Chapitre 85

 

 

Bats-toi pour moi, je me battrai pour toi !

Estrée lâcha la corde le temps de tisser les runes. Elle invoqua les vents, l’un des rares sortilèges qu’elle maîtrisait, les vents zélés qui vinrent la soutenir, la soulever de leurs ailes immatérielles. La jeune femme respirait un peu mieux. Elle devait se dépêcher car elle ne tiendrait pas le sort bien longtemps, c’était déjà un miracle qu’elle ait pu l’invoquer sans faire d’erreur. D’un sursaut de pensée, elle ordonna à ses ailes de mana de la hisser vers son adversaire. Tout en remontant, elle claqua ses bottes l’une contre l’autre. Une lame d’argent jaillit du bout de sa botte droite. Estrée se cambra, bascula sur elle-même, toujours lancée en plein vol ascendant. Elle termina son élan en plantant sa lame dans la cuisse du garde qui lâcha la corde. La fille d’Eodh retira son arme et tourna sur elle-même à toute vitesse, portée cette fois en diagonale. La lame qui tournoyait au bout de son pied toucha une deuxième fois, cette fois en pleine gorge. Frappé à mort, le garde s’effondra sur le parquet. La jeune femme termina son mouvement en basculant une nouvelle fois, juste à temps pour agripper la poutre de ses bras. Sa magie, trop faible, l’avait abandonnée. Elle se redressa, s’empressa d’ôter le lasso de son cou. Un grattement lui fit lever la tête. À chacune des extrémités de la poutre sur laquelle elle se tenait, un guerrier berserk venait d’apparaître, un poignard entre les dents.

 

Cellendhyll fit une nouvelle fois tourner la dague dans sa main. Les traits toujours aussi imperturbables, comme détaché de la réalité. Pendant la tirade de Rosh, comme à son habitude bavard lorsqu’il se croyait triomphant, l’Ange avait fait le vide en lui, s’obligeant à ne pas songer au sort d’Estrée. Il avait ouvert la porte au Hyoshi’Nin et le Hyoshi’Nin était venu dans sa force tranquille. Plus rien pour le déconcentrer, pour le gêner, il ressentait chacun des occupants de la pièce, sans exception, sans doute aucun. Il baignait dans l’état de grâce, s’en nourrissait, le respirait, tout simplement. Et cela suffisait pour faire de lui une machine à tuer plus redoutable encore qu’auparavant.

Sans qu’un muscle bouge sur son visage, il bondit sur ses Hamachiis. Sur l’instant, il n’analysa rien. Il bougea, rien d’autre.

Lorsqu’il eut terminé son élan, les trois guerriers étaient morts, découpés par la dague sombre, qui avait déjà retrouvé son étui de botte. Rosh gisait au sol, assommé. Son arbalète était entre les mains de l’Ange, ce dernier venait de l’armer et de s’en servir pour abattre les deux gardes qui menaçaient Estrée en haut des poutres ; le premier au beau milieu du front, le second en pleine bouche. Leurs corps gisaient sur le parquet, écartelés dans la mort.

Le ressenti pur vient du centre de moi-même, pas de l’extérieur, comme le zen.

Cette soudaine prise de conscience le déconcentra juste le temps qu’il fallait à Sequin pour bondir. Cellendhyll sentit un souffle de vent, une brûlure à sa joue. Sequin reculait déjà, hors de portée, sa lame rabattue en défense basse, la pointe tachée du sang de l’Ange.

Ce dernier porta une main à sa joue. Encore un geste de défi ? Comme celui de Troghöl ? Il jeta l’arbalète et dégaina sa lame sombre.

— Reste où tu es, Estrée, tu es en sécurité là-haut. Les Hamachiis sont morts, il ne reste que Sequin et il est à moi !

Lorsque l’Adhan parlait sur ce ton, on lui obéissait.

De son perchoir, la jeune femme le contemplait, bouche bée, tout en gardant un œil sur le corps inconscient de Rosh :

— Qu’as-tu fait ? balbutia-t-elle.

— Je ne sais pas, révéla Cellendhyll.

Je ne sais vraiment pas.

Dans le feu de l’action, l’homme aux cheveux d’argent n’avait songé à rien. Il avait intégré les paramètres du combat et il avait réagi. Le Hyoshi’Nin, qui somme toute venait de lui et non d’une entité étrangère, comme sa dague, avait fait le reste, digérant ces paramètres pour adapter son corps à la meilleure réponse musculaire ; la meilleure solution guerrière.

Juste l’essentiel.

