CRUELLES ÉQUATIONS

 

 

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Après avoir atterri sur Régulus V, les hommes de l’expédition Yarmolinsky plantèrent leurs tentes et actionnèrent le PR-22-0134, leur robot périmétrique, dénommé Max. Le robot était un mécanisme bipède à actionnement vocal dont la fonction était de protéger le camp contre les déprédations d’étrangers, au cas où ils en rencontreraient. Max avait à l’origine été d’un gris bronze style canon réglementaire mais, au cours de l’interminable voyage, ils l’avaient repeint en bleu ciel. Max avait exactement un mètre de haut. Les hommes de l’expédition le considéraient comme un petit bonhomme métallique raisonnable et gentil – un gnome en fer, une espèce de magicien raté en miniature.

Ils se trompaient, bien sûr. Leur robot n’avait aucune des qualités qu’ils projetaient sur lui. Le PR-22-0134 n’était pas plus raisonnable qu’une moissonneuse McCormick, guère plus gentil qu’un laminoir automatisé. Moralement, on pouvait le comparer à une turbine ou à une radio, mais pas à quoi que ce soit d’humain. L’unique attribut humain du PR-22-0134, c’était la virtualité.

Le petit Max, bleu ciel aux yeux rouges, faisait le tour de l’enceinte du camp, ses détecteurs en état d’alerte. Le capitaine Beatty et le lieutenant James s’envolèrent dans le planojet pour une semaine d’exploration, laissant au lieutenant Halloran le soin de garder la boutique.

Halloran était un petit, trapu, la poitrine bombée, les jambes en manches de veste, jovial, criblé de taches de rousseur, rude, profane et plein de ressources. Il prit son déjeuner et répondit à un appel radio de l’équipe d’exploration. Puis il déplia une chaise de toile et se mit à l’aise pour contempler le paysage.

Régulus V était un endroit assez sympathique pour quelqu’un qui apprécie la désolation. Un paysage surchauffé de rocs, de gravier et de lave se déployait de tous côtés. On apercevait certains oiseaux qui ressemblaient à des moineaux et certains animaux qui ressemblaient à des coyotes. Une poignée de cactus arrivait tout juste à survivre.

Halloran se redressa. « Max ! Je vais jeter un coup d’œil à l’extérieur de l’enceinte. Tu seras de garde pendant mon absence. »

Le robot cessa de patrouiller. « Oui, chef, je serai de garde. »

— « Tu ne laisseras aucun étranger forcer l’entrée de l’enceinte, surtout l’espèce à deux têtes avec les pieds à l’envers. »

— « Très bien, chef. » Max n’avait aucun sens de l’humour pour ce qui était des étrangers. « Vous avez le mot de passe, monsieur Halloran ? »

— « Oui, je l’ai, Max. Et toi ? »

— « Moi aussi, chef. »

— « Bon. À tout à l’heure. » Halloran sortit du camp.

 

Après avoir examiné la cambrousse une bonne heure et n’y trouvant rien de bien palpitant, Halloran s’en revint. Il fut content de voir PR-22-0134 qui patrouillait le long de l’enceinte. Cela voulait dire que tout allait bien.

« Salut, Max ! » lança-t-il. « Pas de message pour moi ? »

— « Halte ! » dit le robot. « Le mot de passe ! »

— « Arrête ton cinéma, Max ! Je ne suis pas d’humeur à…»

— « HALTE ! » répéta le robot alors que Halloran était sur le point de franchir l’enceinte.

Halloran s’arrêta abruptement. Les yeux photo-électriques de Max s’étaient illuminés et un petit clic-clic indiquait que son armement primaire était activé. Halloran décida de procéder avec prudence.

— « J’ai fait halte. Mon nom est Halloran. Ça te va, Maxie ? »

— « Le mot de passe, s’il vous plaît ! »

— « Jacinthe, » dit Halloran. « Maintenant, si ça ne t’ennuie pas trop…»

— « Ne franchissez pas l’enceinte, » dit le robot. « Votre mot de passe est incorrect. »

— « Mon œil ! C’est moi qui te l’ai donné. »

— « Ça, c’était le dernier mot de passe. »

— « Le dernier ? Ça va pas la tête ? Jacinthe, c’est l’unique mot de passe, et on ne t’en a pas donné de nouveau parce qu’il n’y en a pas de nouveau. À moins que…»

Le robot attendit. Halloran considéra l’idée déplaisante qui lui venait à l’esprit sous divers angles, et finalement la formula en paroles.

