Chapitre 23

 

 

Les Spectres avançaient en file sous un soleil de plomb. Ils avaient soif et plus que quelques gorgées d’eau saumâtre à se partager.

Au loin, plein nord, ils pouvaient apercevoir le relief foncé d’un rideau de montagnes. Ils avaient quitté la jungle et son humidité, progressant en serpentant vers cet espoir fantomatique.

Ils étaient engagés sur une large bande de savane qui coupait la forêt en un large ruban étalé d’ouest en est. L’herbe ocre atteignait leurs hanches. De grands arbres au tronc parsemaient le paysage de leur présence verticale, délivrant leurs zones d’ombre ingrates. Quelques épais buissons de créosote leur disputaient le territoire. Un vent chaud soufflait avec paresse sur les lieux.

Des hautes herbes, sur leur gauche, un bruit curieux se fit entendre, ce qui semblait un mélange de gloussements narquois et de soupirs lascifs.

Brusquement, les oiseaux alentour détalèrent des arbres épars dans un concert désordonné de froissements d’ailes. Un cor résonna, puis un autre. Les gloussements se muèrent en aboiements aigus et rageurs.

— Nous sommes repérés. On dégage !

Les Spectres pressèrent l’allure, passant de la marche rapide à la course, Élias ouvrant la voie.

Leurs poursuivants ne tardèrent pas à se montrer : sept Sang-Pitié à la crête indigo, sanglés de cuir beige, menant une horde d’une bonne quinzaine de hyènes aux ricanements presque humains, chargés de menaces voraces. Les bêtes avaient la taille d’un poney, le poil dur, mélange de roux et de noir, de grandes oreilles pointues, la langue bifide d’un vert pâle. Outre leur stature, leur puissance musculaire manifeste, leurs griffes et leurs dents en faisaient des visions d’horreur.

Melfarak décocha une flèche en pleine gueule de la créature de tête, histoire de faire réfléchir le reste de la meute. De fait, l’un des Sang-Pitié émit un aboiement rauque, ordonnant aux monstres rayés de maintenir un écart suffisant, hors de portée des traits de l’archer.

Profitant de ce bref répit, les Spectres coururent à perdre haleine, traversant la savane aussi vite que possible. Cellendhyll s’élançait en arrière-garde, veillant à ne perdre aucun des membres de son équipe. Ils dévalèrent une pente jonchée de lianes épineuses, qu’il valait mieux éviter, franchirent une palmeraie naturelle, longèrent une mare agitée de formes sombres. Courir toujours, talonnés par des ricanements plaintifs. Seule la menace des traits de l’archer tenait les bêtes à distance, sans lui, les hyènes les auraient submergés.

 

La meute était sur leurs talons, ricanante. Les Arikaris choisirent une nouvelle tactique. Sur l’aboiement de l’un d’eux, les hyènes adoptèrent une formation en chevron inversé.

Melfarak se retourna une nouvelle fois en pleine course et abattit les deux hyènes les plus avancées à gauche, tandis que Dreylen aveuglait provisoirement celles de droite avec une sphère de lumière. Ces dernières trébuchèrent et s’écroulèrent, leurs suivantes s’effondrant sur elles.

Les Spectres reprirent de l’avance.

— Élias, trouve-nous un endroit où nous pourrons faire face à leur assaut !

Le petit homme opina, son regard perçant balayant l’horizon.

Lhaër trébucha sur une pierre, mais Estrée s’empressa de l’aider à retrouver son équilibre. Cellendhyll s’était interposé entre les deux jeunes femmes et leurs poursuivants. Ceux-ci avaient comblé l’écart. Le restant des Spectres se déploya de part et d’autre de l’Adhan, formant une ligne défensive.

— Donnez l’ordre de la charge, commandant, souffla Bodvar, rangé sur le côté droit de l’Adhan  – son relatif point faible puisqu’il était gaucher  – et j’en fais des saucisses de ces maudits roquets !

Le colosse voulut cracher sur le sol mais il avait la bouche trop sèche.

Les deux groupes se toisèrent. Aucun n’osait prendre l’initiative. L’arc encoché de Melfarak était pour beaucoup dans l’hésitation des Sang-Pitié. Il les visait de son arme, passant de l’un à l’autre, seconde après seconde sans ciller. Les Arikaris maintenaient leurs bêtes à leurs pieds les créatures semblaient avides de bondir et de déchiqueter mais encore sous contrôle.

Cellendhyll se préparait à donner l’assaut. Autant attaquer les premiers, c’était leur seule chance à présent.

— Là-bas, sur la gauche ! s’écria Élias, posté quelques pas en retrait des autres. On pourra s’y retrancher.

Il désignait un monticule qui dérangeait la monotonie de la savane par son agrégat de terre brune et de gros rochers rosacés.

— Fumée ! clama Cellendhyll.