Chaque fraction de fraction de ses mouvements s’était révélée parfaite. Jamais avec le zen il n’aurait obtenu un tel degré d’exactitude, affinée jusqu’à son point le plus parfait.

— J’ignore quelle magie tu as employée mais elle est efficace, intervint Sequin, tout sourire, en faisant de petits moulinets de sa lame.

Le guerrier paraissait toujours avide d’en découdre avec l’Ange et ne semblait pas impressionné par ce qu’il venait de se produire sous ses yeux. Au contraire, la suffisance s’imprimait sur ses traits durs.

— Ce n’est pas de la magie, rétorqua Cellendhyll.

— Peu importe, cela ne change rien. J’ai pris un risque, vois-tu ? Celui d’attendre que tu élimines les autres… afin de me laisser l’opportunité de te tuer moi-même. Jamais je n’ai vu quelqu’un bouger aussi vite. En vérité, je n’ai rien vu de tes gestes. Tu es si rapide, l’Adhan, tellement plus que moi ! Mais je l’avais déjà constaté et je m’y suis préparé en conséquence…

L’acier nain dont était forgée la lame de Sequin étincela dans la lumière des lampes à huile, luisant d’un vague halo bleuté. Du menton, le guerrier désigna la dague sombre.

— Une vulgaire dague ? C’est avec ce cure-dents que tu comptes m’affronter ? ricana-t-il.

— Ce n’est vraiment pas une vulgaire dague et tu riras moins lorsque je te l’aurai enfoncée dans les tripes, riposta Cellendhyll.

Les deux guerriers étaient de corpulence similaire mais Sequin bénéficiait du surcroît d’allonge conféré par sa longue lame.

La dague sombre se mit à pulser d’une lueur pourpre. Puis elle commença à s’allonger, à s’alourdir dans la main de l’Adhan. La dague fut lance, elle devint sabre. Une longue lame toute noire, presque droite, d’un seul tranchant, avec une poignée que l’on pouvait empoigner indifféremment d’une ou des deux mains. Aussi parfaite, aussi bien équilibrée qu’à chacune de ses incarnations.

Cellendhyll opta pour la seconde prise et la fit lentement tourner entre ses mains. Un cercle devant lui, puis deux. La lumière semblait glisser sur son tranchant, comme repoussée par la lame. Il lui semblait qu’un cœur pourpre palpitait au cœur de l’acier, avide de boire les âmes. L’Ange arbora un sourire cruel.

Après ce qui s’était produit face au dieu des Sang-Pitié, il avait décidé ne plus s’étonner des pouvoirs sans cesse grandissants de sa lame étrange. Il prenait chaque manifestation comme un don du destin et ne pouvait jusqu’ici que s’en féliciter.

Un instant surpris, Sequin se reprit, le visage déformé par une grimace de haine. Il recula de trois pas, se ramassa sur lui-même, son épée à hauteur du nombril, pointée devant lui.

— Tu es prêt ? Non, évidemment pas. Ne t’inquiète pas, je vais faire durer le plaisir.

Cellendhyll éprouva un vertige soudain. Il chancela, son corps saisi d’une vague glacée. C’était comme si on lui avait transfusé un liquide givré dans les veines.

— Cell’, qu’est-ce que tu as ? s’inquiéta Estrée.

L’Adhan se sentait ralenti, les réflexes endormis, les membres lourds. L’état de grâce le quittait, balayé par le venin qui courait dans ses veines. Il avait très froid. Ses muscles engourdis, il lutta pour conserver son équilibre.

— Je vais te le dire, moi, ce qu’il a ! J’ai truqué le combat. Je t’ai injecté du képéhilo, Cellendhyll de Cortavar. Tu connais ses effets ? Ce poison n’a rien de mortel, cela va juste me permettre d’équilibrer les chances. Non, soyons franc, il va me permettre de te massacrer. Et je vais prendre tout mon temps !

Sequin avança sur l’Ange en droite ligne. Son épée jaillit sur la gauche, en contretemps. Cellendhyll réussit à parer in extremis, mais Sequin fit un pas en avant et le culbuta d’un coup d’épaule. L’Adhan s’effondra maladroitement. Il secoua la tête et se releva avec difficulté.

Sequin revint à la charge. Balayage horizontal, engagement, nouveau coup d’épaule. Cellendhyll chuta pour la deuxième fois. Puis une troisième et une quatrième, à chaque reprise renvoyé à terre par son adversaire.

