Chapitre 76
Cellendhyll s’éveilla au petit matin, instantanément lucide, comme il en avait l’habitude. Il avait passé une nuit parfaite, même s’il sentait que le vin de la veille alourdissait légèrement les contours de son esprit.
Estrée était en face de lui, blottie sur l’autre canapé, dans son peignoir, encore profondément assoupie. Son visage nacré était nimbé d’une innocence dévoilée malgré elle, touchante, enfouie d’ordinaire sous le poids des responsabilités, des tracas, sous le masque libertin, sauvage, indépendant, sous l’esclavage du pouvoir.
L’Adhan se leva, laissant tomber sa couverture, et vint la soulever entre ses bras, doucement, tout doucement, pour ne pas l’éveiller. À bout de bras, il la ramena dans son grand lit, la coucha, la borda. Il rajusta une mèche soyeuse qui masquait sa paupière.
Tu es si loin, Devora, et tu fais partie du passé, tandis qu’Estrée est là, elle incarne le présent… Que dois-je faire ?
Il contempla la belle endormie quelques longues minutes et finit par sortir d’un pas feutré.
Cellendhyll avait retrouvé le ressenti pur du Hyoshi’Nin. Vêtu de ses seules bottes et de son pantalon, il évoluait en tournoyant dans l’air glacé, sa bouche relâchant la buée par de larges nuages. Ses muscles ondulants de vigueur, comme taillés dans l’airain.
Au bout de sa main, parfaite extension de son bras, de son pouvoir, sa Belle de Mort paraissait absorber la lumière. Elle zébrait, mordait, piquuait, découpait ses adversaires imaginaires. De son autre main, aplatie, il sabrait, tranchait, fouettait.
L’état de grâce, le présent simple, l’abandon des sens.
Il était prêt.
Ce soir marquerait le début de sa rédemption. L’Adhan pouvait soit s’abîmer dans le désespoir, se replier sur lui-même. Se renier… Soit conclure cette aventure à sa manière, la seule qu’il connaisse. Réparer dans une certaine mesure. Agir.
Libérer Faith, éliminer Rosh et Sequin une bonne fois pour toutes représentaient pour lui les seuls moyens de conjurer l’échec de sa mission, les morts de Khémal et des Spectres.
Pour parfaire cette rédemption, il lui resterait à retrouver Dreylen et à lui faire payer son crime. Chaque chose en son temps, il fallait déjà affronter le présent.
— Je ne me lasserai jamais de te contempler en plein effort !
Estrée s’encadrait dans l’ouverture de la baie vitrée. Elle s’était douchée. Ses cheveux entourés d’une serviette blanche, elle avait passé une houppelande de laine bleu azur.
— As-tu bien dormi ?
— Oui. Merci de m’avoir remise au lit. Tu es le plus parfait des chevaliers servants !
La tonalité cristalline de sa joie s’envola dans le ciel pur, se mêlant au vent d’est, complice, jusqu’à survoler la tempétueuse Streywen.
— À ton service, dit-il en joignant à ses mots une courbette.
— Le petit-déjeuner t’attend, ajouta la jeune femme. Je te préviens, je l’ai préparé moi-même, c’est une première. Tu es du genre à boire du café, n’est-ce pas ? Très noir ?
— Estrée, tu vas continuer à me chouchouter longtemps comme ça ?
— Pourquoi, tu trouves ça désagréable ?
Son sourire dévoilait la fossette de son menton pointu.
Le temps qu’il revienne de sa douche, vêtu de cuir bleuté, Estrée avait ôté sa houppelande et passé sur sa robe émeraude un grand tablier blanc.
Le plan de travail central de la cuisine était encombré de poêles, de bols, d’ustensiles en argent, de coquilles d’œufs, de torchons salis. Estrée avait une tache de farine sur la joue. Sur une assiette reposait un tas de galettes de froment, qu’elle venait de faire cuire, recouvertes d’un nappage de sirop d’érable ; de longues tartines beurrées ; dans un autre plat, des tranches de kiwis, d’ananas et de papayes ; un pot de café fumant.
— Un vrai délice ! assura Cellendhyll quelques minutes plus tard, la bouche à moitié pleine.
Il esquiva un coup de serviette, mais le rire d’Estrée l’atteignit de plein fouet.
En fait, les galettes étaient trop cuites et l’héritière avait mis trop de sirop. Mais elle paraissait si heureuse de son initiative qu’il refusait de lui gâcher son plaisir.
L’Ange n’en mangea pas moins avec appétit, d’autant plus que le café s’avéra être parfaitement à son goût. Ils bavardèrent gaiement, parlèrent voyages, évoquèrent les Territoires-Francs, qu’ils connaissaient bien tous les deux, échangeant de bonnes adresses, souriant, riant.
