17
Tandis que la chaise fonçait sur lui, Blaine cria au secours d’une voix qui fit trembler les vitres. Pour toute réponse, il n’y eut que le rire aigu de l’esprit frappeur.
Étaient-ils tous sourds dans cet hôtel ?
Puis il comprit pourquoi personne ne songerait même à lui venir en aide. La violence était courante dans ce monde, et la mort d’un homme ne regardait que lui seul. Il n’y aurait pas d’enquête. Au matin, le concierge se bornerait à nettoyer les dégâts et la chambre serait remise en location.
La porte était infranchissable. La seule issue qu’entrevoyait Blaine était de sauter par-dessus le lit et à travers la vitre. S’il calculait bien son coup, il tomberait dehors contre la rampe de sécurité à hauteur de la taille. S’il y allait trop fort, il passerait par-dessus la rampe et tomberait de trois étages dans la rue.
La chaise le frappa en travers des épaules et le lit menaçant le bloqua contre le mur. Blaine fit un rapide calcul des angles et des distances, se ressaisit et se jeta sur la fenêtre.
Il frappa juste – mais il avait omis de tenir compte des progrès de la science moderne. La fenêtre s’étira vers l’extérieur comme une feuille de caoutchouc, puis, tel un ressort, se remit en place. Il fut projeté contre un mur et tomba étourdi au sol. Levant les yeux, il vit le lourd bureau qui se dandinait vers lui et qui basculait lentement.
À cet instant, tandis que l’esprit frappeur exerçait toute sa force démente sur le bureau, la porte sans surveillance s’ouvrit toute grande. Smith, avec son masque de zombi impassible et de plomb, dévia la chute du meuble.
« Venez avec moi, » dit-il.
Blaine ne posa aucune question. Il sauta sur ses pieds et agrippa la porte, qui était déjà presque refermée. Avec l’aide de Smith, ils purent la rouvrir, et les deux hommes se glissèrent dehors. De l’intérieur de la pièce leur parvint un cri de rage.
Smith se hâta dans le couloir, sa main froide agrippée au poignet de Blaine. Ils arrivèrent en bas, traversèrent le hall d’entrée et sortirent dans la rue. Le visage du zombi était livide, mis à part l’ecchymose violette là où Blaine l’avait frappé récemment. Ecchymose qui, d’ailleurs, avait gagné presque la moitié de son visage, le transformant en un masque grotesque.
« Où allons-nous ? » questionna Blaine.
— « En lieu sûr, » répondit Smith.
Ils atteignirent une vieille bouche de métro désaffectée et descendirent. Un palier plus bas, ils se trouvèrent devant une petite porte de fer encastrée dans le mur de béton fêlé. Smith ouvrit et fit signe à Blaine de le suivre.
Blaine hésita, puis il lui sembla entendre l’écho d’un rire aigu. L’esprit frappeur le poursuivait, comme les Euménides jadis, poursuivaient leurs victimes à travers les rues de l’Athènes antique. Il pouvait rester en haut dans le monde de lumière s’il le désirait, face à la menace d’un esprit dément. Ou bien il pouvait descendre avec Smith, franchir la porte de fer vers quelque destin incertain dans les bas-fonds ténébreux.
Le rire se fit entendre à nouveau. Et Blaine n’hésita plus. Il suivit Smith et referma la porte de fer.
Pour le moment, l’esprit frappeur avait décidé de ne pas le poursuivre. Ils descendirent un tunnel éclairé de loin en loin par une ampoule nue, dépassèrent des tuyaux de maçonnerie crevassés et le cadavre gris d’une rame de métro, puis des câbles rouilles pareils à de gigantesques
serpents lovés. L’air était humide et renfermé et une mince couche de limon rendait leur marche difficile.
« Où allons-nous ? » questionna Blaine.
— « Là où je peux vous soustraire aux attaques de votre fantôme, » dit Smith.
— « Le pouvez-vous ? »
— « Les esprits ne sont pas invulnérables. On peut exorciser si on connaît la véritable identité du fantôme. »
— « Alors, vous savez qui me hante ? »
— « Je crois. Logiquement, ça ne peut être qu’une seule personne. »
— « Qui ? »
Smith secoua la tête. « Je préfère ne pas mentionner son nom encore. Inutile de l’évoquer s’il n’est pas ici. »
Ils descendirent une série de marches schisteuses et croulantes qui accédaient à une pièce plus large et contournèrent le bord d’un petit étang obscur dont la surface paraissait aussi dure et tranquille que le jais. De l’autre côté de l’étang, il y avait un passage. Un homme se tenait à l’entrée.