«… À moins que le capitaine Beatty ne t’ait donné un nouveau mot de passe avant de partir. C’est ça qui s’est passé ? »

— « Oui, » dit le robot.

— « J’aurais dû y penser. » Halloran sourit, mais il était ennuyé. Il y avait eu des pépins de ce genre auparavant. Mais il s’était toujours trouvé quelqu’un à l’intérieur du camp pour les rectifier.

Pourtant, il n’y avait pas de quoi se faire de bile. À bien y réfléchir, la situation était plus qu’un peu cocasse. Et elle pourrait être résolue avec un brin de raison.

Halloran pensait, bien sûr, que les robots PR avaient un brin de raison.

« Max, » dit-il, « je vois comment ça s’est probablement passé. Le capitaine Beatty t’a sans doute donné un nouveau mot de passe. Mais il a oublié de m’en parler. J’ai alors multiplié son erreur en négligeant de m’informer sur le mot de passe avant de quitter le périmètre. »

Le robot ne dit rien. Halloran poursuivit : « L’erreur est en tout cas facile à rectifier…»

— « Je le souhaite vivement, » dit le robot.

— « Bien sûr que c’est facile. » Halloran se sentait un peu moins d’assurance. « Le capitaine et moi, nous suivons une procédure préétablie dans les cas de ce genre. Quand il te donne un mot de passe, il me le transmet aussi oralement. Mais en cas de lapsus – comme maintenant – il le note en plus. »

— « Ah oui ? » s’étonna Max.

— « Oui, » insista Halloran. « Toujours. Invariablement. Y compris cette fois-ci, j’espère. Tu vois cette tente derrière toi ? »

Le robot fit pivoter l’un de ses détecteurs, maintenant l’autre braqué sur Halloran. « Je la vois. »

— « Bon, à l’intérieur de la tente, il y a une table. Sur la table se trouve un registre métallique gris.

— « Exact, » dit Max.

— « Très bien ! Bon, il y a une feuille de papier dans ce registre. Elle contient une liste de données essentielles – les fréquences radio de secours, ce genre de choses. À la partie supérieure du papier, cerclé de rouge, se trouve le mot de passe actuel. »

Le robot avança son détecteur, le mit au point, puis le retira. Il dit à Halloran : « Ce que vous dites est vrai, mais hors de propos. Je suis uniquement préoccupé par votre connaissance du mot de passe actuel, et non par son emplacement. Si vous pouvez me dire le mot de passe, je dois vous laisser entrer dans le camp. Sinon, je dois vous en empêcher. »

— « Mais c’est de la folie ! » s’écria Halloran. « Max, espèce d’idiot légaliste, c’est moi, Halloran ! Et tu le sais sacrement bien ! Nous sommes ensemble depuis le jour de ton activation ! Voudrais-tu bien cesser de faire ton cerbère et me laisser entrer ? ! »

— « Votre ressemblance avec Mr. Halloran est en effet troublante, » concéda le robot. « Mais je n’ai ni autorisation ni équipement pour des tests d’identité, pas plus qu’il ne m’est permis d’agir sur la base de mes perceptions. La seule preuve que je puisse accepter, c’est le mot de passe correctement dit. »

Halloran fit de son mieux pour refouler sa fureur. Sur un ton de conversation, il dit : « Max, mon vieux pote, on dirait que tu entends par-là que je suis un étranger. »

— « Etant donné que vous n’avez pas le mot de passe, » dit Max, « je dois procéder selon une telle hypothèse. »

— « Max ! » s’écria Halloran en avançant. « Nom de nom ! »

— « N’approchez pas de l’enceinte ! » dit le robot, ses détecteurs illuminés. « Qui ou quoi que vous soyez, reculez ! »

— « Bon, bon, je recule, » dit rapidement Halloran. « Ne t’excite pas. »

Il s’éloigna de l’enceinte et attendit que les détecteurs du robot s’apaisent. Puis il s’assit sur un rocher. Il lui fallait sérieusement réfléchir.

