Chapitre 84

 

 

Cette fois, pas question de furtivité ou de diversion. Cellendhyll et Estrée chargèrent dès le pied à l’étage. Il fallait abattre les Hamachiis avant qu’ils ne puissent invoquer leur furie bestiale.

En un instant, l’Adhan passait à l’action. Tout entier immergé dans le zen, habitué à son chant bleuté plus approprié face à un groupe d’adversaires que l’état de grâce, qu’il découvrait encore. L’ivresse du combat au bord des lèvres, il délivrait la mort là où les ennemis osaient se dresser contre lui, au ralenti, cernés d’un halo orangé.

Vengeance !

Emportée par le même courant sauvage, les yeux brillants, Estrée plongea dans la mêlée.

Elle para une estocade de sa dague, feinta de sa rapière, avant de transpercer le nombril d’un garde.

Cellendhyll avait empoigné sa Belle de Mort en prise inversée. Il aveugla un guerrier d’une fourchette dans les yeux pour ensuite le poignarder au cœur d’un revers. Il évita la lame fine d’une rapière d’un sursaut du buste, répliqua en brisant la rotule de son adversaire d’un fouetté du pied, le cueillant au vol, tandis que ce dernier s’écroulait, d’une diagonale de sa dague qui termina sa course en lui trouant l’artère jugulaire.

Estrée croisa ses armes pour parer une attaque, rejeta l’épée de son vis-à-vis d’un mouvement vertical, lui lacéra la figure, pivota, esquiva, trompa un nouvel opposant en feignant un fendant qui obligea le Hamachii à parer dans le vide, avant de changer de trajectoire, de se détendre de tout son long pour lui percer la gorge de part en part.

Un quatrième adversaire se présentait déjà, il cingla en direction de son visage pour la déséquilibrer, écartant sa rapière d’un revers. Estrée rabattit sa dague pour protéger son torse offert. Le Hamachii crocheta sa lame courte avec son épée, et, d’une torsion, lui arracha sa dague des mains. Estrée le repoussa d’un coup de botte dans les côtes et se remit en garde.

Cellendhyll cherchait un nouvel opposant, mais il n’y en avait plus. Il venait d’abattre cinq gardes et la pièce était décorée de cadavres. Estrée, quant à elle, terminait son duel. Constatant qu’elle n’avait nul besoin de son aide, il la contempla en pleine action. La transe bleutée, qu’il quitta volontairement, provoqua un léger étourdissement, heureusement passager.

La jeune femme attaqua en ligne basse, engageant l’épée de son assaillant ; ce dernier tenta une contre-parade, mais la jeune femme rompit, pour mieux revenir sur lui, de pied ferme, et relancer d’une tentative similaire. Le guerrier para encore d’un contre circulaire, mais cette fois Estrée ne recula pas, elle enchaîna d’un estoc en ligne haute. Bloquée au dernier moment, elle se remit à rompre. Puis réitéra son attaque initiale. L’autre avait du mal à suivre tant elle enchaînait vite, trop bousculé pour avoir le loisir de recourir à la transe berserk. Il réussit toutefois une deuxième contre-parade, qu’Estrée esquiva. Elle renouvela son estoc en diagonale haute, et l’épée du Hamachii se redressa en défense. Dans l’instant suivant, Estrée fit glisser sa main armée dans son dos, tout en se fendant sur le côté droit. Elle passa sous la garde de son adversaire, tourna son buste, et frappa par l’arrière. De sa rapière remontée au niveau de ses reins, elle estoqua le Hamachii en travers du cou. Celui-ci laissa tomber son arme, tenta de sortir la lame d’Estrée de la blessure et s’écroula, sans vie. La Fille du Chaos retira sa lame d’un geste sec et se redressa.

Cellendhyll laissa échapper un sifflement appréciateur :

— Où as-tu appris à te battre ainsi ? Avec une telle alliance de styles ?

Estrée le salua de sa rapière et rétorqua, ironique :

— Crois-tu être le seul à avoir bénéficié des enseignements d’Yvain ? Mon père m’a fait initier aux arts guerriers depuis l’adolescence. Sur ma propre demande.

Elle repoussa une mèche échappée de sa tresse. Il eut soudain envie de l’embrasser. Ils affrontaient les mêmes dangers, avec la même ardeur. Ils se côtoyaient presque comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Ils semblaient s’accorder parfaitement au chant de l’action, et elle paraissait de plus en plus incarner une égale, impossible de le nier. Il se reprit.

Pas ici, pas maintenant.

— Tu es très douée, Estrée, je suis heureux de l’admettre.

— Pas aussi bonne que toi, mais si tu consentais à me donner des leçons, je pourrais bien te surprendre !

— C’est une idée intéressante.

Contemplant les dépouilles, Cellendhyll se demanda où Rosh avait trouvé suffisamment d’or pour se payer les services d’un clan entier d’Hamachiis. Hormis la rente que lui octroyait la baronne Melfynn, sa génitrice, il ne connaissait au rouquin nul autre moyen de subsistance. Rosh distribuait de la poudre à tour de bras, a priori sans la faire payer, et il avait engagé un demi-régiment de mercenaires d’élite. Tout cela dépassait le cadre de ses manigances habituelles. Tout cela cachait une puissance qui couvait le Melfynn de ses bienfaits. Dans quel but ?

