Chapitre 60
Perché dans le faîte d’un grand arbre aux feuilles pourpres, Cellendhyll voyait la cité des Arikaris pour la première fois, contrairement à Leprín. Il prit soin d’examiner son futur champ de bataille.
L’endroit ne possédait aucun ouvrage défensif et rien de remarquable. Une zone de taille modeste, aux limites indiscernables ; une trentaine de gros bâtiments en ruine, couverts de verdure, mousse, lianes, chèvrefeuilles, astilbe grimpant. Les Sang-Pitié ne semblaient pas résider ici de manière sédentaire. La place la plus à l’est, cependant, avait été entièrement dégagée.
Les clans du N’Dalloch étaient présents, avec pour chacun ses meilleurs guerriers. Ces derniers se reconnaissaient à leurs torques et bracelets de cérémonie, à leurs plumes précieuses, à leurs pectoraux en os laqués de différentes couleurs, chaque fois appariées à leur crête.
Les Arikaris étaient vautrés sans ordre, sans discipline. Une bonne part d’entre eux se partageait des pipes dégageant une fumée mauve. De lourdes coupes vermeilles passaient également de main en main, probablement emplies de cet alcool douceâtre dont raffolait le peuple arikari.
À droite de la place, une grande fosse avait été dégagée de son camouflage de nattes. La cavité était creusée aux pieds d’un monticule. Surmontant ce tertre, un socle de marbre noir, creusé de rigoles, encerclé d’un bassin en pierre, vide, profond d’une soixantaine de centimètres pour six mètres de long. Deux rigoles plus larges partaient du milieu de ce bassin pour descendre jusque dans la fosse.
De chaque côté de la fosse, six autres socles – nettement plus modestes –, espacés d’environ trois mètres, surmontés de poteaux entaillés de runes, également reliés à la tranchée par une série de canaux. Ces derniers détails avaient été cachés à Leprín lors de sa visite précédente.
L’attention de l’Ange se reporta sur la fosse. De son perchoir, il la voyait parfaitement. Elle se révélait tapissée d’ossements blanchis, maculée par endroits du brun produit par le sang séché, parsemé de paillettes luminescentes – témoignage de l’emploi d’une magie puissante et ancienne.
Il y avait également une grande hutte de bambou à l’écart, d’où provenaient des lumières d’un orangé tremblotant. Les chamans sortirent de la grossière bâtisse, accompagnés de Troghöl. Cellendhyll n’eut aucun mal à repérer le N’Dalloch. Irradiant de pouvoir et d’assurance, et peut-être d’une certaine impatience, ce dernier resta sur le seuil. Le groupe de sorciers se mit à étudier le ciel, voilé d’étoiles. L’air ambiant contenait une sorte d’attente. Comme si un événement devait se produire, inéluctable. L’un des jalons du destin. Un bouleversement de l’équilibre de la vie.
Elle fut là, soudain, plantée en plein milieu du ciel, occultant les étoiles. La Lune de Mu. Sa masse sombre, énorme, aurait été indiscernable sans le brillant cerclage magenta qui ourlait tout son pourtour. L’astre semblait ricaner aux yeux de Valkyr, aux yeux de l’ensemble des Plans.
L’apparition de la lune provoqua une clameur qui monta jusqu’au firmament, sauvage, sanguinaire et démente.
Troghöl rejoignit les chamans qu’il salua avec un respect surprenant. Après quoi, il prit la parole :
— Mes Sangs, ce soir n’est pas un soir comme les autres ! Vous le voyez, la lune noire est venue à notre appel. Mu a répondu. Et bientôt, ce sera notre maître à tous qui sera à nos côtés… Que sonne le Grand Festin !
Les Sang-Pitié explosèrent une nouvelle fois en cris, en vociférations, en hululements.
Le N’Dalloch hocha la tête à l’attention de ses sorciers. Ils étaient six à crête violette en plus de leur chef, celui à crête blanche, aux joues tatouées de runes. Les chamans allèrent se placer de manière à former un cercle de quinze mètres de diamètre. Ils se préparaient pour une invocation. Le Sang-Pitié tatoué lâcha une exclamation rauque en direction de la place et tous les guerriers se figèrent dans un silence respectueux.
