LE MNEMONE
Ce fut un grand jour au village que celui où arriva le Mnémone. Tout d’abord, nous n’avons pas su qu’il en était un car il nous dissimulait son identité. Il disait qu’il s’appelait Edgar Smith, et qu’il était réparateur de meubles. Nous avons pris ces deux déclarations pour argent comptant, comme nous le faisions de toute autre déclaration. Jusque-là, nous n’avions jamais connu qui que ce soit qui eût quelque chose à cacher.
Il arriva au village à pied, avec un sac à dos et un bagage délabré. Il examina nos maisons et nos boutiques, s’avança vers moi et me demanda : « Où est le poste de police ? »
— « Il n’y en a pas, » lui répondis-je.
— « Non ? Bon, alors, où est le gardien de la paix ou le sheriff ? »
— « C’était Luke Johnson, ici, le gardien de la paix depuis dix-neuf ans, » lui dis-je. « Mais Luke est mort il y a deux ans. Ce que, selon la loi, nous avons signalé au chef-lieu du comté. Mais ils n’ont encore envoyé personne pour le remplacer. »
— « Vous maintenez l’ordre vous-mêmes, alors ? »
— « Nous vivons tranquillement, » dis-je. « Il n’y a pas de crime dans ce village. Pourquoi demandez-vous cela ? »
— « Parce que je voulais savoir, » dit Smith, un peu énigmatique. « Un homme averti en vaut deux, pas vrai ? Enfin, passons… mon jeune ami au visage vide. J’aime bien l’apparence de votre village. J’aime ces bâtiments aux charpentes de bois et ces ormes majestueux. J’aime…»
— « Ces quoi majestueux ? » lui demandai-je.
— « Ces ormes, » dit-il, le doigt braqué sur les arbres élevés qui bordaient la Grand-Rue. « Vous ne saviez pas leur nom ? »
— « On l’avait oublié, » dis-je, embarrassé.
— « Peu importe. Bien des choses sont tombées dans l’oubli et quelques-unes ont été cachées. Mais il n’y a pas grand-mal à savoir le nom d’un arbre, non ? »
— « Aucun, » dis-je. « Des ormes. »
— « Gardez-ça pour vous, » dit-il avec un clin d’œil. « Ce n’est qu’une miette, mais on ne sait jamais, un jour ça peut servir. Je vais rester quelque temps dans ce village. »
— « Vous êtes le bienvenu, » dis-je. « Surtout qu’à présent c’est le temps des moissons. »
Il me transperça du regard. « Ça n’a rien à voir avec moi. Vous me prenez pour un cueilleur de pommes… un journalier ? »
— « Ce n’était pas à ça que je pensais. Mais qu’allez-vous faire ici ? »
— « Je répare les meubles. »
— « Vous n’aurez pas beaucoup de demandes dans un si petit village. »
— « Peut-être que je trouverai autre chose, alors…» Soudain il me sourit. « Pour le moment, en tout cas, j’ai besoin d’un logement. »
Je l’ai conduit chez la veuve Marsini. Il a loué une arrière-chambre très vaste avec véranda et entrée séparée. Il s’est arrangé aussi pour y prendre tous ses repas.
Son arrivée avait déclenché une floppée de commérages et d’idioties. Mrs. Marsini pensait que si Smith s’était inquiété de la police ça prouvait qu’il était lui-même un policier. « C’est leur façon de faire, » disait-elle. « Du moins autrefois… Je vous parle d’il y a cinquante ans. Une personne sur trois que vous rencontriez avait quelque chose à voir avec la police. Parfois même vos propres enfants. Et ils vous arrêtaient aussi vite que si vous étiez un étranger. Et même plus vite ! »
Mais d’autres soulignaient que tout ça était bien dépassé, que la vie était tranquille à présent, que des policiers on n’en voyait que rarement, encore que l’on pût supposer qu’ils existaient toujours.
Mais qu’était venu faire Smith ? Il y en avait qui pensaient qu’il était venu pour nous prendre quelque chose. « Quelle autre raison aurait un étranger de venir dans un village comme le nôtre ? » D’autres, soutenant le même argument, pensaient qu’il était peut-être venu pour nous apporter quelque chose.
Mais nous l’ignorions. Il nous fallait attendre patiemment que Smith veuille bien se révéler.