Estrée était radieuse. Quant à Cellendhyll, il se sentait bizarre. Il découvrait un univers inconnu. Cela ressemblait donc à ça, la vie à deux, l’intimité, le quotidien ? Où étaient donc l’ennui et la gêne ?
Nous n’avons même pas couché ensemble et déjà je me sens bien avec elle. Je me projette dans ces petites choses que nous partageons, dans ses regards, son sourire.
Accorde-toi ce modeste plaisir, il ne va pas durer. Laisse-toi aller, profites-en, car tu n’oublieras pas pour autant que ce soir sera l’heure de la vengeance !
Qui hantait ainsi son esprit, sa propre conscience, la voix du Chaos, ou celle de la Dague ?
Laissez-moi tranquille !
Le ricanement qui suivit était nettement celui de la Belle. De cela au moins, il fut certain.
Le sérieux, la gravité de ce qui les attendait, revinrent d’eux-mêmes planer dans le séjour où ils s’étaient étendus, sur les canapés, l’un en face de l’autre, chacun perdu dans ses pensées.
Ils révisèrent leur plan et ses préparatifs jusqu’au milieu de l’après-midi. Satisfait, Cellendhyll s’abandonna à une longue séance d’étirements, Estrée à la sieste.
— Le moment est venu de nous occuper de ton apparence. Viens t’asseoir devant moi. Je ne vais pas remodeler ton visage, ne t’inquiète pas. D’ailleurs, je n’en ai pas le pouvoir. Je vais juste tisser un masque par-dessus tes traits. Ton apparence ne sera changée qu’aux yeux des autres. Bien sûr, un mage qualifié pourrait repérer ce genre d’illusion. Mais ni Rosh ni ses sbires, à ma connaissance, ne disposent de ce talent.
Une fois Cellendhyll installé, Estrée posa les mains à hauteur de son visage. Une ride de concentration sur le front, elle traça les runes de changement et se concentra sur l’image qu’elle désirait obtenir. Les traits de l’Ange disparurent sous une brume de vapeur mauve.
L’Adhan avait perçu une fraîcheur entourer son visage. Il crut sentir ses traits frémir. Estrée tissait toujours l’air de ses doigts, ajustant son sortilège par touches délicates. Elle abaissa enfin ses mains. Le nuage disparut.
— Voilà, c’est fini. Je pense que ça ira très bien. Je n’ai pas touché à la couleur de tes yeux, je les aime trop ainsi. Tu devrais aller te regarder dans la salle de bains.
Cellendhyll rejoignit la pièce d’eau à grands pas. Il se toisa, les mains sur les hanches, devant le miroir qui ornait toute la longueur du mur du fond.
Il ne se reconnut pas.
Un homme à la peau sombre, à l’abondante chevelure de jais tirée en arrière, lui faisait face. Un nez légèrement busqué, des lèvres charnues. Au milieu de sa large figure, ses yeux de jade luisaient, inchangés.
Estrée avait du potentiel en matière de magie. Elle lui avait créé un visage de guerrier, aussi aride que le véritable, aussi marquant, et cependant bien différent. Cellendhyll se palpa la figure, ses doigts reconnurent le territoire exploré. Sous le camouflage magique, il était toujours le même. Il revint dans le salon, hochant la tête d’une moue approbatrice.
— Alors tu te plais ? demanda la jeune femme.
— Tant que c’est provisoire, ça me convient très bien. Au fait, ça part comment ce genre de sort ?
— J’ai accordé le sort sur toi, il te suffira de prononcer le mot « Nirvanéus » pour que le sortilège cesse. Puisque nous parlons de magie, j’ajouterai une chose : je viens à peine de retrouver mes modestes pouvoirs, mais ne compte pas sur moi pour m’en servir outre mesure. Je déteste y avoir recours et je me sers des runes le moins possible.
— Pourquoi donc ?
— En vérité, je préfère une bonne lame à l’usage de la magie. D’autant plus que mon père et mon frère excellent dans les Arts Étranges, et que je ne veux surtout pas leur ressembler.
— Je ne connais pas bien le duc Ellvanthyel mais je peux t’assurer que tu ne ressembles pas du tout à Morion. Et là, je sais de quoi je parle !
— Dois-je le prendre comme un compliment ?
— Oh, le plus grand des compliments !
Ils partagèrent ces rires francs qui jaillirent de leur gorge, se mêlant l’un à l’autre, entrelacs d’entente et d’attirance.
Mais cette détente ne dura pas. L’heure de l’action approchait. Tous deux expérimentés, ils avaient à cœur de rester concentrés sur leur nouvelle mission. La première qu’ils partageaient vraiment.
