intégrer l’une à l’autre ou si elles étaient trop différentes pour s’allier. Lorsqu’il en aurait le temps, il faudrait qu’il étudie la question avec Yvain, son ancien instructeur, le Maître d’Armes de la Forteresse.

Il avait au moins défini une chose : le Hyoshi’Nin était un état et non un instrument ; c’était la vie dans son principe même. Le ressenti pur se révélait une manière d’être, d’appréhender le ici et maintenant dans toute sa nudité. Le zen était une circonvolution, le Hyoshi’Nin une ligne droite Une arme, également, toute aussi parfaite que sa Belle de Mort.

La dague sombre dormait toujours. Il n’avait aucune envie de l’éveiller, elle ne répondrait sûrement pas, de toute manière.

Il poursuivit ses entrechats implacables.

Je suis l’Ombre, libre de danser, libre de tuer.

Il se retourna, soudain alerté.

Estrée se tenait adossée dans l’encadrement de la porte, le visage encore ensommeillé, emmitouflée dans son peignoir blanc.

— On t’a déjà dit que tu étais magnifique lorsque tu t’entraînais ?

— Merci. Mais peu importe.

— Je constate que tu vas bien mieux que tout à l’heure. Finiras-tu par me raconter comment tu as survécu à Valkyr ?

Il lui devait bien cela. Il prit une douche pendant qu’elle préparait un thé d’écorces noires.

Une fois installés dans le séjour, en face de la cheminée, elle lui servit une tasse dans laquelle elle rajouta du miel de fleurs d’été. Il lui fit un récit circonstancié de ses aventures  – excepté au sujet de la dague sombre, du dieu des Sang-Pitié, de Maurice et du Hyoshi’Nin.

Au terme de cette narration, elle le considéra sans cacher son admiration :

— J’aurai voulu être là pour te voir affronter Troghöl ! Si tu savais comme j’adore me battre à tes côtés.