Un chant s’éleva du cercle magique. Rauque tout d’abord, il devint sirupeux, puis à nouveau rauque et d’un rythme de plus en plus insistant.
Un ovale de lumière noire dressé à la verticale naquit de leurs volontés. Il densifia, au rythme de la mélopée, jusqu’à révéler le très attendu Ooom.
Livide et obscène dans sa nudité épanouie, la sculpture de dix mètres de haut figurait un être au crâne oblong et chauve, avec une bouche lippue et des orbites creusées, un sourire épanoui, gourmand, des bras et des jambes épaisses, un ventre rebondi sur lequel était tracé un tatouage aux volutes enchevêtrées.
Cellendhyll sentit les poils de sa nuque se hérisser. L’idole grossière suintait d’un indéniable pouvoir qui hérissait les nerfs. Elle rayonnait d’une malfaisance érigée dans toute sa plénitude, le mal à l’état pur. Elle avait les yeux fermés, et lorsqu’on la contemplait, une peur atroce prenait aux tripes, incendiait la cervelle, déchiquetait l’âme : et si les yeux de l’entité s’ouvraient face au monde ? De quelles atrocités seraient-ils annonciateurs, de quelles promesses de vice et de domination ?
Sur l’ordre du maître-chaman, de longues perches furent amenées de derrière la hutte et glissées dans des encoches prévues à cet effet de chaque côté, à la base de l’idole. Tout en fredonnant leur litanie, les chamans se divisèrent pour empoigner les perches. Ils soulevèrent la statue sans marquer le moindre effort, alors que sa densité et ses dimensions semblaient trop conséquentes pour qu’elle soit manœuvrée ainsi. Ainsi chargés, escortés de leur Prince qui avait pris la direction des opérations, les sorciers se dirigèrent vers le monticule, l’escaladant jusqu’à en atteindre le sommet. Appliqués, ils placèrent leur charge au-dessus du socle, tandis que Troghöl donnait ses ordres pour que l’alignement soit parfait.
Satisfait, le N’Dalloch mit fin à l’installation. Stabilisée au milieu du piédestal, l’idole fut lentement reposée. Un bruit sourd. Un enclenchement. Ooom était arrivé à bon port.
Cellendhyll jeta un coup d’œil au Légat. Juché sur une branche parallèle à la sienne, nettement moins à son aise que l’Ange dans une telle posture, il semblait captivé par la vision de la statue. Captivé mais pas séduit. Un air de dégoût recouvrait son large visage à peau foncée.
Les Sang-Pitié s’étaient relevés, ils scandaient le nom de l’idole, appelant leur dieu avec ferveur :
— Ooom… Ooom… Ooom… Viens à nous ! Nous t’offrons le sang des corps, le sang des âmes. Ooom… Ooom… Ooom… Abreuve-nous de ta puissance… Accueille le Morlok’Uuruh !
Tout à son examen, Leprín se disait que le mal, justement, pouvait se révéler une notion toute subjective. Pour le royaume ténébreux, le mal était l’empire de la Lumière. Et pour l’Empire, c’était les Ténèbres. Chose exceptionnelle, cependant, les deux Puissances auraient pu s’accorder sans querelle sur un point : cette entité, dressée là devant le Légat, se révélait une abomination pire encore que l’ennemi habituel et juré.
Un chaman agita les doigts, lancé dans un nouveau chant rauque. Un cerclage de runes magenta apparut, entourant les pieds de Ooom.
— Ça y est, murmura Leprín. C’est commencé. Mais ne t’inquiète pas, ils vont prendre leur temps. Ils sont trop sûrs d’eux, particulièrement ce soir. Ils vont continuer à boire et à se droguer.
— Pourquoi ne pas avoir fait apparaître la statue directement au-dessus du socle ? demanda Cellendhyll à voix basse.
— Il aurait été impossible d’obtenir un ajustement parfait par magie.
— Que va-t-il se passer, à présent ? Tu ne m’en as rien dit jusqu’ici.