 

Il était presque midi dans la journée longue de mille heures de Régulus. Les soleils jumeaux étaient suspendus au zénith, taches blanches difformes dans un ciel blanc et morne. Ils semblaient peser sur le paysage de granit sombre, tels de lents jaggernauts qui détruisaient ce qu’ils touchaient.

De temps en temps, un oiseau tournoyait en cercles las dans l’air brûlant et sec. Quelques petits animaux rampaient d’une ombre à l’autre. Une créature qui ressemblait à un glouton rongeait une fiche de tente et Max la dédaigna. Un homme, assis sur un rocher, observait le robot.

Halloran ressentait déjà les effets de l’exposition et de la soif, et il s’efforçait de comprendre sa situation et d’y trouver une issue.

Il voulait de l’eau. Bientôt, il en aurait besoin. Sinon, peu après, il mourrait de déshydratation.

Il n’y avait aucune source d’eau potable connue qui fût accessible à pied, sauf à l’intérieur du camp.

Le camp regorgeait d’eau. Mais Halloran ne pouvait pas franchir la barrière que constituait Max.

Beatty et James essaieraient bien pour la forme de prendre contact avec lui d’ici à trois jours, mais ils ne s’alarmeraient sans doute pas de son silence. La réception sur ondes courtes était intermittente, même sur Terre. Ils essaieraient de nouveau le soir et le jour suivant. S’ils ne le touchaient pas alors, ils reviendraient.

Disons quatre jours terriens. Combien de temps pourrait-il tenir sans eau ?

La réponse dépendrait de son taux de perte d’eau. Lorsqu’il aurait subi une perte liquide totale de l’ordre de 10 à 15 % de son poids corporel, il entrerait dans le coma. Cela pouvait se produire avec une promptitude désastreuse. Des Bédouins, privés de leurs vivres, avaient, dit-on, succombé dans les 24 heures. Les automobilistes en panne dans le Sud-Ouest américain, essayant de traverser les déserts Baker ou Mojave, ne survivaient parfois même pas une journée.

Régulus V était aussi chaud que le Kalahari et moins humide que la Vallée de la Mort. Un jour y durait un peu moins de mille heures terriennes. Il était midi, il avait donc 500 heures de soleil ininterrompu devant lui, sans abri ni ombrage.

Combien de temps pourrait-il tenir ? Un jour terrien ? Deux ? Estimation des plus optimistes.

Il valait mieux oublier Beatty et James. Il lui fallait de l’eau du camp, et vite !

Cela signifiait qu’il lui fallait trouver un moyen de tromper la vigilance du robot.

Il décida d’essayer la logique. « Max, tu dois savoir que moi, Halloran, j’ai quitté le camp et que moi, Halloran, je suis revenu une heure plus tard, et que c’est moi, Halloran, qui me tiens à présent devant toi, sans le mot de passe. »

— « Les probabilités sont très fortement en faveur de votre interprétation, » admit le robot.

— « Eh bien, alors…»

— « Mais je ne puis agir en fonction de probabilités ou même de quasi-certitudes. Après tout, j’ai été créé dans le but spécifique de parer aux étrangers, malgré la probabilité extrêmement faible que j’en rencontre jamais un. »

— « Peux-tu au moins me donner une cantine d’eau ? »

— « Non. Cela serait contraire aux ordres. »

— « Quand as-tu reçu des ordres au sujet de donner de l’eau ? »

— « Je n’en ai pas reçu, du moins spécifiquement. Mais cette conclusion découle de mes directives primaires. Je ne suis pas censé aider ou assister les étrangers. »

Halloran dit alors un grand nombre de choses très rapidement et à voix haute. Ses déclarations étaient savoureusement et idiomatiquement terriennes, mais Max les ignora étant donné leur caractère abusif, tendancieux et entièrement non fondé.

Au bout d’un moment, l’étranger qui s’appelait Halloran disparut derrière un tas de rochers.

 

Au bout de quelques minutes, une créature sortit de derrière un tas de rochers, en sifflant. « Salut, Max ! » dit la créature.

— « Salut, Mr. Halloran, » répliqua le robot.

Halloran s’arrêta à une dizaine de mètres de l’enceinte.

