CIRCUIT PESTILENTIEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les voyageurs sans beaucoup d’expérience essaient d’habitude de se matérialiser de façon tout à fait occulte. Ils tombent de leurs réduits à balais, de leurs remises, de leurs cabines téléphoniques, de tout ce qui se présente, espérant de toute leur force un passage sans accrocs. Et c’est justement ce comportement qui attire inévitablement l’attention sur eux, ce qu’ils voulaient justement éviter. Mais, pour un voyageur endurci comme moi, la chose était simple. Ma destination était le New York du mois d’août 1988. Je choisis l’heure de pointe du soir et me matérialisai au beau milieu de la cohue de Times Square.

Bien sur, ça demande un certain chic. On ne peut pas tout simplement apparaître. Il vous faut être en mouvement aussitôt matérialisé, la tête légèrement penchée, les épaules légèrement voûtées, un regard vitreux dans les yeux. Comme ça, personne ne vous remarque.

Je réussis parfaitement mon coup et, valise en main, je me hâtais vers un métro. Je sortis à Sheridan Square et marchai jusqu’au Washington Square Park. L’emplacement que je me choisis se trouvait près d’une grande citerne, non loin de l’arche du Washington Square. Je déposai ma valise et me mis à frapper vigoureusement dans mes mains. Plusieurs personnes me regardèrent. J’entonnais : « Approchez, approchez, les amis ! Voici votre occasion unique ! N’ayez pas peur ! Approchez et écoutez la bonne nouvelle ! »

Une petite foule commença à se rassembler. Un jeune homme s’écria : « Hé ! qu’est-ce que tu vends ? » Je lui souris sans répondre. Je n’allais pas commencer mon numéro avant d’avoir une bonne audience.

Je continuai mon boniment : « Approchez, les amis, approchez ! Ecoutez la bonne nouvelle ! Voici ce que vous attendiez tous, les amis, la grande occasion, la bonne occase, la dernière chance ! La laissez pas passer ! »

Bientôt, j’eus une trentaine de personnes environ. Je décidai que ça suffisait pour commencer.

« Bonnes gens de New York, » dis-je, « je vais vous parler de l’étrange maladie qui vient soudain d’apparaître dans votre vie, l’épidémie couramment appelée la Peste Bleue. Vous avez dû déjà vous rendre compte qu’il n’y a pas de remède contre cette colossale tueuse. Je comprends que vos médecins continuent de vous assurer que la recherche progresse, qu’une lumière est imminente, et qu’une méthode de traitement sera infailliblement mise au jour très bientôt. Mais le fait est qu’ils n’ont encore trouvé ni sérum, ni anticorps, ni rien de spécifique contre la Peste Bleue. Comment l’auraient-ils pu ? Ils n’ont pas même été capables de découvrir la cause de la maladie, encore moins comment l’enrayer. Tout ce qu’ils ont produit à ce jour, ce sont quelques théories impraticables et contradictoires. En raison de son développement rapide, de sa virulence extrême et de ses propriétés inconnues, nous devons prévoir que les médecins seront incapables de trouver à temps un remède pour vous guérir, vous, les affligés. Et vous pouvez vous attendre au même dénouement que pour toutes les épidémies qui ont sévi dans l’histoire du monde. En dépit de tous les efforts de traitement et de contrôle, la maladie continuera à faire rage sans frein jusqu’à ce qu’elle s’épuise d’elle-même ou soit à cours de victimes. »

Quelqu’un dans la foule se mit à rire ; plusieurs personnes souriaient. Je mis cela sur le compte de l’hystérie et continuai.

« Que faut-il faire alors ? Allez-vous rester les victimes passives de la peste, réduits au silence par des gens qui ne vous révéleront pas la véritable condition de votre désespoir ? Ou consentirez-vous à essayer quelque chose de neuf, quelque chose qui vienne sans l’agrément d’une autorité politico-médicale discréditée ? »

J’avais à présent une foule d’une cinquantaine de personnes. Vite, je terminai mon article.

« Vos médecins ne peuvent vous protéger de la Peste Bleue, les amis, mais moi, oui ! »

J’ouvris vite ma valise et en retirai une poignée de grandes capsules jaunes.

« Voici le médicament qui aura raison de la Peste Bleue, mes amis. Je n’ai pas le temps de vous expliquer comment ou pourquoi je me le suis procuré. Non plus que je vais me lancer dans une harangue scientifique. Mais je vais plutôt vous apporter une preuve concrète. »

La foule se fit silencieuse et attentive. Je sus alors que je les tenais.