Il évoluait parmi nous à la façon des autres hommes. Il connaissait le monde extérieur. Il donnait l’impression d’être un voyageur venu de loin. Puis, peu à peu, il nous dévoila des bribes de son identité.
Un jour, je le conduisis sur un promontoire qui dominait notre vallée. On était au milieu de l’automne, la belle saison. Smith déclara que la vue était admirable. « Il me vient à l’esprit cette remarquable phrase de William James, » dit-il. « Comment la formulait-il déjà ? Ah ! Un paysage semble mieux revêtir notre conscience que n’importe quel autre élément de la vie. Qu’en dites-vous ? »
— « Qui est ou qui était ce William James ? » demandai-je.
Smith me fit un clin d’œil. « Tiens, j’ai mentionné ce nom ? Simple lapsus, mon vieux. »
Mais ce ne fut pas le dernier lapsus. Quelques jours plus tard, en lui montrant une colline couverte de pins de reboisement, d’arbustes rabougris et de mauvaises herbes, je lui dis : « Elle a brûlé il y a cinq ans. Et, maintenant, elle ne sert à rien. »
— « Oui, je vois, » dit-il. « Et pourtant, comme Montaigne nous le dit : Il n’y a rien d’inutile dans la nature, pas même l’inutilité en soi. »
Un peu plus tard encore, en parcourant le village, il s’arrêta chez Mrs. Vogel pour admirer sa floraison tardive de pivoines et déclara : « Les fleurs ont vraiment des regards d’enfants et des bouches de vieillards… Ainsi que Chazal le faisait remarquer. »
En fin de semaine, une poignée d’habitants se rassembla dans l’arrière-boutique d’Edmond et se mit à discuter à propos d’Edgar Smith. Je rapportai les choses qu’il m’avait dites. Bill Edmonds se souvint que Smith avait cité un homme nommé Emerson, à propos de la solitude considérée comme impraticable, et de la société fatale. Billy Foreclough rapporta que Smith lui avait cité Ion de Chio, que le hasard diffère profondément de l’art tout en créant pourtant beaucoup de choses qui sont comme lui. Ce fut Mrs. Gordon qui relata soudain la meilleure anecdote, une phrase qui, selon Smith, était du grand Léonard de Vinci : Les vœux commencent là où meurt l’espoir.
Nous nous sommes regardés sans parler. Il paraissait évident à chacun qu’Edgar Smith – ou quel que fût son vrai nom – n’était pas un simple réparateur de meubles.
Enfin, je me risquai à formuler ce que nous pensions tous. « Mes amis, » dis-je, « cet homme semble être un Mnémone. »
Les Mnémones, en tant que classe distincte, ont pris de l’importance pendant la dernière année de la Toute Dernière des Guerres. Ils avaient pour fonction avouée de se souvenir des œuvres littéraires en voie d’être perdues, détruites ou supprimées.
Tout d’abord, le gouvernement accueillit chaleureusement leurs efforts, les encouragea, les gratifia même de pensions et de bourses. Mais lorsque prit fin la guerre et que débuta le règne des Présidents-Policiers, avec lui changea la politique gouvernementale. On prit la décision généralisée de larguer par-dessus bord le malheureux passé, de bâtir un nouveau monde pour le présent. Il fallait abattre sans merci toutes les influences gênantes.
Les bien-pensants s’accordèrent pour déclarer que la majeure partie de la littérature était pour le moins inutile et subversive. Après tout, fallait-il préserver les vociférations d’un voleur comme Villon ? D’un homosexuel comme Genet ? D’un schizophrène tel que Kafka ? Avait-on vraiment besoin de retenir mille et une opinions divergentes et d’expliquer pourquoi elles étaient fausses ? Sous un pareil bombardement d’influences, comment pouvait-on s’attendre que chacun réagisse de façon adéquate et conforme ? Comment pourrait-on jamais faire obéir les gens ?
Le gouvernement savait que si chacun se soumettait aux ordres tout irait… tout seul.
Mais pour réaliser cet état de félicité il fallait abolir des données divergentes et ambiguës. La plus importante source de ces données semeuses de confusion venait d’un verbiage historique et artistique. Par conséquent, il fallait réécrire l’histoire, et régulariser, émonder, apprivoiser, arranger, ou carrément abolir la littérature.