— Ce que j’ai appris des Sang-Pitié et de leur religion maudite, je l’ai lu dans un recueil d’anciens textes à demi-effacés par le temps, alors je ne connais pas tous les détails. Mais je sais qu’ils vont devoir alimenter la statue. En torturant. En extrayant le sang et les souffrances de ceux qu’ils vont supplicier, les esclaves et mes Ikshites que tu vois dans cet enclos. Les chamans sont censés distiller ce mélange par magie, le transformer en une essence idéale pour la faire absorber à l’idole. Tout cela doit se faire en accord parfait avec la phase la plus haute de la lune de Mu. Alors leur dieu maudit, une fois suffisamment nourri, pourra s’incarner dans la statue de Ooom, son réceptacle, et communiquer avec ses fidèles.
Le Ténébreux marqua une pause avant de reprendre d’un ton pressant, qu’il voulait persuasif :
— Nous sommes ennemis, toi et moi, pourtant fais-moi confiance quand je te dis que nous devons empêcher cela à tout prix… Mon maître le Roi-Sorcier, que tu as affronté brièvement, est un enfant à côté de leur dieu. Un enfant timide et compatissant… Tu imagines ?
— Écoute, rétorqua Cellendhyll d’un ton glacé, je vais remplir ma part de marché, pas d’inquiétude là-dessus… Je vais tuer le N’Dalloch, du moins je vais essayer. Mais je ne le ferai certainement pas pour vous sauver toi, ton maudit seigneur et ton peuple… Ni même pour le reste des Plans, d’ailleurs. Je vais le tuer pour ce qu’il m’a fait, pour ce qu’il a fait à mes hommes, le reste de ce qui se passe ici ne m’intéresse pas… Je suis là pour Troghöl. Rien d’autre. Le reste, tu t’en charges, nous sommes d’accord ?
Le Légat opina sombrement.
Ooom présent, la cérémonie pouvait débuter. Troghöl lança un ordre bref. Ses guerriers savaient ce qu’ils avaient à faire. Six prisonniers néfiis furent extirpés de leur geôle et conduits jusqu’à la fosse. La terreur des indigènes était palpable, de même qu’une certaine résignation. Peu après, ils se retrouvaient attachés aux poteaux runiques qui surplombaient la cavité.
Six chamans, six captifs ; six bourreaux, six suppliciés.
Chacun des Sang-Pitié se rangea en face d’un Néfii attaché, disposant son propre matériel sur un trépied dressé pour l’occasion : le couteau sacrificiel en os blanc, les aiguilles à écorcher. Leurs instruments bien en main, ils se mirent à incanter un chant à la tonalité douce, patiente. Les couteaux à écorcher furent brandis. La torture pouvait commencer.
Les guerriers avaient repris leur habituel brouhaha jacassant, à la fois spectateurs insouciants, appréciant la maîtrise déployée par leurs sorciers, et acteurs impatients, fervents adorateurs, pressés de contempler leur parangon, d’acclamer sa présence tant espérée ; l’alcool et la fumée circulaient toujours, de plus en plus prisés.
Le chant accompagnait les sorciers, affinait leurs gestes, tandis qu’ils ôtaient soigneusement la peau de leurs captifs, d’autant plus motivés par la terreur et les souffrances qu’ils infligeaient. Le Morlok’Uuruh avait grand appétit, il fallait le rassasier !
L’hémoglobine émeraude des Néfiis s’écoula, abondante, alors même que ceux-ci poussaient des sifflements chargés tant d’horreur que de souffrance.
Le sang des suppliciés gouttait, roulait, coulait, serpentait jusqu’aux rigoles qu’il inondait peu à peu, jusqu’à se déverser dans la fosse.
Lorsque les chamans le jugeaient bon, les tourmentés étaient déliés de leur poteau et jetés sans ménagement dans la tranchée, pêle-mêle, pour y agoniser, renforçant la puissance de l’essence destinée à nourrir Ooom. Alors, d’autres captifs étaient violemment extraits de leur enclos, frappés s’il était besoin, conduits puis hissés et liés à un poteau.
