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Le temps s’écoulait lentement dans la cellule calfeutrée. On leur donnait des livres et des revues. On les nourrissait souvent, et bien, dans des gobelets et des assiettes en carton. On les surveillait étroitement car leurs corps, denrées précieuses, ne devaient subir aucune avarie.
Blaine commençait à ressentir un attachement excessif pour ce corps musclé, trapu et robuste qu’il venait d’acquérir tout récemment et dont il allait devoir si vite se séparer. C’était vraiment un corps très bien, décida-t-il, un corps dont il pouvait être fier. Certes, il n’était pas très gracieux, mais on surestime toujours cette qualité.
Dans l’ensemble, mise à part toute considération de moralité, ce n’était pas un corps à abandonner à la légère.
Un jour, après le repas, une partie calfeutrée du mur pivota. Derrière des barreaux de métal, Carl Orc les observait.
« Salut, » dit Orc. Il semblait plus grand et mince, dans son complet classique le regard toujours aussi direct. « Comment va mon copain du Brésil ? »
— « Salopard ! » lança Blaine, avec le sentiment de n’être pas assez violent.
— « C’est comme ça, » dit Orc. « Vous avez assez à croûter, les gars ? »
— « Toi et ton ranch en Arizona ! »
— « J’en ai un en vue, » riposta Orc. « Je finirai bien par m’y retirer un de ces jours pour faire la culture des plantes à sable. Pour tout dire, j’en connais plus sur l’Arizona que bien des types du bled. Mais les ranchs, ça coûte cher. Et l’assurance-Au-delà aussi. On fait ce qu’on peut pour s’en sortir. »
— « Et les vautours aussi, » siffla Blaine.
Orc soupira. « Ben quoi, c’est le commerce, et je suppose qu’il n’est pas pire que d’autres quand je creuse bien la question. Sûrement que je regretterai tout ça un jour, assis sur le porche de mon petit ranch du désert. »
— « Jamais, » lui assura Blaine.
— « Comment ça ? »
— « Non. Un de ces soirs, ton pigeon t’attrapera en train de lui trafiquer son verre. Tu finiras dans le caniveau, Orc, avec la tête écrabouillée. Et ça sera fini pour toi. »
« Pour mon corps seulement, » rectifia Orc. « Mon âme, elle, poursuivra son chemin vers cette douce existence dans l’éternité. J’ai payé, mon gars, et mon prochain domicile, c’est le ciel ! »
— « Tu ne le mérites pas ! »
Orc rit, et Melhill lui-même ne put s’empêcher de sourire. « Mon pauvre ami brésilien, » dit Orc, « il n’est pas question de mérite. Ça, tu devrais bien le savoir. La vie dans l’Au-delà n’est tout simplement pas faite pour les cœurs purs et doux, qu’ils le méritent ou non. C’est le petit malin plein de dollars, avec les dents bien longues, dont l’âme fait son chemin après la mort. »
— « Je ne le crois pas, » dit Blaine. « C’est injuste. »
— « Un idéaliste, » dit Orc avec intérêt, comme s’il étudiait le dernier spécimen de cette espèce.
— « Peut-être que tu auras ta vie future, Orc. Mais je crois qu’il y a un tout petit coin où tu brûleras éternellement. »
— « Il n’existe aucune preuve scientifique du feu de l’enfer. Et, d’un autre côté, il y a sûrement beaucoup à apprendre encore sur l’Au-delà. Peut-être que je brûlerai. Ou peut-être bien qu’il y a une usine là-haut où ils reconstituent les âmes détraquées… Mais inutile de bavarder là-dessus. Je suis désolé, mais je crois que l’heure est venue. »
Orc s’éclipsa. La grille s’ouvrit et cinq hommes pénétrèrent dans la pièce.
— « Non ! » hurla Melhill.
Ils entourèrent l’homme de l’espace. Savamment, ils esquivèrent ses coups de poing et lui coincèrent les bras. L’un d’eux lui enfonça un bâillon dans la bouche, et ils commencèrent à le traîner hors de la pièce.
Orc apparut à nouveau sur le seuil, fronçant les sourcils. « Laissez-le ! » dit-il.
Les hommes relâchèrent Melhill.
— « Bande d’idiots ! c’est pas le bon ! » leur dit Orc, « c’est l’autre ! » Il désigna Blaine.
Blaine s’était psychologiquement préparé à la perte de son compagnon. Le renversement abrupt de la situation le prit par surprise, bouche bée et mal préparé. Ils se saisirent de lui avant qu’il ait eu le temps de réagir. Alors seulement il s’anima et tenta frénétiquement de se libérer. « Je te tuerai, » hurla-t-il à l’adresse d’Orc. « Je te tuerai, je le jure ! »
— « Ne l’endommagez pas, » dit Orc aux hommes, le visage impassible.
Ils collèrent un tampon sur la bouche et le nez de Blaine, et il inspira quelque chose d’une douceur écœurante qui lui brouilla l’esprit. Son dernier souvenir fut celui de Melhill, le visage de cendre, debout devant la grille.