— « Eh bien, » dit-il, « je suis allé explorer un peu les lieux, mais il n’y a pas grand-chose à voir. Rien de neuf ici pendant mon absence ? »

— « Si, chef, » dit Max. « Un étranger a essayé de s’introduire dans le camp. »

Halloran haussa les sourcils. « Ah bon ? Tu m’en diras tant ! »

— « Oui, chef. »

— « De quoi avait l’air cet étranger ? »

— « Il vous ressemblait comme deux gouttes d’eau, Mr. Halloran. »

— « Dieu du Ciel ! » s’exclama Halloran. « Comment savais-tu qu’il n’était pas moi ? »

— « Parce qu’il a essayé de pénétrer à l’intérieur du camp sans donner le mot de passe. Ça, bien sûr, le vrai Mr. Halloran ne le ferait jamais. »

— « Parfaitement, » dit Halloran. « C’est du bon travail, Maxie. Il nous faudra garder les yeux ouverts sur ce type. »

— « Oui, chef. Merci, chef. »

Halloran hocha la tête avec désinvolture. Il était content de lui. Il avait compris que Max, de par sa construction même, aurait à traiter chaque rencontre comme unique et à en disposer selon ses données immédiates. Il fallait qu’il en fût ainsi, puisque Max n’était pas autorisé à raisonner sur la base d’expériences antérieures.

Max était doté de préjugés. Il présumait que les Terriens avaient toujours le mot de passe. Il présumait que les étrangers n’avaient jamais le mot de passe mais essayaient toujours de pénétrer à l’intérieur du camp. Par conséquent, une créature qui n’essayait pas de pénétrer à l’intérieur du camp était présumée libre de l’impulsion de pénétration du camp propre aux étrangers et, par voie de conséquence, elle était terrienne jusqu’à preuve du contraire.

Halloran songea que c’était là un excellent raisonnement pour un homme qui avait perdu un bon pourcentage de ses fluides vitaux. Maintenant, il lui fallait espérer que le reste du plan marcherait aussi bien.

« Max, » dit-il, « au cours de mon inspection, j’ai fait une découverte plutôt troublante. »

— « Chef ? »

— « J’ai constaté que nous campions au bord d’une faille dans la croûte de cette planète. Les lignes de cassure ne laissent aucun doute. La Faille de San Andréas est une fracture infime à côté de celle-ci. »

— « Ça sent mauvais, chef. Y a-t-il beaucoup de risques ? »

— « Ça alors, oui, qu’il y en a beaucoup ! Et beaucoup de risques, ça veut dire beaucoup de travail. Toi et moi, Maxie, nous allons déplacer tout le camp à trois kilomètres environ à l’ouest. Immédiatement ! Allez ! ramasse les cantines et suis-moi. »

— « Oui, chef, » dit Max, « dès que vous m’aurez libéré. »

— « Bon, je te libère, » dit Halloran. « Dépêche-toi ! »

— « Je ne peux pas, » dit le robot. « Vous devez me libérer en me donnant le mot de passe actuel et en me précisant qu’il est annulé. Je serai alors en mesure de cesser de garder cette enceinte particulière. »

— « Nous n’avons pas le temps de respecter les formes, » dit Halloran, les dents serrées. « Le nouveau mot de passe est poisson blanc. Allez, Max ! je viens de sentir une autre secousse. »

— « Je n’ai rien senti. »

— « Pourquoi sentirais-tu quoi que ce soit ? » lui lança sèchement Halloran. « Tu n’es qu’un robot PR et non un Terrien avec une formation spéciale et des appareils sensibles à réglage extrêmement délicat. Merde ! encore une ! Sûrement que tu l’as sentie cette fois ! »

— « Je crois en effet l’avoir sentie. »

— « Allons-y, alors ! »

— « Je ne peux pas, Mr. Halloran ! Il m’est physiquement impossible de quitter cette enceinte sans une libération formelle ! Je vous en prie, chef, libérez-moi ! »

— « Ne t’excite pas, » dit Halloran. « À y repenser, nous allons laisser le camp ici. »

— « Mais le tremblement de terre ?…»

— « Je viens de faire un nouveau calcul. Nous avons plus de temps que je ne le croyais. Je m’en vais aller jeter un autre coup d’œil. »

Halloran se mit derrière les rochers, hors de vue du robot. Son cœur battait lourdement, et le sang dans ses veines devenait épais, inerte. Des points lumineux dansaient devant ses yeux. Il diagnostiqua un début d’insolation et s’efforça de rester immobile dans un recoin d’ombre.