Ni le zen, ni l’état de grâce ne pouvaient contrer l’effet du poison. Si Sequin avait voulu le tuer, à cet instant, il l’eut réalisé sans difficulté aucune. Mais le guerrier voulait profiter du moment, le savourer le plus longtemps possible. Il se voyait déjà, devant un parterre d’admirateurs, clamer avoir abattu Cellendhyll de Cortavar en plein duel.

Les jambes balayées par Sequin, l’Adhan s’écroula une nouvelle fois.

Un rai de la lumière de Valistar, la lune régnante du Chaos fusa à ce moment par l’une des meurtrières qui entaillaient les murs. Une pulsation se mit à battre dans le torse de Cellendhyll, lente et grave, tel un tambour de guerre. Le cœur de loki, implanté par la magie subtile de Morion, se réveillait sous l’influence de l’astre de la nuit.

 

Estrée ne se fit aucune réflexion sur la métamorphose de la dague sombre. Elle avait pourtant parfaitement vu la dague devenir épée, mais le fait glissa sur son esprit avant de s’évanouir. En revanche, elle se mit à ramper sur la poutre, pour se rapprocher des combattants.

— Ne bouge pas, Estrée ! clama l’Adhan.

Elle s’immobilisa. Il se releva sans grâce. Et se déplaça de manière à être toujours baigné par l’éclat de Valistar.

 

Sequin faisait déjà siffler son épée. Cellendhyll releva son sabre à la perpendiculaire, pour une parade. L’acier blanc tinta contre l’acier noir. Sequin donna un coup de genou. L’Ange avait vu partir le coup, il fut trop lent à réagir. Atteint dans les côtes, il se plia en deux. Sequin le frappa ensuite du pommeau de son épée dans la nuque. Cellendhyll roula sur le parquet, sonné. Le comparse de Rosh le laissa se relever, reprendre son souffle, trop heureux d’infliger une correction à celui qui incarnait pour beaucoup le meilleur combattant du Chaos. Sans se rendre compte que ce dernier prenait soin de se faire baigner d’une nouvelle flaque d’éclat lunaire.

Le jeu de Sequin se poursuivit. Chaque attaque du guerrier était un calvaire pour Cellendhyll qui devait mobiliser toutes ses forces déficientes, toute sa concentration, pour se défendre. Il bougeait à peine, trop faible. Se faisait ridiculiser, mordant le sol à chaque attaque de son adversaire. Estrée avait tenté une fois encore d’intervenir, l’Ange avait continué de refuser son intervention.

Mais c’était la nuit, et Valistar régnait dans le firmament du Chaos. Le sang loki fusait dans ses veines tandis que son cœur second combattait le venin, cet ennemi insidieux, de son feu rageur. L’Ange se sentait de mieux en mieux, son esprit plus clair, ses muscles réchauffés. Et son cœur second continuait d’accentuer sa mélopée martiale.

— Bon, je vais faire couler ton sang, à présent, décida Sequin.

Il s’approcha, moulina l’air de sa lame en la faisant tournoyer, avançant à grands pas. Arrivé au contact, il effectua une attaque au fer, glissa dans une passe latérale et se détendit pour porter une botte vicieuse au niveau du flanc gauche de l’Adhan.

Habilement réalisée, la flanconade aurait dû porter, mais Cellendhyll réussit à interposer son sabre de justesse, bloquant le coup de pointe, avant de rejeter l’arme de son ennemi d’une contre-riposte.

Il reprit sa posture de défense, un peu hésitant dans son équilibre mais un sourire moqueur au coin des lèvres.

— C’est tout ce que tu sais faire, Sequin ? Je suis déçu. Où est mon sang ?

— Attends, éructa le commandant. Dans quelques instants, tu feras moins le malin !

Sequin accéléra le tempo de ses frappes, engagé cette fois dans un véritable assaut. Cellendhyll lui opposa une défense apparemment désespérée mais toujours efficace. Il reculait, sans pour autant fuir, passant de rai lunaire en rai lunaire. Abreuvé de ces éclats énergétiques, son cœur second tambourinait de plus belle.

 

Estoc, taille, revers, fendants, brisés internes ou externes, enlevés, diagonales et parades, voltes et contre-voltes, fouettés… Tout l’éventail offensif ou défensif fut déployé par les deux combattants. L’exactitude et l’acharnement. La promptitude et l’équilibre.

Cellendhyll fit parcourir un cercle complet à la lame de son sabre avant de le ramener lentement derrière lui, figé horizontalement au-dessus de sa tête. Les jambes fléchies, le buste droit, il pivota pour se placer de biais par rapport à Sequin. Paré à la riposte.