Dans la seconde, Faith et Dreylen jetèrent leurs boules. Les sphères dégagèrent une intense fumée grise qui boucha la vue des Arikaris et de leurs bêtes et les fit abondamment tousser. Melfarak lâcha trois flèches successives à travers l’opaque rideau, provoquant des gémissements de douleur animale. En retour, une hachette franchit la fumée en tournoyant mais ne toucha personne.

Les Spectres reprirent la fuite avec pour objectif d’atteindre l’éminence. La distance fut avalée en quelques minutes, juste à temps, car les Sang-Pitié avaient relancé leur meute à travers la fumée.

L’un deux scanda une litanie runique et les hyènes semblèrent doubler de volume et de frénésie, leurs regards à présent dominés d’un feu rouge et puisant.

Les Spectres gravirent la pente légère et se glissèrent entre les gros blocs de granit qui jonchaient l’endroit. Au passage, Faith lança ses deux dernières boules de fumée, créant un nouvel écran d’opacité au milieu de la déclivité. Les membres du Chaos atteignirent le haut du mamelon, un terre-plein de terre brune ceinturé par la roche qui constituait une approximation de rempart.

D’un rapide coup d’œil, Cellendhyll analysa leur environnement. Il donna ses ordres :

— Formation en deux groupes… Bodvar, Dreylen, le premier. Vous bloquez cet accès-là. Khorn, Faith en deuxième groupe, vous bloquez celui-ci. Mel’, tu vas avoir du mal avec ton arc alors tu fais ce que tu peux. Lhaër, tu restes au centre et tu gères. Estrée, je te demande de veiller sur elle. Élias, tu surveilles nos arrières.

Le Spectre opina tout en armant ton arbalète.

Du côté par lequel ils venaient d’arriver, il n’y avait que deux ouvertures, découpées dans la roche. Bodvar se campa devant celle de gauche, Khorn devant l’autre. Les autres se répartirent comme convenu.

 

Il me demande quelque chose ?

La Fille du Chaos avait opiné d’un mouvement de tête déterminé. Heureuse de se voir offrir une part dans le clan de l’Adhan  – de se sentir avoir sa place auprès de lui, ne fût-ce que le temps d’un combat. Elle s’empressa de se positionner en retrait de la guérisseuse, à trois pas sur sa gauche, pour ne pas gêner sa vision. Elle fit un geste rapide de la dextre et le poignard de combat confié par Khorn reposa fermement dans sa main. Estrée savoura le poids rassurant du métal, son équilibre parfait. Elle se tourna vers la guérisseuse qui quêtait son regard et la rassura d’un sourire. Elle était prête. Les méfaits de la bleue-songe, grâce aux attentions constantes de Lhaër, n’étaient plus qu’un mauvais souvenir ; elle se rendit compte brusquement, confrontée à ce nouveau péril, qu’elle avait retrouvé son énergie d’antan.

 

Traversant le nuage de fumée, les premières hyènes arrivaient au contact, leurs oreilles pointues étirées vers l’arrière. Les goulets formés par la roche entravaient leurs mouvements, elles ne pouvaient attaquer de front. De même, Melfarak était handicapé pour tirer ses flèches, faute d’avoir assez d’espace découvert. Il aurait pu grimper sur l’un des rochers pour surplomber le combat mais il aurait alors constitué une cible parfaite pour les hachettes arikaries. Les Sang-Pitié, quant à eux, semblaient être restés à distance, excitant l’ardeur de la meute de leurs aboiements rauques.

Sur la butte, le combat avait déployé ses rets de violence.

Bodvar et Khorn étaient destinés à recevoir l’essentiel de la charge. Le guerrier blond et sa grande épée, le guerrier noir avec sa hache de guerre et son bouclier rond.

Bodvar reçut la première hyène de plein fouet mais celle-ci rebondit sur le bouclier de mana que Lhaër venait d’ériger autour du blond. Ce dernier répliqua de son épée longue qu’il fit tournoyer avant de l’abattre, tranchant l’épaule du fauve. Sa lame fut relevée en un arc de cercle qui s’abattit pour trancher la tête ténébreuse.

Une bête plongea sur Khorn, les yeux rougeoyants, les forces décuplées d’une rage insufflée par la magie des Sang-Pitié. Khorn redressa son bouclier au dernier moment. La mâchoire de la hyène se brisa dessus. Derrière elle ses congénères gémissaient d’impatience, se bousculaient sans efficacité, attendant fiévreusement l’opportunité de combattre. Le guerrier noir repoussa la créature d’un coup de botte, sa hache fusa pour la frapper en plein crâne, pulvérisant sa cervelle. Le Spectre rabaissa son bouclier en toute hâte, interceptant un coup de griffes. Sa hache partit en un coup de taille horizontale mais le second fauve bondit en retrait, avant de relancer son assaut d’un bond agressif. Le bouclier de Lhaër enveloppa Khorn juste avant le contact. La hyène fut repoussée dans la pente, jappant de dépit.