C’était un Noir grand et solide, vêtu de haillons, armé d’un bout de tuyau de fer. À son air, Blaine comprit que c’était un zombi.
« C’est mon ami, » dit Smith. « Est-ce qu’il peut passer ? »
— « Vous êtes sûr qu’il n’est pas un inspecteur ? »
— « Absolument sûr. »
— « Attendez ici, » dit le Noir. Il disparut dans le passage.
« Où sommes-nous ? » questionna Blaine.
— « En dessous de New York, dans une série de tunnels de métro désaffectés, d’anciens égouts, plus quelques galeries que nous avons creusées nous-mêmes. »
— « Mais pourquoi sommes-nous venus ici ? »
— « Où pouvions-nous aller ? » questionna Smith, étonné. « Ici, c’est chez moi. Vous ne le saviez pas ? Vous êtes dans la colonie zombie de New York. »
Pour Blaine, une colonie zombie ne valait guère mieux qu’un fantôme, mais il n’eut pas le temps d’y réfléchir. Le Noir revenait accompagné d’un vieillard qui marchait à l’aide d’une canne et dont le visage était creusé de mille et une rides. À peine si l’on voyait ses yeux à travers le mince parchemin de sa chair flasque. Ses lèvres elles-mêmes étaient ridées.
« C’est l’homme dont vous m’avez parlé ? » s’enquit-il d’une voix fluette.
— « Oui, chef, » dit Smith. « C’est lui. Blaine, je vous présente Mr. Kean, la tête de notre colonie. Puis-je l’amener, chef ? »
— « Oui, » dit le vieillard. « Et je vous accompagnerai un bout. »
Ils s’engagèrent dans la galerie, Mr. Kean s’appuyant lourdement au bras du Noir.
« Dans des circonstances normales, » dit Mr. Kean, « nous n’acceptons que des zombis dans notre colonie. L’accès en est interdit à tout autre. Mais ça fait des années que je n’ai pas parlé avec un normal, et j’ai pensé que l’expérience serait valable. Donc, à la demande expresse de Smith, j’ai fait une exception dans votre cas. »
— « Je vous en suis très reconnaissant. » dit Blaine, tout en espérant avoir de bonnes raisons de l’être effectivement.
— « Comprenez-moi bien. Je ne suis pas opposé à vous venir en aide. Mais, d’abord et avant tout, je suis responsable de la sécurité des onze cents zombis vivant dans le sous-sol de New York. Il faut les préserver des normaux car l’isolement est notre seul espoir dans un monde ignorant. » Mr. Kean fit une pause. « Mais peut-être pouvez-vous nous aider, Blaine. »
— « Comment ça ? »
— « En écoutant, en essayant de comprendre et en transmettant ce que vous aurez appris. Seule l’éducation peut combattre l’ignorance. Dites-moi, que savez-vous des problèmes d’un zombi ? »
— « Très peu. »
— « Je vais vous en instruire. Le zombisme, mister Blaine, est un mal qui est entouré depuis longtemps d’une superstition puissante, comparable à celle que suscitent des maux tels que l’épilepsie, la lèpre ou la danse de Saint-Guy. La tendance spiritualisante est monnaie courante. Jadis, vous savez, la schizophrénie était synonyme de possession par des démons, de même que les idiots hydrocéphales étaient considérés comme particulièrement bénis. De semblables fantaisies s’attachent au zombisme. »
Pendant quelques instants, ils marchèrent en silence. Puis Mr. Kean reprit : « La superstition du zombi vient essentiellement d’Haïti. Le mal du zombi est universel, quoique rare. Mais superstition et mal se sont irrémédiablement confondus dans l’opinion publique. Le zombi de la superstition est un élément de vaudou haïtien, un être humain dont l’âme a été volée par magie. Le corps du zombi pouvait être utilisé selon le bon plaisir du magicien, il pouvait même être massacré et vendu comme viande au marché. Si le zombi mangeait du sel ou contemplait la mer, il comprenait qu’il était mort et retournait à sa tombe. Mais tout cela, bien sûr, n’a aucun fondement.
» Cette superstition est issue d’une maladie dont les symptômes étaient identiques. Jadis, elle était extrêmement rare. Mais, aujourd’hui, avec l’avènement des techniques de réincarnation et d’interversion d’esprits, le zombisme est devenu plus courant. Le phénomène se produit quand un esprit se loge dans un corps qui est resté trop longtemps désaffecté. L’esprit et le corps ne sont alors pas un, comme dans votre cas, mister Blaine. Ils existent plutôt en tant qu’entités quasi indépendantes engagées dans une collaboration bien malaisée.