Son arme empoignée à deux mains, Sequin avança d’un bond rapide. Un arc de cercle vers la droite, et le guerrier projeta sa lame dans un coup de taille à hauteur des épaules. L’homme aux cheveux d’argent rabattit son sabre pour détourner l’assaut et riposta d’un revers qui repoussa l’arme de son adversaire. Cellendhyll inversa le mouvement pour obliquer dans un assaut en ligne basse. Sequin ramena sa lame au dernier instant, dans un effort désespéré. Il fut obligé de rompre.

— Il semble que je sois redevenu un poil plus rapide que toi ? Qu’en penses-tu ?

Merveilleux cœur second.

— Maudit sois-tu, l’Adhan !

Et Sequin attaqua à grands coups de taille, la rage peinte sur son visage.

Cellendhyll dut reculer sous le déluge furieux qu’il ne pouvait que contenir du mieux possible. Il avait retrouvé une bonne part de sa vitesse d’exécution, certes, mais il se sentait encore affaibli et Sequin affichait une plus grande puissance. Les coups de boutoir que contrait ou détournait l’Adhan lui secouaient les bras. Il faillit presque se faire arracher son arme d’un estoc particulièrement appuyé.

Ils glissaient sur le sol, ombres élégantes, inquiétantes, vouées à l’art de détruire. Parangons de violence et de maîtrise. Chevaliers de la Mort. Le rictus arboré par Cellendhyll était plus effrayant encore que celui de Sequin. Ses mouvements se faisaient de plus en plus assurés.

Plus la moindre goutte de poison dans son corps. Les traits de l’Ange se détendirent en l’espace de trois secondes, retrouvant ce détachement hors-norme. Le Hyoshi’Nin pouvait enfin agir.

— Adieu Sequin, embrasse la mort pour moi. C’est une vieille et fidèle maîtresse…

Nimbé du ressenti pur, l’Ange feinta une estocade basse, de plein pied enchaîna sur un enlevé intérieur. Pivota d’un bloc. S’effaça, tout en se laissant tomber sur un côté, en appui sur la paume et le genou droits.

— Noon ! hurla Sequin.

Il avait compris ce qui l’attendait, lui qui avait réagi avec un temps de retard, sa lame toujours placée en quarte haute.

Cellendhyll se détendit, remonta sa main armée, le bras soudain rigide.

L’acier noir perça l’aine de Sequin avant de traverser l’homme de part en part. L’Ange se redressa, retourna la lame dans la plaie, avant de faire un pas en arrière, les bras sèchement relevés en diagonale haute. Éventré jusqu’au menton, Sequin s’effondra dans une mare de sang et de viscères fumantes.

Sa tâche achevée, la Belle de Mort retrouva sa forme première, exhalant une onde de satisfaction. Mais elle n’était jamais aussi heureuse que quand elle baisait, buvait, volait, l’âme d’un Ténébreux. L’Adhan la rengaina distraitement.

 

Rosh avait rampé le long du mur, tentant de se faufiler dans les escaliers, mais Estrée bondit de son perchoir pour lui bloquer le passage. Le rouquin se retourna, se cogna contre le mur, laissant échapper ce qu’il tenait dans la main, reprit son équilibre et s’engagea en face, sur les marches qui montaient au dernier étage.

Cellendhyll s’élança à sa poursuite.

Estrée alla ramasser l’objet. Une grosse clé. Celle de la cellule de Faith, à n’en pas douter.

Vas-y, susurra alors la conscience d’Estrée. C’est le moment, tu n’en auras pas de meilleur.

La Fille du Chaos gardait sur elle, cachée contre ses reins, une minuscule dague enduite d’un poison foudroyant, le même qui avait causé la mort de Devora Al’Chyaris. Il suffirait d’une entaille, d’une toute petite entaille, pour consommer le trépas de Faith.

Vas-y. Élimine cette rivale !

Elle regarda la clé.

Non. Il ne l’aime pas… Et j’ai retrouvé confiance en moi, en mes charmes.

Elle referma sa main sur le passe et s’élança à la suite de l’Adhan.

Je veux lui donner le meilleur de moi-même et non le pire. Assez de trahisons, d’assassinats, surtout en ce qui le concerne. À Véronèse, j’ai perdu la tête, jamais je n’aurais dû éliminer cette fille. J’étais aveuglée par la bleue-songe, par le manque. Je ne veux pas bâtir ma relation avec lui sur le meurtre. Je ne veux pas, plus maintenant.