On ordonna aux Mnémones de laisser le passé bien tranquille. Ce à quoi ils s’opposèrent violemment, bien entendu. Les discussions se poursuivirent jusqu’au moment où le gouvernement perdit patience. Un décret définitif s’ensuivit, avec de lourdes amendes pour ceux qui ne s’y plieraient pas.
La plupart des Mnémones abandonnèrent leur travail. Quelques-uns, cependant, devinrent une sorte de minorité insaisissable et persécutée de maîtres itinérants, toujours en mouvement, qui vendaient leurs connaissances où et quand ils le pouvaient.
C’est alors que nous avons questionné l’homme qui s’était présenté sous le nom d’Edgar Smith et qu’il se révéla à nous comme un Mnémone. Immédiatement, il prodigua ses dons à notre village.
Deux sonnets de William Shakespeare.
La lamentation de Job à Dieu.
Un acte complet d’une pièce d’Aristophane.
Cela fait, il ouvrit boutique, et mit ses marchandises à la vente auprès des villageois.
Il imposa des conditions très dures à Mr. Ogden, l’obligeant à échanger un cochon entier contre deux lignes de Simonide.
Mr. Bellington, le reclus, abandonna sa montre en or pour un dire d’Héraclite. Il estima l’échange équitable.
La vieille Mrs. Heath échangea une livre de duvet d’oie contre trois strophes d’un poème intitulé : Atalante à Calydon par un certain Swinburne.
Mr. Mervin, le restaurateur, fit l’achat d’une petite ode complète de Catulle, d’une description de Cicéron par Tacite et d’une dizaine de lignes du Catalogue des Vaisseaux d’Homère. Ce qui lui coûta toutes ses économies.
J’avais peu en matière d’argent ou de possessions. Mais, en échange des services rendus, je reçus un paragraphe de Montaigne, un dire attribué à Socrate et dix lignes fragmentaires d’Anacréon.
Un client imprévu fut bien Mr. Lind, qui surgit dans le bureau du Mnémone par un matin d’hiver plutôt frais. Mr. Lind était petit, rougeaud et facilement emporté. C’était le fermier le plus prospère de la région, un homme extrêmement terre à terre qui ne croyait qu’en ce qu’il pouvait voir et toucher. Le dernier dont on aurait pu penser qu’il achèterait jamais la marchandise du Mnémone. À la rigueur, un policier l’aurait fait avant lui.
« Eh bien ! eh bien ! » commença Lind, en se frottant vigoureusement les mains. « J’ai entendu parler de vous et de votre marchandise invisible. »
— « Et moi, j’ai entendu parler de vous, » dit le Mnémone, une pointe d’ironie dans la voix. « Il vous faut quelque chose ? »
— « Oui ! Mon Dieu, oui ! » s’écria Lind. « Je veux acheter quelques-uns de vos fameux grands mots. »
— « J’en suis franchement surpris, » dit le Mnémone. « Qui aurait jamais rêvé qu’un citoyen à cheval sur la loi comme vous pouvait se trouver en pareille situation ? Venir acheter des marchandises qui non seulement sont invisibles mais encore illégales ! »
— « Ce n’est pas de gaieté de cœur, » dit Lind. « Je ne suis venu ici que pour faire plaisir à ma femme, qui n’est pas bien ces jours-ci. »
— « Pas bien ? Ça ne m’étonne pas, » dit le Mnémone. « Un bœuf ne tiendrait pas le coup avec le travail que vous lui donnez. »
— « Dites donc, ça ne vous regarde pas ! » dit Lind, furieux.