La journée interminable se poursuivait. La tache amorphe du double soleil s’avança d’un centimètre vers l’horizon. Le PR-22-0134 gardait l’enceinte.

Une brise se leva qui se transforma en rafale et souffla du sable contre les détecteurs de Max. Le robot continua sa ronde selon un cercle précis. Le vent tomba et une silhouette apparut parmi les rochers, à une vingtaine de mètres de là. Quelqu’un l’observait. Etait-ce Halloran ou l’étranger ? Max se refusa à toute spéculation. Il gardait son périmètre.

Une petite créature semblable à un coyote émergea soudain du désert en faisant des zigzags presque jusqu’aux pieds de Max. Un grand oiseau plongea à sa poursuite. Il y eut un cri aigu, et le sang aspergea l’une des tentes.

L’oiseau s’envola lourdement, avec quelque chose qui se débattait entre ses griffes.

Max ne prêta aucune attention à cela. Il observait un humanoïde qui se dirigeait vers lui en titubant.

La créature s’arrêta. « Bonjour, Mr Halloran, » dit Max, aussitôt. « Je crois devoir vous mentionner, chef, que vous manifestez des signes certains de déshydratation. C’est là un état qui conduit au coma, à la perte de conscience et à la mort, à moins d’y remédier rapidement. »

— « Ta gueule, » dit Halloran d’une voix épaisse, desséchée par la chaleur.

— « Très bien, Mr. Halloran. »

— « Et arrête de m’appeler Mr. Halloran. »

— « Et pourquoi ça, chef ? »

— « Parce que je ne suis pas Halloran. Je suis un étranger. »

— « Ah bon ? » dit le robot.

— « Y a pas de ah bon ! Tu doutes de ma parole ? »

— « Eh bien, votre seule déclaration sans preuve à l’appui…»

— « T’en fais pas, je te donnerai la preuve. Je ne sais pas le mot de passe. Est-ce une preuve valable ? »

Comme le robot hésitait encore, Halloran dit : « Ecoute, Mr. Halloran m’a dit de te rappeler tes propres définitions fondamentales, qui sont les critères en fonction desquels tu exécutes ta tâche. À savoir : un Terrien est une créature sensible qui connaît le mot de passe ; un étranger est une créature sensible qui ne connaît pas le mot de passe. »

— « Oui, » dit à contrecœur le robot. « La connaissance du mot de passe est mon étalon. Mais, quand même, je sens que quelque chose ne va pas. Et si vous me mentiez ? »

— « Si je mens, alors, je dois être un Terrien qui connaît le mot de passe, » expliqua Halloran. « Auquel cas il n’y a aucun danger. Mais tu sais que je ne mens pas parce que tu sais que nul Terrien ne mentirait au sujet du mot de passe. »

— « Je ne sais pas si je puis présumer cela. »

— « Tu le dois. Aucun Terrien ne voudrait se faire passer pour un étranger, n’est-ce pas ? »

— « Bien sûr que non. »

— « Et un mot de passe est la seule différenciation certaine entre un humain et un étranger. »

— « Oui. »

— « Alors, j’ai prouvé mon identité. »

— « Je n’en suis toujours pas sûr, » dit Max, et Halloran réalisa alors que le robot n’aimait pas recevoir des instructions d’un étranger, même si cet étranger essayait seulement de démontrer qu’il l’était.

