Chapitre 35

 

 

Dès le début de l’offensive, Maurice avait reculé à l’écart et s’était agenouillé dans l’herbe, la tête entre ses mains. Trois Sang-Pitié surgirent des herbes hautes, sur la gauche de Lhaër.

Dagues en mains  – de combat et de jet  –, un rictus carnassier aux lèvres, Estrée se rua à leur rencontre. Elle se sentait parfaitement dans son élément, consciente, l’espace d’un court instant, que ce goût de l’action la rapprochait de l’Adhan, lui qui était voué à la violence brute depuis toutes ces années au service du Chaos.

S’il pouvait me voir, il serait fier de moi !

Elle n’avait pas peur. Elle n’avait jamais peur au combat alors que dans le reste de son existence, elle était gouvernée par le doute.

Cette vie me rend plus forte. Cette vie me plaît. Bien plus que celle que m’offre Eodh. Ils sont là. Ils sont trois… Ils sont morts.

Cellendhyll préférait l’art de la Riposte, mais le tempérament d’Estrée la poussait à l’assaut direct.

Elle bondit en direction du premier, le prenant de vitesse, et lui brisa la rotule avant de lui percer la gorge d’un revers de dague. Elle laissa frapper le deuxième des guerriers, esquiva son attaque latérale en pivotant sur elle-même, tout en ripostant d’un coup de coude dans l’oreille, d’un autre dans la glotte. Il s’écroula en étouffant ; elle lui piétina le visage en se jetant sur le troisième opposant. Estrée détourna un tranchant de hache, contra un revers de dague, et remonta ses deux lames en parallèle qu’elle planta simultanément, jusqu’à la garde, dans la poitrine du Sang-Pitié. D’un sursaut, la Fille du Chaos ressortit ses dagues du cadavre qui s’affaissa. Le survivant gémissait, tordu sur le sol. Estrée l’égorgea rapidement.

Les trois Arikaris venaient de tomber. Trois autres guerriers sortaient des arbres, accourant vers elle, devancés par leurs hululements criards. Du coin de l’œil, Estrée chercha Lhaër. Face aux flammes, cette dernière essayait en vain de distinguer ce qu’il advenait de ceux sur qui elle était censée veiller. Estrée reconnut les symptômes : la jeune femme rousse était en état de choc, désemparée d’être coupée de ses camarades, sans aucun doute épuisée par l’usage de son art, ce périple sans fin, cette tension perpétuelle ; elle avait le regard flou, sursautait à chacune des vociférations des Sang-Pitié.

— Lhaër, réveille-toi ! clama la Fille du Chaos.

La jeune femme rousse restait prostrée. Estrée jura. Il était trop tard pour aller chercher Lhaër. Les guerriers ennemis étaient là.

Vous aussi, vous allez mourir.

Estrée se jeta au sol et roula dans les jambes du premier pour le faire tomber, elle se releva, passa sous un coup de hache, répliqua d’un coup de botte arrière, replongea dans une roulade qui la fit atterrir derrière le dernier du trio. Elle fit tomber ce dernier d’un fouetté du pied à l’arrière du genou. Les deux autres revenaient à la charge. La dague de jet de la Fille du Chaos cueillit le premier en pleine cuisse, brisant son élan. Elle le repoussa d’un coup de pied, mais déjà le second opposant frappait de ses deux lames, rabattues en deux diagonales successives. Sans lâcher ses dagues, Estrée partit dans un soleil arrière qui la mit hors de portée, retrouva son équilibre. Celui qu’elle avait fait tomber se relevait, elle le renvoya au sol d’un fouetté de botte en plein front. Elle se rétablit juste à temps pour recevoir le suivant, qui se fendait pour l’embrocher de sa lame. Ses armes croisées devant son ventre, la jeune femme coinça la hache du Sang-Pitié. Elle se pencha sur lui et lui brisa violemment le nez d’un coup de tête. L’Arikari lâcha ses armes, posa ses mains sur son visage mutilé, éclaboussé d’hémoglobine.

La dague d’Estrée fusa pour percer l’homme au ventre, une fois, deux. Cela suffisait.