« Comme preuve, » vociférai-je, « apportez-moi une personne atteinte. Apportez-m’en dix ! S’ils ont encore un souffle de vie en eux, je m’engage à les guérir quelques secondes après qu’ils auront avalé cette capsule ! Amenez-les-moi, mes amis ! Je guérirai n’importe qui, homme, femme ou enfant atteint de la Peste Bleue ! »

Le silence se poursuivit une seconde de plus, puis la foule éclata de rire et applaudit. Abasourdi, j’écoutai les commentaires venant de tous côtés.

« Une farce de collégien ? »

« Il est plutôt vieux pour être un hippy. »

« Je parie qu’il fait ça pour la télé. »

« Hé ! m’sieur, c’est quoi ton truc ? »

J’étais trop choqué pour même essayer de répondre. Je restai planté là, la valise à mes pieds et les capsules en main. Je n’avais pas fait une seule vente dans cette ville pestiférée ! Ils ne prendraient même pas mes médicaments gratis ! C’était impensable. La foule se dispersa ; il ne resta qu’une fille.

« Qu’est-ce que c’est que ce cinéma-là ? » me demandât-elle.

— « Cinéma ? »

— « C’est un truc publicitaire, non ? Vous lancez un restaurant ou une boutique ? Parlez-m’en. Peut-être que je peux vous diffuser ça. »

Je fourrais la poignée de capsules dans la poche de ma veste. La fille dit : « Ecoutez, je travaille pour un journal du Village. Les histoires insolites, ça nous plaît. Parlez-m’en. »

C’était une assez belle fille qui me paraissait avoir dans les vingt-cinq ans, mince, les cheveux et les yeux bruns. Son assurance était plutôt déprimante.

— « Ce n’est pas un jeu, » lui dis-je. « Si vous et les autres n’avez pas le bon sens de prendre des précautions contre la peste…»

— « Quelle peste ? » demanda-t-elle.

— « La Peste Bleue ! La peste qui est en train de dévaster New York ! »

— « Écoute, mon gars, » dit-elle, « il n’y a pas de peste à New York ; ni bleue, ni noire, ni jaune, ni d’aucune autre sorte. Alors, à quoi joues-tu vraiment ? »

— « Pas de peste ? » demandai-je. « T’es sûre ? »

— « Absolument. »

— « Peut-être qu’on vous le cache, » ajoutai-je. « Bien que ça me paraisse difficile. Cinq ou dix mille morts par jour, il faut bien que les journaux en parle… Nous sommes bien en août 1988, non ? »

— « Oui. Dis donc, tu es bien pâle. Tu ne te sens pas bien ? »

— « Très bien, » dis-je, mais ce n’était pas vrai.

— « Peut-être que tu ferais mieux de t’asseoir. »

Elle m’accompagna jusqu’à un banc du jardin. Il m’était soudain venu à l’esprit que, peut-être, je m’étais trompé d’année. Peut-être que la compagnie avait voulu dire 1990 ou 1998. Si c’était vrai, je leur aurais coûté un sacré paquet en frais de voyage dans le temps, et on allait peut-être m’enlever mon permis de colporteur pour avoir essayé de vendre des médicaments dans une région non sinistrée.

Je sortis mon portefeuille et en retirais un petit agenda intitulé Le Circuit pestilentiel. Cet agenda énumère toutes les années de grande peste, le genre de peste, le pourcentage de la population décimée, et autres données pertinentes. Avec un vif soulagement, je constatai que je me trouvais au bon endroit au bon moment. New York, en août 1988, était censé être en pleine Peste Bleue.

« Le Circuit pestilentiel ? » demanda-t-elle en lisant pardessus mon épaule. « Qu’est-ce que c’est ? »

J’aurais dû m’éloigner d’elle. J’aurai même dû me dématérialiser. Le règlement de la compagnie est formel : aucun vendeur n’est autorisé à divulguer quelque information que ce soit en dehors de ce qu’on nous a appris pendant le stage de formation. Mais, maintenant, ça m’était bien égal. J’avais soudain envie de parler à cette belle fille aux cheveux brillants si pittoresquement vêtue, assise avec moi sous le soleil de cette ville condamnée.

« Le Circuit pestilentiel, » dis-je, « est une liste d’années et de lieux qui ont connu de grandes pestes, ou qui en connaîtront. Comme la Grande Peste de Constantinople en 1346, ou la Peste de Londres en 1664. »

— « Je suppose que tu as assisté à ces deux-là ? »

— « Oui. J’y ai été délégué par ma compagnie, la Médicale Temporelle. Nous sommes autorisés à vendre nos médicaments dans les régions sinistrées. »

— « Alors, tu viens d’un endroit dans le futur où l’on pratique le voyage dans le temps ? »

— « Oui. »

— « C’est prodigieux ! » dit-elle. « Tu colportes tes pilules dans les zones sinistrées ? Mais, vraiment, j’aurais pas cru, à te voir, que tu étais le genre à gagner sa croûte sur la misère des autres. »

Et encore je ne lui avais pas tout dit – et j’allais bien m’en garder. « C’est un boulot nécessaire, » dis-je.