Constatant que Bodvar et Khorn tenaient leur poste, bloquant l’avancée des hyènes, Cellendhyll en profita pour monter sur un rocher et se jeter à plat-ventre. Il avisa deux Sang-Pitié qui entreprenaient de contourner la butte par le côté droit, escortés de cinq des carnassiers. Cellendhyll les suivit du regard. Si ceux-là parvenaient à les prendre en tenaille, les Spectres allaient être submergés.

Sautant de rocher en rocher, il prit son élan, courant parallèlement à ses adversaires. Ces derniers ne l’avaient pas encore repéré. Le zen était là, prêt à l’emporter une fois encore sur le champ de bataille. Cellendhyll plongea dans le monde bleuté, ses deux cœurs, l’humain et le loki, en parfaite harmonie.

Je suis l’Ombre, insaisissable et mortelle.

Mon esprit est une lame. Mon corps est une arme.

Je sers la voie Unique, s’adapter, c’est vaincre.

Je suis l’Ombre. Je danse et je tue.

Cellendhyll prit son élan et sauta dans le vide, droit sur ses ennemis. En plein vol, il lança deux dagues en méthalion. La première se ficha dans le tympan d’un guerrier, la seconde perça la patte d’une hyène.

L’Ange prolongea son mouvement qu’il transforma en saut périlleux avant puis retomba sur le dos d’un fauve, qu’il égorgea aussitôt de sa Belle de Mort, ravivant l’appétit de cette dernière. Il roula sur le sol, se redressa à côté de la hyène blessée, se baissa pour esquiver un revers de griffes, récupéra sa dague plantée dans la patte de la bête, et la plongea dans son cou. Elle s’écroula, morte.

Le temps était ralenti tout autour de lui, mais dans sa propre et temporaire sphère de réalité, l’Ange du Chaos se mouvait à une vitesse qui le rendait flou. Le groupe d’ennemis qu’il avait ciblé se détachait dans l’habituel halo orangé. Il dansait, l’Ange, la Mort à ses côtés, hilare des tributs qu’elle engrangeait.

Cellendhyll n’avait marqué aucun temps d’arrêt. Il roula sur le sol, passa la main derrière sa tête, le temps d’empoigner sa dernière dague de jet, celle de son étui de nuque, qu’il projeta au sortir de sa roulade. Le Sang-Pitié fut atteint en pleine glotte, avec tant de force qu’il décolla du sol projeté trois mètres en arrière.

Une hyène bondit sur lui, par l’arrière. Alerté par le zen, Cellendhyll se laissa tomber au sol, tout en se tordant pour faire face au danger. Il frappa vers le ciel et la dague sombre, sa Belle du Chaos, se gorgea du sang et de l’âme de la bête qu’elle éventra de tout son long, rougeoyant de contentement, animée de pulsations pourpres tandis qu’elle s’abreuvait des âmes de la race ténébreuse. Le carnassier s’écroulait à peine sur le sol, plongé dans une agonie sans échappatoire, que l’homme aux cheveux d’argent était déjà relevé, déjà en mouvement, concentré sur un nouvel adversaire.

Je danse, oui, et je tue !

Encore, répliqua, ordonna, supplia la voix de la dague dans son esprit.

Du Sang et des âmes. Encore !

Cellendhyll s’abandonna à ces encouragements spectraux sans résister. Son cœur de loki battait avec une force incroyable. L’Ange se sentit gagner en puissance, en soif de tuer. Ses mouvements s’affinèrent en un battement de cils, pour trouver une grâce si parfaite qu’elle en devenait irréelle.

Il lui restait deux hyènes à affronter, tandis que du monticule lui parvenaient les clameurs et les fracas de l’affrontement âpre livré par les Spectres.

L’Ange se laissa totalement porter par le chant de sa lame étrange. Un unique mouvement. Un unique mouvement, rien de plus, et cependant une figure idéale, étincelante d’équilibre, de rectitude, une figure marquée du sceau de la violence, du trépas. Animée d’une part de cruauté qui n’avait rien d’humaine.

Cellendhyll bougea, trop vivement pour être perçu. Toujours porté par le zen ? Il n’aurait su le dire. Même pour lui, les choses allèrent trop vite.

Les deux hyènes s’affaissèrent dans l’herbe qu’elles maculèrent de leur sang jaune, leur corps déchiré, tranché, découpé par les lames  – dague sombre et poignard dentelé.

L’Adhan retrouva contact avec la réalité. Avisa les monceaux de cadavres qu’il avait livré à sa vieille maîtresse, Dame Mort. Il fut incapable de se remémorer les gestes, l’exploit qu’il avait accomplis. Il fila récupérer ses dagues puis s’élança vers le haut de la butte, quittant le zen d’une pensée, sans se soucier du léger vertige consécutif. Les Spectres avaient besoin de lui.

Je suis l’Ange, je dois tuer, encore et encore.