Il attendit. Au bout d’un moment, Max déclara : « Bon, je suis d’accord : vous êtes un étranger. Et, par conséquent, je refuse de vous laisser entrer dans le camp. »

— « Je ne te demande pas de me laisser entrer. Le fait est que je suis le prisonnier de Halloran et tu sais ce que cela signifie. »

Le robot fit rapidement clignoter ses détecteurs. « Je ne sais pas ce que cela signifie. »

— « Cela signifie, » dit Halloran, « que tu dois suivre les ordres de Halloran à mon égard. Ses ordres sont que je sois détenu à l’intérieur de l’enceinte du camp, et que je ne dois pas être libéré, à moins qu’il ne donne des ordres spécifiques à cet effet. »

Max s’écria : « Mr. Halloran sait que je ne peux pas vous laisser entrer dans le camp ! »

— « Bien sûr ! mais Halloran te dit de memprisonner dans le camp, ce qui est tout à fait différent. »

— « Ah ! vraiment ? »

— « Certainement, voyons ! Tu dois bien savoir que les Terriens emprisonnent toujours les étrangers qui essaient de s’introduire dans leur camp. »

— « Il me semble avoir entendu quelque chose à ce sujet, » dit Max. « Je ne peux quand même pas vous laisser entrer. Mais je peux vous garder ici, juste devant le camp. »

— « Ça n’est pas très bien, » dit Halloran, d’un ton maussade.

— « Je regrette, mais je ne peux pas faire mieux que ça. »

— « Oh ! très bien ! » dit Halloran, s’asseyant sur le sable. « Je suis donc ton prisonnier. »

— « Oui. »

— « Dans ce cas, apporte-moi un verre d’eau. »

— « Je n’ai pas le droit de…»

— « Nom de nom, tu sais très bien que les prisonniers étrangers doivent être traités avec la courtoisie appropriée à leur rang et doivent également bénéficier des nécessités vitales selon la Convention de Genève et autres protocoles internationaux ! »

— « Oui, j’ai entendu parler de ça, » dit Max. « Quel est votre rang ? »

— « Jamisdar, senior. Mon numéro de série est 12278031. Et j’ai besoin d’eau immédiatement, car je mourrai si je n’en ai pas. »

Max réfléchit plusieurs secondes. Il dit enfin : « Je vous donnerai de l’eau. Mais seulement après que Mr. Halloran en aura eu. »

— « Sûrement qu’il y en a assez pour tous les deux, » suggéra Halloran en essayant de sourire d’un air engageant.

— « Ça, » dit fermement Max, « c’est à Mr. Halloran de le décider. »

— « D’accord, » dit Halloran, se hissant sur ses pieds.

— « Attendez ! Arrêtez ! Où allez-vous ? »

— « Juste derrière ces rochers, » dit Halloran. « C’est l’heure de ma prière de midi, pour laquelle j’ai besoin d’un isolement total. »

— « Et si vous vous échappiez ? »

— « À quoi bon ? » demanda Halloran tout en s’éloignant. « Halloran me rattraperait tout simplement. »

— « C’est vrai, c’est un génie, » marmonna le robot.

 

Très peu de temps s’écoula. Soudain, Halloran émergea de derrière les rochers.

— « Mr. Halloran ? » questionna Max.

— « Lui-même, » dit Halloran d’un ton jovial. « Mon prisonnier est bien arrivé ? »

— « Oui, chef. Il est là, derrière les rochers, en train de prier. »

— « Je ne vois pas de mal à ça, » dit Halloran. « Ecoute, Max, quand il reviendra, n’oublie pas de lui donner de l’eau. »

— « Avec plaisir. Après vous en avoir donné, chef. »

— « C’est que je n’ai même pas soif. Mais, surtout, n’oublie pas d’en donner à ce pauvre diable d’étranger. »

— « Je ne peux pas, jusqu’à ce que je vous ai vu boire à satiété. L’état de déshydratation sur lequel j’ai attiré votre attention, chef, a encore évolué. Vous êtes sur le point de vous effondrer. J’insiste et je vous implore : buvez ! »

— « D’accord, cesse tes lamentations. Apporte-moi une gourde. »

— « Oh ! chef !…»

— « Qu’est-ce qu’il y a ? »

— « Vous savez que je ne peux pas abandonner mon poste sur l’enceinte. »

— « Pourquoi pas, nom de nom ? »

— « C’est contraire aux ordres. Et aussi parce qu’il y a un étranger derrière ces rochers. »

— « Je le surveillerai pour toi, mon vieux Max, et, toi, va chercher la gourde comme un bon garçon. Va ! »

— « C’est gentil de votre part, chef, mais je ne peux pas le permettre. Je suis un robot PR, conçu dans le seul but de garder le camp. Je ne dois pas transmettre cette responsabilité à qui que ce soit d’autre, pas même à un Terrien ou à un autre robot PR, jusqu’à ce que le mot de passe soit donné et que je sois relevé de mes fonctions. »

— « Ouais, ouais, » marmonna Halloran. « Où que je commence, ça finit toujours à zéro. » Il se traîna péniblement derrière les rochers.

