Chapitre 78

 

 

Situé à l’est du plan chaotique, au centre d’une région quasi inhabitée, le manoir de Castel-Boivin était juché sur un éperon de roches polies par l’écoulement du temps et la caresse des éléments. Un fortin aux respectables murailles barrait l’accès à la propriété, des guerriers hamachiis en armes y étaient positionnés, vigilants. La forêt de Streywen s’achevait au bas de la pente qui menait au domaine. Un large chemin de pierre serpentait jusqu’à l’étroit promontoire où était bâtie la résidence secondaire de Mina de Pélagon.

Toutefois, les invités n’avaient nul besoin de passer par la forêt. Le portail magique déposait directement les élus sur les pavés de la cour intérieure ; un carré de pierre envahi par la mousse éclairé de lanternes accrochées en hauteur. Les épaisses arches de vieille pierre qui encadraient l’endroit disparaissaient à demi sous le manteau du lierre et de la vigne vierge ; deux bâtiments se rejoignaient en U, autour de l’aile principale. La dernière partie du carré était composée d’un haut mur flanqué d’un fossé profond. À l’opposé, érigée au bord du piton rocheux, de l’autre côté des bâtiments, une tour de six étages se dressait vers le ciel nuageux.

Estrée et Cellendhyll venaient de franchir le portail. La quinzaine de gardes en faction à l’extérieur étaient tous des Hamachiis, le muscle saillant et l’œil vif. Cellendhyll prit soin de ne croiser le regard d’aucun d’eux. Il était inutile d’éveiller leur intérêt.

Une toute jeune femme au visage ingénu était chargée de l’accueil. Blonde, aux cheveux très courts, les yeux très bleus, elle portait un bijou d’or fin dans la narine droite, un autre dans la langue, un troisième dans son nombril dénudé. Fardée d’un maquillage outrancier qui ne pouvait altérer son charme, elle dévoilait impudemment ses formes, soulignées par une toge moulante et diaphane. Une tenue trop légère pour fraîcheur du soir mais la blonde n’en semblait pas incommodée pour autant.

— Estrée d’Eodh, votre présence ici est pour nous un tel privilège ! Je suis Mina de Pélagon, votre hôtesse. Rosh Melfynn et moi-même vous souhaitons la bienvenue à Castel-Boivin. Inutile de vous presser, la fête ne fait que commencer.

— Voici messire Lame, mon garde du corps du moment, dit Estrée en présentant à nouveau le sésame que constituait le carton d’invitation volé à Ghefrolas.

Ce dernier serait-il présent ? De toute manière, il n’aurait gardé aucun souvenir de leur rencontre.

— Votre garde du corps ? Quel exotisme ! Je gage qu’avec un tel homme, susurra Mina, vous alliez l’utile à l’agréable !

— En effet, Lame me garde de très près… lorsque je le juge nécessaire, rétorqua Estrée avec un regard complice à leur hôtesse.

Cellendhyll fut fouillé, comme il était d’usage, mais pas reconnu. La maîtresse des lieux officia elle-même et elle savait y faire. Elle palpa l’entrejambe de l’Ange avec une insistance prolongée, la tête remontée pour le regarder bien en face.

L’Adhan ne portait aucune arme, pas même sa dague sombre. Il toisa froidement Mina durant toute la fouille.

— À vous maintenant, dit la blonde en se retournant vers la Fille du Chaos.

— Non, je ne pense pas. Je suis l’héritière d’Eodh, ma chère, et je ne tiens pas à être fouillée… Mais voyez, je n’ai rien sur moi qui présente de danger.

Estrée ouvrit largement les pans de son long manteau noir, qu’elle ôta avant de le jeter dans les bras de la blonde.

Avec ses talons, l’héritière d’Eodh était présentement aussi grande que l’homme aux cheveux d’argent. Dans son ensemble minimaliste de lamé violet, elle apparaissait plus dénudée qu’autre chose. Il était évident qu’elle ne pouvait dissimuler aucune arme.

Il s’avérait impossible de ne rien ressentir en la regardant, que ce soit du désir ou de la jalousie. Du reste, les gardes hamachiis la dévoraient des yeux. Mina elle-même ne semblait pas insensible à ses charmes.

— Vous êtes superbe, ma chère, s’inclina la blonde… Et bien sûr, avec le rang qui est le vôtre, vous êtes dispensée de ce genre de formalité. Rosh ne m’a pas dit que vous veniez…

— Rosh l’ignore, sourit Estrée, c’est une surprise que je lui fais.

— Je sais que vous êtes en relation. Mais j’ignorais que ce fut sur ce plan-là…

— Justement, je viens essayer ses produits, notamment le Rêve de Jour. Depuis le temps qu’il me le vante !

— Alors nul doute que Rosh sera ravi ! Il se fera un plaisir de vous faire profiter de son hospitalité. Ah…

Mina avisait un nouveau groupe qui venait d’apparaître par le téléporteur.

Elle tendit son manteau à Estrée et lui annonça :

— Je dois vous laisser. Entrez et mettez-vous à l’aise. Vous n’aurez qu’à vous guider au bruit ! Rosh se prépare, il nous rejoindra tout à l’heure.

Mina toisa Cellendhyll des pieds à la tête, tout en passant la pointe de sa langue entre ses lèvres :

— À tout à l’heure, beau brun. Toi, je te promets une démonstration inoubliable de mes talents : je vais affûter ta lame comme jamais on ne l’a fait !

Cellendhyll se força à sourire, du bout des lèvres. Estrée lança une œillade lubrique à la petite blonde, tout en déclarant d’un ton rauque :

— Tu pourras user de mon homme, mais seulement si tu me laisses regarder, Mina !

— Oh oui, ce sera encore plus excitant ! Je vous rejoindrai un peu plus tard et nous trouverons bien une idée pour vous faire passer cette soirée dans les meilleures conditions.

Estrée passa son manteau, saisit l’Adhan par le coude et l’entraîna dans le manoir de son pas dansant.

— Tu vois, c’était bien le meilleur moyen d’entrer à Castel-Boivin, lui murmura-t-elle. Ce sera encore plus facile que je le pensais.

— Nous verrons…

Elle raffermit son emprise sur son avant-bras et le tira à l’intérieur.

— Hum… soupira-t-elle lascivement, toi et cette blonde, et moi à vous regarder, ça t’excite ? Moi oui !

— Estrée, tu plaisantes j’espère ?

Elle lui offrit un sourire mutin :

— À ton avis, beau brun ?