Inlassablement la torture reprenait. Une nouvelle âme malmenée, écorchée, trahie, une nouvelle vie qui fuyait.
Le chant devint strident, il semblait vivre de lui-même, s’échapper des lèvres arikaries de sa propre volonté. Les chamans ne marquaient aucune pause dans leur sinistre besogne.
Avec les Ikshites, l’horreur monta d’un cran. Car les sorciers ne se contentèrent pas du traitement réservé aux Néfiis, ces derniers à présent dissous dans la fosse. Le premier des Ikshites fut soigneusement écorché. Mais ensuite, des lignes de pouvoir chamanique se mirent à s’allumer sur le corps du supplicié, suivant le tracé de ses nerfs. Elles pulsaient en cadence pour remonter jusqu’à son cœur. Au même rythme, une lueur intermittente éclairait la statue de Ooom de l’intérieur, brûlant d’avantage à chaque pulsation.
L’Ikshite épuisait ses dernières réserves de vie. Le chaman qui s’occupait de son sort lui fendit la poitrine d’un geste ample, qui trahissait une grande pratique. Le guerrier scarifié ne pouvait crier, le chaman lui avait tranché la langue.
De sa main griffue, il lui arracha le cœur avant de l’élever vers le ciel, sanglant tribut de chair, sans se soucier aucunement des derniers soubresauts du condamné.
— Ooom, voici ton offrande, voici le festin !
Le chaman tendit religieusement le cœur au N’Dalloch qui s’était rapproché. D’un coup de mâchoire, Troghöl arracha goulûment un morceau qu’il mastiqua d’un air extasié. Il tendit délicatement l’appendice sanguinolent à Skärgash, le Sang-Tueur, qui effectua le même manège avant de transmettre la chair découpée à l’un de ses camarades. Horrible spectacle que celui des cannibales arikaris en plein festin.
Les autres morceaux de choix seraient également partagés ; le foie, les reins, les testicules et la verge, que l’on poserait sur des plateaux et distribuerait à l’assistance.
Le cadavre de l’Ikshite fut jeté dans la fosse, comme les autres malheureux. Un autre le remplaça. Le cycle se poursuivit, démoniaque.
Assis, couchés, accroupis, captivés par le spectacle, le restant des Sang-Pitié attendait sa part du banquet, s’échangeant sans vergogne la drogue rituelle, acclamant, applaudissant la maîtrise de leurs chamans.
Une dizaine de guerriers fut désignée par Skärgash pour faire la navette entre la fosse et l’esplanade, chargés de plateaux d’acacia, de chopes en os, pourvoyeurs de cette boisson infâme prélevée à la louche, qu’ils qualifiaient de divine.
L’alcool, la drogue, le sang impie, les Arikaris dans leur ensemble se gorgeaient de plaisirs, jusqu’à l’indigestion. Ils trinquaient, entrechoquant leurs chopes, éructant leur plaisir, leur excitation, le sang des suppliciés coulait dans leur gorge, gouttait de leurs lèvres, maculait le bas de leurs visages.
Peu à peu, les guerriers s’affaissaient dans l’herbe ou sur leurs nattes, leurs sens s’alourdissaient de cet excès sanglant, enfumé, alcoolisé. Ils étaient plongés dans une ivresse, une jouissance, qui, pour eux, dépassait largement celle du sexe. Du reste, la sexualité des Arikaris n’était qu’une fonctionnalité biologique, ces derniers ne faisaient jamais l’amour, ils procréaient par nécessité.
Peu à peu, tandis que les prisonniers souffraient, les Sang-Pitié sombraient jusqu’à l’engourdissement de leur réalité.
Leprín et Cellendhyll avaient misé sur ce fait. Leprín surtout. L’Ange, au fond, ne misait que sur lui-même.
La lune de Mu s’était intensifiée, son feu magenta devint palpitant. La fosse était quasi pleine à présent. Les agonisants et les morts se mêlaient, flottant sur la mer d’hémoglobine. Le sang jaune des Ténébreux Ikshites se mélangeait à celui, vert, des Néfiis, formant une épaisse nappe verdâtre.