— « Mais si, » dit le Mnémone. « Dans mon métier, nous ne distribuons pas nos mots au hasard. Nous adaptons nos lignes à la tête du bénéficiaire. Parfois, nous ne trouvons rien d’approprié et, dans ce cas, nous ne vendons rien du tout. »
— « Je croyais que vous vendiez vos denrées à tous les acheteurs. »
— « Vous avez été mal renseigné. Je connais une certaine ode de Pindare que je ne vous vendrais à aucun prix. »
— « Dites donc, faites attention au ton sur lequel vous me parlez ! »
— « Je parle comme il me plaît. Vous pouvez vous adresser ailleurs. »
Mr. Lind fulmina puis devint boudeur et fit la moue, mais il n’y avait rien à faire. Il dit enfin : « Je ne voulais pas me mettre en colère. Pouvez-vous me vendre quelque chose pour ma femme ? C’était son anniversaire la semaine dernière, mais je ne viens de m’en rappeler qu’à l’instant. »
— « Vous êtes un drôle de type, » dit le Mnémone. « Aussi sentimental qu’un vison, et presque aussi aimable qu’un requin ! pourquoi venir à moi pour son cadeau ? Ne croyez-vous pas qu’une bonne baratte à beurre ne serait pas plus pratique ? »
— « Non, pas du tout, » dit Lind, d’une voix calme et posée. « Elle garde le lit depuis près d’un mois et mange à peine. Je crois qu’elle est mourante. »
— « Et ce sont mes mots qu’elle a demandés ? »
— « Elle m’a prié de lui ramener quelque chose de beau. »
Le Mnémone hocha la tête. « Mourante ! Eh bien, je n’offrirais même pas de condoléances à l’homme qui l’a conduite à sa tombe, et je n’ai pas non plus grande sympathie pour la femme qui a choisi une créature comme vous. Mais je détiens effectivement quelque chose qui lui plaira, quelque chose de fastueux qui adoucira son trépas. Je peux vous le laisser pour seulement mille dollars. »
— « Dieu du Ciel ! Vous n’avez rien de meilleur marché ? »
— « Bien sûr que si, » dit le Mnémone. « J’ai un bon petit poème comique en dialecte écossais ; il manque le milieu. Il est à vous pour deux cents dollars. Et j’ai une strophe d’une ode commémorative au général Kitchener que vous pouvez avoir pour dix dollars. »
— « Rien d’autre ? »
— « Pas pour vous. »
— « Bon… Alors, je prendrai l’article à mille dollars, » dit Lind. « Oui, bon sang, oui ! Sara les vaut bien ! »
— « Admirablement dit, quoique un peu tard. Maintenant, écoutez bien. Le voici. »
Le Mnémone se renversa en arrière, ferma les yeux, et se mit à réciter. Lind l’écoutait, le visage crispé de concentration. Et, moi aussi, j’écoutais, maudissant ma piètre mémoire, et souhaitant de tout mon cœur de ne pas être renvoyé de la pièce.
C’était un long poème, très étrange et très beau. Je le possède encore en entier. Mais ce qui revient le plus souvent à ma mémoire sont ces lignes :
Croisées magiques et enchantées
S’ouvrant sur l’écume de mers périlleuses
En des lieux féeriques et désolés…
Nous sommes des hommes, d’étranges bêtes aux appétits bizarres. Qui aurait pu imaginer que nous étions possédés de cette soif d’ineffable ? Quelle était donc cette faim qui pouvait pousser un homme à troquer trois boisseaux de maïs contre une seule parole des Gnostiques ? Festoyer de spirituel c’est, semble-t-il, ce que doit faire l’homme, mais qui l’aurait cru de nous ? Qui aurait rêvé que nous souffririons de sous-alimentation par manque de Platon ? Un homme peut-il se rendre malade faute de Plutarque, mourir d’une pénurie d’Aristote ?
Je ne peux pas le nier. J’ai vu moi-même les résultats de la désintoxication d’un Strindbergomane.
Notre passé est une partie de nous absolument nécessaire, et nous l’arracher équivaut à une mutilation irréparable. Je connais un homme qui ne trouva du courage qu’après qu’on lui eut parlé d’Epaminondas, et une femme qui ne devint belle qu’après qu’elle eut entendu parler d’Aphrodite.
Le Mnémone avait un ennemi naturel en la personne de notre instituteur, Mr. Vich, qui enseignait la version autorisée de toutes choses. Le Mnémone avait aussi un ennemi en la personne du Père Dulces, chargé de nos besoins spirituels au nom de l’Église Universelle Patriotique d’Amérique.
Le Mnémone défiait à la fois ces deux autorités. Il nous disait que la plupart des choses qu’ils nous enseignaient étaient fausses, tant dans le contenu que dans l’attribution, ou qu’elles étaient des perversions de précieuses paroles reformulées pour faire dire à l’auteur le contraire de son intention d’origine. Le Mnémone touchait aux fondements mêmes de notre civilisation lorsqu’il niait la validité des dires suivants :
— La plupart des hommes mènent des vies d’une aspiration paisible
— La vie que Von ne met pas en question est la meilleure à vivre.