Elle avait commis une erreur : détourner son attention du guerrier blessé. L’Arikari dévia sa dague de combat d’un coup de hache et frappa de son poignard dentelé. Estrée se jeta sur le côté mais une fraction de seconde trop tard. La lame de l’autre lui entailla la pommette, faisant couler le sang. Galvanisée par la cuisante morsure, la jeune femme riposta aussitôt. Elle combla l’écart, profitant de l’élan trop appuyé de son adversaire, gêné par sa plaie à la cuisse. D’un revers, elle lacéra son bras gauche, qu’il avait levé pour se défendre, et dans l’instant suivant, elle lui asséna un coup de pied dans sa jambe blessée. L’autre hurla. En réponse, elle le cloua à l’entrejambe, jusqu’à la garde, agitant sa lame dans la plaie pour trancher l’artère fémorale. L’homme agonisait, son pantalon trempé de sang jaune, elle le frappa une nouvelle fois, pourtant, d’un trait rageur eu travers du visage. Il s’écroula.

Le dernier Arikari la percuta d’un coup d’épaule, qui la fit chuter. Elle accompagna sa chute d’un roulé-boulé, se redressa en position de combat Ils se figèrent, quelques instants, haletant, tous deux, le regard fixe, chargé de promesses macabres.

 

*

 

Profitant du fait qu’Estrée affrontait ses guerriers, Skärgash surgit des herbes hautes où il s’était patiemment tenu tapi, concentré sur un but unique. Le moment était venu pour le Sang-Pitié de prélever le tribut macabre ordonné par le N’Dalloch.

Sa cible lui tournait le dos, comme il l’avait prévu. Encore mieux, elle semblait dépassée par les événements. Dans un mouvement fluide, tout en avançant en silence, le Sang-Tueur dégaina sa dague.

Lhaër n’eut pas le temps de se retourner. Encore moins de se défendre Skärgash était là, un rictus étirant sa large bouche. De sa main libre, il agrippa la jeune femme par le cou et la poignarda au creux des reins. La rousse hoqueta. Skärgash la maintint contre lui le temps de lui asséner deux autres estocades, chacune aussi meurtrière que la première. Puis, il relâcha son étreinte et Lhaër s’écroula comme un pantin aux fils tranchés.

Le Sang-Tueur ricana avant de cracher sur sa victime. Aussi vite qu’il était apparu, il se glissa entre les hautes herbes et s’esquiva par où il était venu.

 

*

 

Tout s’enchaîna très vite. Toujours en plein affrontement de regards avec son adversaire, Estrée tourna la tête à cet instant. Son beau visage se tordit de douleur en avisant son amie prostrée dans une mare de son propre sang. La Fille du Chaos hurla. Sa colère décupla ses forces, déchaîna sa dague. Jamais elle n’avait été si semblable à l’Ange du Chaos. En cet instant, elle incarnait sa réplique au féminin.

Elle bondit la première, exécuta son adversaire en trois passes rapides  – feinte puis double estoc œil et ventre. Elle se rua vers son amie aussi vite qu’elle le pouvait.

Les lignes de feu étaient encore trop hautes pour que les Spectres se rendent compte du malheur qui s’était produit. Estrée se jeta au sol, saisit la guérisseuse dans ses bras. Elle posa délicatement la tête de son amie sur ses genoux. Ses larmes coulaient déjà.

— Soigne-toi, Lhaër. Ne me laisse pas !

— C’est trop tant je n’ai plus l’énergie… Adieu, Estrée.

— Nooon ! Tu n’as pas le droit de nous laisser ! Les Spectres ont besoin de toi et moi bien plus encore !

Lhaër cracha quelques gouttes vermeilles. Dans un dernier effort, elle reprit :

— Veille sur toi. Estrée… Notre amitié a représenté la plus belle chose de mon existence… Lorsque tu douteras, pense à moi et puise de la force dans mon souvenir… Ne m’oublie pas surtout !

Les larmes coulaient librement sur le visage d’Estrée. délayant le sang qui maculait sa joue blessée :

— Comment pourrais-je t’oublier, Lhaër ? Tu m’as guérie de la bleue-songe. tu m’as redonné la vie. Tu es mon amie la plus chère… Je te garderai en moi à jamais, tu seras ma confidente d’esprit !

La jeune femme eut un léger sourire, poussa un soupir et succomba.

Estrée se laissa tomber sur elle, déchirée par un sanglot issu du plus profond d’elle-même.