» Regardez notre ami Smith, par exemple : il peut contrôler le gros de ses fonctions corporelles, mais une plus fine coordination lui est impossible. Sa voix est impropre à une modulation délicate et ses oreilles ne perçoivent pas la subtilité des différences de ton. Son visage est inexpressif car il n’a presque aucun contrôle de sa musculature faciale. Il mène son corps sans vraiment en faire partie. »
— « Et ne peut-on rien faire ? »
— « Pas pour le moment. »
— « J’en suis très désolé, » dit Blaine, gêné.
— « Je ne fais pas appel à votre sympathie, » lui dit Kean. « Je ne vous demande qu’une compréhension des plus élémentaires. Je veux simplement que vous et tous les autres sachiez que le zombisme n’est pas une calamité mais tout simplement un mal au même titre que les oreillons ou le cancer, et rien de plus. »
Mr. Kean prit appui contre le mur de la galerie pour reprendre son souffle. « Il est certain que l’aspect du zombi est désagréable. Il se traîne en marchant, ses blessures ne se cicatrisent jamais, il marmonne comme un imbécile, titube comme un ivrogne et regarde avec une curiosité de pervers. Mais est-ce une raison pour en faire le dépotoir de toute la culpabilité et la honte sur Terre ? Le lépreux du XXIIe siècle ? On dit que les zombis attaquent les gens, mais leurs corps sont cependant fragiles à l’extrême, et, dans la plupart des cas, ils ne pourraient résister à un enfant.
» On croit que ce mal est contagieux, ce qui est une erreur flagrante. On dit aussi que les zombis sont des dépravés sexuels, alors qu’en vérité un zombi n’éprouve aucun désir sexuel. Mais les gens refusent cette vérité, et les zombis restent pour eux des maudits tout juste bons à pendre, à brûler ou à lyncher. »
— « Et les autorités, dans tout ça ? demanda Blaine.
Mr. Kean eut un sourire amer. « À une époque, par gentillesse, ils nous enfermaient dans des asiles. Ils ne voulaient pas qu’on nous fasse du mal, vous voyez. Pourtant, les zombis sont rarement fous, et les autorités le savaient. Alors, maintenant, avec leur accord tacite, nous occupons ces tunnels désaffectés et ces égouts. »
— « Ne pourriez-vous pas trouver un meilleur endroit ? » demanda Blaine.
— « Franchement, la vie sous terre nous convient assez bien. La lumière du soleil est néfaste pour nos peaux inertes. »
Ils se remirent en marche. Blaine dit : « Que puis-je faire ? »
— « Vous pouvez raconter ce que vous aurez vu ici. L’écrire peut-être. Ça pourrait faire boule de neige.
— « Je ferai tout ce que je peux. »
— « Merci, » dit Mr. Kean d’une voix grave. « L’éducation est notre seul espoir. L’éducation et le futur. Certainement que, dans le futur, les gens seront plus éclairés. »
Le futur ? Blaine eut un étourdissement soudain. Car, pour lui, c’était déjà le futur, auquel il était parvenu de son lointain XXe siècle idéaliste et plein d’espoir. Le futur, c’était maintenant. Mais la félicité promise ne s’était toujours pas manifestée et les gens étaient toujours tels qu’ils avaient toujours été. Il se sentit désorienté et vieux, plus vieux que Kean, plus vieux que la race humaine, une créature dans un corps emprunté, rejetée dans l’inconnu.
« Et maintenant, » dit Mr. Kean, « nous voilà parvenus à votre destination. »
Blaine cilla et reprit pied dans la réalité. Ils avaient atteint l’extrémité du sombre couloir. Devant eux s’élevait une échelle de fer rouillée fixée à la muraille et qui se perdait vers le haut dans l’obscurité.
« Bonne chance, » dit Mr. Kean. Il repartit, s’appuyant lourdement au bras du Noir.
Blaine se tourna vers Smith. « Où allons-nous ? »
— « En haut. »
— « Mais où ? »
Smith avait déjà commencé de grimper. Il s’arrêta pour regarder en bas, et ses lèvres couleur de plomb s’écartèrent en un rictus. « Nous allons rendre visite à un de vos amis, Blaine. Nous allons pénétrer dans sa tombe, jusqu’à son cercueil, et lui demander de ne plus vous hanter. Peut-être même de force. »
— « Un de mes amis ? » répéta Blaine, inquiet. « Mais qui donc ? »
Smith se contenta de sourire et continua de grimper. Blaine le suivit.