— Connais-toi toi-même dans des limites agréées.
Nous écoutions le Mnémone, nous réfléchissions à ce qu’il nous disait. Lentement, péniblement, nous commencions à penser de nouveau, à raisonner, à éprouver les choses par nous-mêmes. Et, ce faisant, un renouveau d’espoir nous revint.
La floraison néo-classique de notre village fut brève, intense, soudaine, et une félicité pour tous. Une chose m’avertit que la fin était peut-être imminente. C’était par un jour de début de printemps, alors que j’avais aidé l’un des enfants du voisin à apprendre ses leçons. Il avait une nouvelle édition de l’Histoire Générale de Dunster, et je jetais un coup d’œil sur la section consacrée à l’Age d’Argent de Rome. Il me fallut quelques minutes pour comprendre que Cicéron en avait été éliminé. Il ne figurait même pas dans l’index, alors que des poètes et des orateurs moindres y étaient mentionnés. Je me demandai de quel crime rétrospectif on l’avait jugé coupable.
Et puis un jour, tout à fait à l’improviste, ce fut la fin. Trois hommes arrivèrent au village. Ils portaient des uniformes gris, avec des insignes de cuivre. Leurs visages étaient carrés et vides et leur démarche raide avec leurs lourdes bottes noires. Ils allaient partout ensemble, et se tenaient toujours presque côte à côte. Ils ne posèrent aucune question. Ils ne parlèrent à personne. Ils savaient exactement où vivait le Mnémone. Ils consultèrent une carte et se dirigèrent directement vers la maison.
Ils occupèrent la chambre de Smith pendant à peine dix minutes.
Puis ils sortirent à nouveau dans la rue, tous trois marchant ensemble comme un seul homme. Leurs yeux allaient de droite à gauche ; ils avaient l’air effrayés. Ils quittèrent rapidement le village.
Nous avons enterré Smith sur le promontoire qui donnait sur la vallée, près de l’endroit où il avait cité William James, parmi les fleurs tardivement épanouies aux regards d’enfants et aux bouches de vieillards.
Mrs. Blake, par une réaction des plus inattendues, a nommé son dernier-né Cicéron. Mr. Lind appelle son verger de pommiers Xanadu. Moi-même, je suis devenu un fervent zoroastrien, de cœur tout au moins, puisque je ne connais rien de cette religion sauf qu’elle instruit l’homme de dire la vérité et d’aller droit au but.
Mais ce sont là des gestes futiles. Car, en vérité, nous avons perdu Xanadu irrémédiablement, nous avons perdu Cicéron, perdu Zoroastre. Et quoi d’autre encore ? Combien de grandes batailles ne furent livrées, de cités bâties, de jungles conquises ? Quels chants ne furent chantés, quels rêves rêvés. Nous nous apercevons maintenant, trop tard, que notre intelligence est une plante qui doit s’enraciner dans les plaines fertiles du passé.
Bref, nos souvenirs collectifs, notre plus féconde partie nous ont été retirés et nous en sommes véritablement très appauvris. En retour des forteresses de l’esprit, nos dirigeants nous ont dispensé d’insalubres taudis palpables au toucher : nous n’avons pas gagné au change…
Le Mnémone, par décret officiel, n’a jamais existé. Il a été proclamé illusion, rêve inexplicable – tout comme Cicéron. Et, moi qui écris ces lignes, bientôt je cesserai aussi d’exister. Et, tout comme Cicéron et le Mnémone, ma réalité sera aussi proscrite.
Rien ne m’aidera : la vérité est trop fragile, elle s’effrite trop aisément entre les mains de fer de nos dirigeants. Je ne serai pas vengé. On ne se souviendra même pas de moi. Car si le grand Zoroastre lui-même a pu être réduit à un unique Mnémone, et si l’on a pu tuer cet unique Mnémone, alors quel espoir me reste-t-il, à moi ?
Génération de vaches ! De moutons ! De porcs ! Nous n’avons même pas l’esprit d’une chèvre ! Si Epaminondas était un homme, si Achille était un homme, si Socrate était un homme… Sommes-nous aussi des hommes ?