Cellendhyll acheva de lacer son pourpoint de cuir bleu, il déplia son manteau gris qu’il posa sur le dossier d’un fauteuil.
— À présent, je vais te laisser, reprit Estrée. C’est à mon tour de me préparer.
Elle prit une douche, tout en chantonnant. Quel bonheur que d’avoir cet homme à ses côtés, quel bonheur de ne plus être esclave de la bleue-songe !
Ce soir, elle serait sublime. Non seulement pour se montrer sous son meilleur jour face à Cellendhyll, mais également pour des raisons de stratégie. Lors de cette soirée à Castel-Boivin, dans l’antre de Rosh, la Fille du Chaos escomptait bien focaliser l’attention sur elle, offrant ainsi à l’Adhan une sorte de camouflage supplémentaire.
Une fois propre, les reins enserrés d’une épaisse serviette, la jeune femme s’assit à sa coiffeuse et peigna ses longs cheveux, inlassablement, avant de les tresser en une lourde natte arrière. Un saphir vint orner sa narine gauche, deux larges anneaux d’or étincelants décorèrent les lobes de ses oreilles délicates. Une pierre shaad’dûh, travestie en opale, agrémenta le haut de sa poitrine. Elle n’avait nul besoin de maquillage, sa beauté retrouvée suffisait amplement.
La tenue à présent. Le choix fut vite fait en dépit de sa vaste garde-robe.
Un caraco en lamé violet, ajusté pour mettre en valeur sa poitrine ainsi que son ventre plat et musclé, un cache-sexe de même tissu et couleur, réduit à sa plus simple expression, qui laissait tout loisir d’admirer ses jambes fuselées, qu’elle enduisit d’un baume les rendant aussi chatoyantes que de la soie moirée. Une paire de bottes en cuir souple à talons fins vint compléter l’ensemble.
Elle se contempla dans le grand miroir. L’effet produit était renversant. Un long manteau noir, en cuir d’agneau, cacherait son ensorcelante silhouette le temps du voyage.
Estrée revint dans le séjour, son pardessus plié sur l’avant-bras. Elle jeta le vêtement sur un canapé avant de faire une volte lente sur elle-même.
— Alors, qu’en penses-tu ?
Cellendhyll avait les yeux écarquillés, la cervelle en fusion, il espérait que son érection ne se voyait pas sous son pantalon moulant. Il ne s’était pas rendu compte qu’elle était si belle, bien plus que toutes les autres femmes de sa connaissance.
— Tu… es… Tu es…
Les mots ne venaient pas, impropres, trop fades.
Elle en rit, gaiement :
— Ma foi, ta réaction est plutôt flatteuse !
Elle se rapprocha, ondulante, les yeux rivés dans les siens et lui délivra un baiser rapide et cependant rempli de promesses. Elle recula sans attendre et sourit :
— Pour te porter chance, mon bel ange !
Cellendhyll la regarda s’éloigner jusqu’à la sortie de ses appartements, reprenant son manteau au passage. Il s’ébroua enfin, relâchant sa respiration.
Concentre-toi sur Faith et sur Rosh, espèce d’obsédé !
Cachant son propre trouble, elle lui offrit son bras. Il l’accepta, la saluant d’un élégant signe de tête.
Elle le guida par des tunnels secrets connus des seuls régnants d’Eodh, bien aérés, éclairés d’éclats de gemmelitte jaune. Un moyen parfait pour eux d’échapper aux regards curieux. Il mémorisa l’itinéraire par instinct, à l’aide de sa mémoire avivée d’Ombre.
Il arrêta l’héritière au bon milieu d’un couloir, le temps d’annoncer :
— Merci de toute ton aide, Estrée, elle m’est précieuse. Je ne suis pas fier de t’avoir si durement traitée. De t’avoir infligé Valkyr.
— Cellendhyll, ne te reproche rien à mon sujet. En ce qui me concerne, je suis heureuse de t’avoir suivi là-bas. J’étais moribonde en arrivant sur le Plan des Sang-Pitié. Moribonde de corps et d’esprit. Je me sens revivre à présent, plus forte que jamais, grâce à toi, grâce à Lhaër.
Il hocha la tête, incapable de répondre avec des mots.
Rosh. Faith. Concentre-toi !
Il sentait le Hyoshi’Nin, tout proche, prêt à se déclencher sur sa volonté. C’est toutefois au zen qu’il fit appel pour retrouver sa lucidité.
Le mantra familier défila dans son esprit, l’éclaircissant à mesure qu’il s’égrainait :
Je suis l’Ombre, insaisissable et mortelle.
Mon esprit est une lame.
Mon corps est une arme,
Je sers la voie Unique,
S’adapter, c’est vaincre.
Je suis l’Ombre,
Je danse et je tue.