— « Qu’y a-t-il ? » demanda le robot. « Qu’est-ce que j’ai dit ? »

Pas de réponse.

— « Mr. Halloran ? Etranger-Jamisdar ? »

Toujours pas de réponse. Max continua de garder l’enceinte.

 

Halloran était fatigué. Sa gorge lui faisait mal à force de parler à ce robot stupide, et tout son corps était endolori des coups incessants du double soleil. Il était passé au-delà de la brûlure, il était noirci, encroûté, dans le genre dinde rôtie. La douleur, la soif et la fatigue le dominaient, ne laissant de place à aucun sentiment si ce n’est la colère.

Il était furieux de s’être laissé prendre dans une situation aussi absurde, de se faire tuer si fortuitement. (Halloran ? Ah oui ! il ne savait pas le mot de passe, le pauvre bougre ! Et il est mort à moins de cinquante mètres de sa provision d’eau et de son refuge. Une fin triste, étrange, drôle…)

C’était la colère qui lui permettait de tenir le coup à présent, de revoir sa situation et de rechercher une façon de pénétrer à l’intérieur du camp.

Il avait convaincu le robot qu’il était un Terrien. Puis il l’avait convaincu qu’il était étranger. Les deux propositions avaient échoué devant la question essentielle de pénétrer dans le camp.

Que lui restait-il à essayer encore ?

Il se renversa sur le dos et se mit à contempler le ciel blanc embrasé. Des points noirs traversaient son champ de vision. Hallucination ? Non, des oiseaux qui tournoyaient. Ils délaissaient leur régime habituel de coyotes, attendant l’effondrement de quelque chose de vraiment succulent, un banquet ambulant…

Halloran se força à s’asseoir. Maintenant, se dit-il, il me faut revoir la situation et rechercher la faille.

Du point de vue de Max, toutes les créatures sensibles qui possèdent le mot de passe sont des Terriens ; toutes les créatures sensibles qui ne possèdent pas le mot de passe sont des étrangers.

Ce qui signifie…

Ce qui signifie quoi ? Pendant un instant, Halloran crut qu’il était tombé sur la clef du puzzle. Mais il avait de la difficulté à se concentrer. Les oiseaux tournoyaient plus bas. Un des coyotes était sorti et reniflait ses chaussures.

Laisse tomber tout ça. Concentre-toi. Deviens un cybernéticien pratique.

À y bien réfléchir, Max est stupide. Il n’est pas conçu pour détecter les fraudes, sauf dans des limites extrêmement réduites. Ses critères sont archaïques. Comme cette histoire au sujet de Platon, et comment il définissait l’homme en tant que bipède sans plumes, et puis Diogène le Cynique lui sortit un poulet déplumé qui, selon lui, correspondait donc à cette définition. Et Platon modifia alors sa définition pour préciser que l’homme était un bipède sans plumes aux larges ongles.

Mais qu’est-ce que cela a à voir avec Max ?

Halloran secoua sauvagement la tête, essayant de se forcer à se concentrer. Mais tout ce qu’il pouvait voir, c’était l’homme de Platon – un poulet de deux mètres sans une seule plume sur son corps, avec de larges ongles.

Max était vulnérable. Il ne pouvait en être autrement ! Contrairement à Platon, il ne pouvait changer d’avis. Max ne pouvait se défaire de ses définitions ni de leurs conséquences logiques…

« Eh bien, ça alors ! » dit Halloran. « Je crois bien que j’ai trouvé ! »

Il essaya de pousser son raisonnement jusqu’au bout, mais constata qu’il n’en était pas capable. Il lui fallait tout simplement essayer, et il gagnerait ou perdrait selon le résultat. « Max, » dit-il doucement, « tu vas te farcir un bon poulet déplumé. Ou, plutôt, un bon poulet pas déplumé. Tiens-toi le pour cosmologiquement dit ! »

Il n’était pas sûr de ce qu’il voulait dire mais il savait ce qu’il allait faire.