— « En tout cas, » dit-elle, « tu as négligé le fait qu’il n’y avait pas de peste ici. »

— « Il a dû se passer quelque chose, » dis-je. « D’ordinaire, j’ai un éclaireur qui est censé tâter le terrain. »

— « Peut-être qu’il s’est perdu au fil du temps ou un truc comme ça. »

Elle avait l’air de bien s’amuser. Quant à moi, je trouvais tout ça abominable. Cette fille – à moins d’être parmi les quelques élus – ne survivrait pas à la peste. Mais ça me fascinait de lui parler. C’était ma toute première conversation avec une victime de la peste.

Elle dit : « Eh bien, c’était intéressant de parler avec toi. Mais, franchement, je ne pense pas pouvoir utiliser ton histoire. »

— « C’est aussi bien comme ça. » Je sortis une poignée de capsules de ma poche. « Tenez, prenez ça. »

— « Allons donc…»

— « Je ne plaisante pas. C’est pour vous et votre famille. Gardez-les, je vous en prie. Vous verrez, elles vous seront utiles. »

— « D’accord, merci beaucoup. Bon voyage dans le temps ! »

Je la regardai s’éloigner. Au coin de la rue, je crus la voir jeter les capsules. Mais je n’en étais pas sûr.

Je m’assis sur un banc et j’attendis.

Il était presque minuit lorsque George arriva. Furieux, je lui dis : « Que s’est-il passé ? Je me suis ridiculisé. Il n’y a pas de peste ici ! »

— « Du calme, » dit George. « Je pensais être ici la semaine dernière mais la compagnie a reçu des instructions gouvernementales nous priant de tout annuler pour un an. Puis on nous a dit d’annuler l’annulation et de poursuivre comme prévu. »

— « Pourquoi n’ai-je pas été prévenu de ce contretemps ? » demandai-je.

— « On aurait dû te prévenir. Mais tout était confus. Je suis vraiment désolé. On peut quand même commencer maintenant. »

— « Est-ce vraiment nécessaire ? » demandai-je.

— « Comment… nécessaire ? »

— « Tu le sais, » dis-je.

Il me fixa du regard. « Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu n’étais pas comme ça à Londres. »

— « Ca, c’était en 1664. Maintenant, c’est 1988. Plus proche de notre époque. Et ces gens me semblent plus … humains. »

— « J’espère que t’as pas frayé avec eux ? » dit George.

— « Bien sûr que non ! »

— « Bon, » dit George. « Je sais que ce genre de travail peut être affectivement désagréable. Mais il te faut voir les choses comme elles sont. La Commission de Recensement leur a bien donné plusieurs chances. Elle leur a donné la bombe à hydrogène. »

— « Oui. »

— « Mais ils ne s’en sont pas servis entre eux. Et la Commission leur a donné tous les moyens nécessaires à une guerre bactériologique vraiment gigantesque, et ils ne s’en sont pas servis non plus. Et la Commission leur a aussi donné toutes les instructions utiles pour freiner volontairement la croissance démographique. Mais ils n’ontrxien su faire de tout ça. Ils ont tout simplement continué à se multiplier sans discrimination, à s’évincer mutuellement ainsi que les autres espèces, empoisonnant et épuisant la Terre – comme ils l’ont toujours fait. »

Je savais tout ça mais cela me fit du bien de le réécouter.

« Rien ne peut croître indéfiniment, » poursuivit George. « Toute chose vivante doit être sujette à contrôle. Pour la plupart des espèces, l’équilibre se fait mécaniquement. Mais les humains ont outrepassé les limites naturelles. Il leur faut retrouver l’équilibre par eux-mêmes. S’ils ne le peuvent pas ou ne le veulent pas, alors quelqu’un doit le faire à leur place. »

George parut soudain fatigué et perturbé. « Mais les êtres humains ne voient jamais la nécessité de s’élaguer, » dit-il. « Ils n’apprennent jamais. Voilà pourquoi nos pestes sont nécessaires. »

— « D’accord, » dis-je. « Allons-y ! »

— « Vingt pour cent environ d’entre eux vont survivre à celle-ci, » dit George. Je crois qu’il essayait de se rassurer.

Il sortit de sa poche un flacon d’argent de forme plate. Il le dévissa. Il fit quelques pas et déversa son contenu dans un égout.

« Voilà qui est fait. Dans une semaine, tu pourras commencer à vendre tes pilules. Après ça, notre programme comporte des étapes à Londres, Paris, Rome, Istanboul, Bombay, etc... »

J’acquiesçai. Fallait le faire. Mais, par moments, c’est dur d’être le jardinier des hommes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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