 

Ils avaient repris leur fouille, débarquant à l’étage supérieur. La grande pièce comprenait deux buffets, trois chaises, une table, le tout rabattu contre un mur. À l’opposé des escaliers, une porte ovale en chêne massif, barrée d’une épaisse serrure et percée d’un judas.

Faith était là, de l’autre côté de cette porte, l’Ange le savait sans avoir besoin de le vérifier. Tout comme il savait, sans savoir pourquoi, qu’elle vivait encore.

Il ouvrit le judas. Elle était allongée sur une couchette, sans connaissance. Au centre de la geôle, un système de cordes et de poulies. L’Ange préféra ne pas songer à son usage.

— Faith, c’est moi, Cellendhyll, je suis là pour te libérer !

Estrée étouffa une vive attaque de jalousie. Elle la réprima.

Il ne l’aime pas, il me l’a dit.

La dernière des Spectres frémit, bougea légèrement, gémit, mais ne s’éveilla pas.

Les instruments de l’Adhan se révélèrent trop petits pour cette serrure. L’Ange grimaça de frustration. C’était rageant d’arriver à portée de Faith pour rester impuissant devant une simple épaisseur de chêne, fut-elle doublée.

— Je suis stupide, j’aurais dû commencer par mettre la main sur Rosh plutôt que de vouloir avant tout délivrer Faith.

— Que faisons-nous ?

— Nous allons chercher la clé. Sur le Melfynn, car elle ne peut être qu’en sa possession. Dépêchons-nous, ils vont finir par se demander où nous sommes passés.

Cellendhyll redescendit à grands pas, suivi de la fille d’Eodh.

Le temps de la prudence était révolu. Soufflait le vent de la destruction.

Je n’ai rien pu faire pour sauver les autres, il ne reste que toi, Faith. Alors ne meurt pas, sinon jamais les Spectres ne me pardonneront…

 

Ils redescendirent les étages jusqu’au premier.

— Quelle bonne idée de venir profiter de mon hospitalité… Regardez-moi ces deux-là, quelle étrange association !

Rosh, qui venait de les interpeller ainsi, se tenait sur le palier avec Sequin et trois guerriers Hamachiis.

Cellendhyll avança de quelques pas. Il cherchait Rosh, et Rosh était là. Parfait.

Le rouquin attendit encore un peu et siffla.

Jusqu’alors cachés sur les poutres au-dessus de leur tête, deux Hamachiis déployèrent leur lasso de chanvre huilé qu’ils firent habilement claquer. Estrée fut happée par le cou, soudain vulnérable. Cellendhyll échappa à l’étreinte de son propre lasso d’une brusque torsion du bassin. Il saisit la corde au passage, l’entoura autour de son poing et tira dessus de tout son poids. Le garde qui tenait l’autre extrémité chuta à ses pieds.

Son comparse en revanche avait pris la précaution de s’allonger sur la poutre. Il tenait bon, tirant sur la gorge d’Estrée, juste ce qu’il fallait pour en faire sa captive. Les soubresauts que lui infligeait le garde par ses à-coups firent lâcher à la jeune femme sa rapière.

L’Adhan accueillit la chute de l’homme en faisant pivoter sa Belle dans sa main. Il l’abattit au moment où le Hamachii toucha le sol, en se baissant pour lui poignarder le cœur. Sa lame tourna une nouvelle fois dans sa senestre pour retrouver sa position initiale. Il se ramassa sur lui-même, en position d’attente.

Les trois Hamachiis se dressaient devant lui, armés de lourdes haches, leurs yeux étincelants du jaune de la furie bestiale. Sequin se tenait sur le côté depuis le début. Sa longue lame pointée vers le sol, il semblait attendre.

— Halte-là, Cellendhyll ! éructa Rosh en redressant son arbalète à deux coups qu’il n’avait même pas pensé à armer, sinon Estrée va y passer. J’ai déjà fait assassiner Érimas, l’héritier de la maison Garthe, parce qu’il menaçait de dénoncer mon trafic de drogue, alors je ne vais pas hésiter avec la fille d’Eodh !

Il lâcha un rire grasseyant et reprit :

— Décidément, je passe mon temps à menacer les femmes qui t’accompagnent. C’est assez jouissif au fond !

L’Adhan affichait non pas son habituel masque de fureur glacée mais au contraire un visage d’une sérénité parfaite. Ce calme surnaturel qui émanait de lui décontenança Rosh.

— Euh, quoi déjà ? Oui… Rends-toi, Cellendhyll, ou ta compagne y passe !

La Fille du Chaos parvint à glisser ses mains entre la corde et son cou, le temps de s’écrier :

— Non, Cell’, bats-toi ! Bats-toi pour moi !

Les trois guerriers chargèrent, leurs haches relevées, tandis que Rosh Melfynn tirait comme un possédé sur le levier de son arbalète pour l’armer. Sequin patientait toujours, immobile. Nettement plus efficace que le Melfynn, le garde juché sur la poutre tira lui aussi, sur sa corde, pour en finir avec Estrée. Cette dernière agrippait le lien de chanvre qui glissait et se débattait de son mieux, les jambes battant dans le vide. Son visage rougissait déjà du manque d’oxygène.