 

Le capitaine Beatty et le lieutenant James revinrent au camp au bout de trois jours terriens. Ils trouvèrent Halloran inconscient et délirant, victime de la déshydratation et d’une insolation.

Il divaguait sur Platon, qui l’aurait empêché de pénétrer à l’intérieur du camp, et sur Halloran, qui se serait transformé en poulet de deux mètres sans ongles larges, prenant ainsi le dessus sur le sage philosophe et sur son copain le robot.

Max lui avait donné de l’eau, et enveloppé son corps dans des couvertures humides, puis il avait produit de l’ombre noire à l’aide d’une double feuille de plastique. Halloran serait sur pied d’ici à un jour ou deux.

Il avait écrit un mot avant de sombrer dans l’inconscience : Pas de mot de passe – ne pouvait pas rentrer – informer usine installer by-pass de secours sur robots PR.

Beatty ne comprenait rien à ce qu’avait écrit Halloran, aussi questionna-t-il Max. Qui lui parla de la tournée d’inspection d’Halloran et des différents étrangers qui lui ressemblaient exactement, et de ce qu’ils avaient dit et ce que Halloran avait dit. De toute évidence, il s’agissait là d’efforts de plus en plus désespérés de la part d’Halloran pour revenir à l’intérieur du camp.

« Mais que s’est-il passé après ? » demanda Beatty. « Comment a-t-il pu rentrer en fin de compte ? »

— « Il n’est pas rentré, » dit Max. « À un moment donné, il était là, tout simplement. »

— « Mais comment a-t-il fait pour franchir ta barrière ? »

— « Il ne l’a pas fait ! Ça, c’était tout à fait impossible. Mr. Halloran était tout simplement à l’intérieur du camp. »

— « Je ne comprends pas, » dit Beatty.

— « Franchement, mon capitaine, moi non plus. Je crois que seul Mr. Halloran peut répondre à votre question. »

— « Ça prendra un moment avant que Halloran réponde à qui que ce soit, » dit Beatty. « Mais quand même, s’il a trouvé le moyen de le faire je suppose que je le peux aussi. »

Beatty et James s’y essayèrent tous deux mais ne surent trouver la solution. Ils n’étaient pas assez désespérés, ni assez furieux, leur raisonnement n’était même pas dans la bonne direction. Pour comprendre comment Halloran était rentré, il fallait considérer le dénouement de la situation du point de vue de Max.

 

La chaleur, le vent, les oiseaux, les rochers, les soleils, le sable. Je ne tiens pas compte de ce qui est hors de propos. Je garde l’enceinte du camp contre les étrangers.

Maintenant, quelque chose, sorti des rochers, sorti du désert, s’avance vers moi. C’est une grande créature : elle a des cheveux qui lui couvrent presque le visage, elle rampe à quatre pattes.

Je l’interpelle. Elle grogne. Je l’interpelle à nouveau, de façon plus péremptoire. J’actionne mes armements, je menace. La créature grogne et continue de ramper en direction du camp.

Je consulte mes définitions afin de produire la réaction appropriée.

Je sais que les humains et les étrangers sont tous des créatures sensibles caractérisées par l’intelligence, qui s’exprime par la faculté de parole. Cette faculté est invariablement utilisée pour répondre à mes interpellations.

Les humains répondent toujours correctement quand je leur demande le mot de passe.

Les étrangers répondent toujours incorrectement quand je leur demande le mot de passe.

Etant donné qu’il en est invariablement ainsi, je dois présumer que toute créature qui ne répond pas à mon interpellation est incapable de répondre et peut donc être ignorée.

On peut ignorer les oiseaux et les reptiles. On peut également ignorer cette grande bête qui rampe et me dépasse. Je ne prête aucune attention à cette créature ; mais je garde mes détecteurs en alerte prolongée, parce que Mr. Halloran est là, quelque part au-dehors, dans le désert. Il y a aussi un étranger, un Jamisdar.

Mais qu’est-ce que c’est ? C’est Mr. Halloran, miraculeusement de retour dans le camp, grognant, gémissant, souffrant de déshydratation et d’insolation. La bête qui m’a dépassé en rampant est partie sans laisser de trace, et le Jamisdar est vraisemblablement toujours en train de prier dans les rochers…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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