Chapitre 93
Au même moment, dans une autre partie de la forteresse chaotique.
La baronne Mharagret Melfynn, Mharagret la coquette, comme certaines mauvaises langues la surnommaient, était la seule Puissance du Chaos à recevoir juchée sur un trône – ciselé d’or –, a contrario de ses pairs, moins formels. Six larges colonnes ornaient la grande salle circulaire aux murs de marbre luisant. Une fresque recouvrait entièrement le plafond, représentant la ligne escarpée des montagnes de Llewendrek au lever du soleil. D’épaisses tentures au vert bordé d’or tombaient du haut des murs. Derrière le trône se croisaient deux étendards reproduisant le blason du clan Melfynn : un cygne orangé, les ailes déployées sur fond vert olive.
Avachie sur son large siège, la matronne avait l’apparence d’une jeune fille délicate au nez pointu, de stature mince, très mince, vêtue d’une lourde robe de brocard gris. Un gris terne, maussade, qui contrastait avec ses cheveux d’un roux éclatant qu’elle venait de faire couper très court, en signe de deuil. La magie affinait ses traits et sa silhouette pour les rendre désirables. Cependant, pour un œil exercé, sa beauté dégageait un relent factice. Un brassard noir ornait le haut de son bras gauche, identique à celui que portaient tous les Melfynn depuis l’annonce de la mort de Rosh.
Ses mignons étaient présents dans la salle d’audience. Pas moins de six bellâtres aux muscles saillants, la chevelure huilée tirée en arrière, le visage rasé de près, sanglés de cuir moulant, étaient campés à la droite de leur maîtresse. Avides de plaire, d’impressionner, de se faire remarquer.
Mina de Pélagon se tenait aux pieds du trône, courbée dans une posture soumise. Elle avait insisté pour être reçue séance tenante et seule l’évocation d’un secret capital concernant Rosh lui avait valu l’autorisation de rencontrer la régnante du clan Melfynn.
— Rosh a été assassiné, venait de souffler Mina.
— Je le sais, petite, rétorqua la baronne d’un ton peu amène. Par ce parjure scrofuleux de commandant Sequin !
— Justement non, votre seigneurie. Apprenez que Morion d’Eodh a menti. Votre fils a été tué par Cellendhyll de Cortavar, je le jure sur ma vie !
— Impossible, Cellendhyll de Cortavar est mort !
— J’étais sur place, à Castel-Boivin, et je vous affirme que je dis vrai. Le seigneur Morion a travesti la réalité pour couvrir le crime de son agent.
La baronne se redressa sur son trône, les poings crispés, les traits enlaidis d’un rictus enfiévré :
— Je le savais ! Je savais que la mort de mon Rosh cachait une quelconque machination. Ah, Morion d’Eodh, tu ne t’en tireras pas ainsi ! Mais pourquoi venir me révéler tout ceci ?
Mina releva son petit menton, fière :
— Parce que j’aimais votre fils, votre seigneurie, de toute mon âme. Je l’avoue au risque de vous déplaire. J’estimais indispensable que vous sachiez la vérité sur la fin injuste de Rosh.
— Ma fille, vous ne me déplaisez pas, bien au contraire. Je pourrais vous demander de témoigner devant le conseil mais Morion parviendrait sans doute à se disculper, retors comme il est. Il représente un pouvoir que, même moi, je ne peux attaquer directement. En revanche, son homme-lige, ce meurtrier de Cellendhyll de Cortavar, ne dispose pas de la même immunité. Mais je verrai cela plus tard. Je vous dois une faveur. Que voulez-vous de moi ?
— Votre protection directe, votre altesse – Mina savait que la vaniteuse baronne adorait être appelée ainsi. Mes parents sont morts l’année dernière comme vous le savez, et étant leur fille unique, je me retrouve bien seule et bien innocente pour présider au destin du clan Pélagon. Je crains les manœuvres de Morion, je crains qu’il ne s’attaque à moi et à mon clan.
La famille de Pélagon représentait une Maison d’excellente réputation et la jeune femme avait un aspect irréprochable. Mharagret la toisa un moment.
— Vous avez bien fait de venir me voir, ma chère petite. Nous partageons les mêmes vues sur la maison d’Eodh… Je me déclare ravie de vous accorder ma protection, elle ne sera pas de trop pour vous préserver des griffes de Morion. Ainsi, vous aimiez mon Rosh ? Parlez-moi de lui, parlez-moi de vos relations. Ce sera la meilleure des manières d’honorer son souvenir.
Mina se lança dans un récit nettement enjolivé retraçant un Rosh Melfynn idéal, nimbé de toutes les qualités, de tous les charmes. Nul doute que si les frères du rouquin avaient été présents, ils eussent grimacé d’abondance. Mais le seul auditoire qui comptait était celui composé par Mharagret, et la baronne buvait les paroles de la blonde tel un divin breuvage.