2
Il se réveilla sur un lit blanc dans une chambre blanche.
« Il est vivant maintenant, » dit quelqu’un.
Blaine ouvrit les yeux. Deux hommes se tenaient penchés sur lui. L’un avait un visage rubicond et laid. Il était habillé de blanc et semblait être médecin. L’autre était un petit vieillard chauve, pareil à une araignée, avec les traits mobiles d’un singe.
« Comment vous sentez-vous ? » demanda le docteur.
— « Ça va, je suppose, » répondit Blaine.
— « Vous voyez ? » Le docteur se tourna vers le vieillard-araignée. « Il est en parfaite santé, mister Reilly. »
— « Humm ! » fit Reilly.
— « Oui, mon bon monsieur, » dit le docteur. « Nous avons accordé trop d’importance, beaucoup trop d’importance au traumatisme de la mort, ainsi que je le démontre dans mon ouvrage à paraître prochainement. »
Reilly hocha la tête impatiemment. « Allez, commençons l’enregistrement. »
Lui et le docteur s’éloignèrent. Blaine les regarda partir, se demandant de quoi ils avaient bien pu parler. Une infirmière grassouillette et maternelle s’approcha de son lit. « Comment vous sentez-vous ? »
— « Très bien, » dit Blaine. « Mais j’aimerais savoir. »
— « Désolée, pas de questions pour le moment : ordre du docteur. Buvez ceci, ça va vous remonter. Voilà. C’est bien. Surtout, ne vous tracassez pas, tout ira pour le mieux. »
Elle se retira. Ses paroles rassurantes avaient effrayé Blaine. Qu’avait-elle voulu dire par tout ira pour le mieux ? Devait-il supposer que quelque chose n’allait pas ? Qu’est-ce qui n’allait pas ? Que faisait-il ici ? Qu’était-il arrivé ?
Le docteur et Mr. Reilly revinrent à ce moment, accompagnés d’une jeune femme.
« Est-ce qu’il va bien, docteur ? » demanda la jeune femme.
— « Parfaitement bien, » assura le docteur rubicond. « Je dirai même que ça lui va comme un gant. »
— « Je peux donc commencer l’enregistrement ? »
— « Bien sûr, miss Thorne, quoique je ne puisse garantir sa réaction. Malgré l’importance exagérée qui lui est accordée, le traumatisme de la mort peut encore…»
— « Allez, Marie, commencez ! » prononça Reilly sur un ton qui montrait bien qui était le patron.
— « Oui, monsieur. »
Elle s’avança vers Blaine et se pencha sur lui. Une bien belle fille, remarqua-t-il. Des traits bien marqués et le teint frais et éclatant. Elle avait de longs cheveux bruns brillants, relevés beaucoup trop serrés derrière ses petites oreilles, et une trace de parfum flottait autour d’elle. Elle aurait pu être très belle, n’eût été la rigidité de ses traits et la tension contrôlée de son corps élancé. Il était difficile de l’imaginer en train de rire ou de pleurer. Et tout à fait impossible de l’imaginer au lit. Elle avait quelque chose de fanatique en elle, quelque chose d’une révolutionnaire endurcie, mais il soupçonnait que sa cause, son idéal, c’était elle-même.
« Où vous croyez-vous ? » lui demanda-t-elle.
— « Dans un hôpital, me semble-t-il. Je suppose que…» Il s’interrompit. Il venait de remarquer un petit microphone dans sa main.
— « Oui, que supposiez-vous ? »
Elle fit un petit geste. Des hommes s’approchèrent, poussant un lourd attirail mobile.
« Allez-y, continuez, » dit Marie Thorne. « Dites-nous. »
— « Au diable tout ça ! » s’emporta Blaine, soudain assombri à la vue des hommes qui installaient leurs appareils roulants autour de lui. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Que se passe-t-il ? »
— « Nous essayons de vous aider, » dit Marie Thorne.
« Ne désirez-vous pas coopérer ? »
Blaine acquiesça, espérant un sourire d’elle. Il se sentit soudain très indécis. Que lui était-il donc arrivé ?
« Vous souvenez-vous de l’accident ? »
— « Quel accident ? »
— « Vous souvenez-vous d’avoir été blessé ? »
Blaine frémit au souvenir, assailli soudain par un tournoiement de lumières, le hurlement du moteur, le choc, l’explosion.
— « Oui. Le volant s’est cassé. Il m’a transpercé la poitrine. Puis ma tête a été touchée. »
— « Regardez votre poitrine, » dit-elle.
Blaine souleva son pyjama blanc, regarda. Sa poitrine était intacte.
— « Impossible ! » s’écria-t-il. Sa propre voix sonnait creux, lointaine, irréelle. Il avait conscience des hommes autour de son lit qui conversaient, penchés sur leurs appareils, mais ils ressemblaient à des ombres, plates et inconsistantes. Leurs voix fluettes et superficielles étaient comme le bourdonnement agaçant de mouches contre une vitre. Le docteur rubicond sourit platement et la vieille araignée nommée Reilly tapota impatiemment du pied.
« Intéressante réaction première. »
— « Très intéressante, en effet. »
« Vous êtes indemne, » dit Marie Thorne.
Blaine examina de nouveau son corps et se souvint de l’accident. « Je ne peux pas le croire !…»
« Il revient parfaitement à lui. »
— « Beau mélange de croyance et d’incrédulité ! »
« Silence, s’il vous plaît ! Continuez, » dit Marie Thorne.
— « Je me souviens de l’accident, » poursuivit Blaine. « Je me souviens du choc. Je me souviens de… ma mort. »
« Vous avez entendu ça ? »
— « Diable oui ! Quelle performance ! »
— « Et tout à fait spontanée ! »
— « C’est merveilleux ! Ils vont en être dingues ! »
— « Un peu moins de bruit, s’il vous plaît ! » demanda Marie Thorne. Vous vous souvenez donc de votre mort ? »
— « Oui, oui, j’ai été tué ! »
« Son visage ! »
— « Cette expression grotesque en accentue le réalisme. »
« Regardez bien votre corps, » ajouta Marie Thorne.
« Voici un miroir. Examinez votre visage. »
Blaine plongea son regard dans le miroir et se mit à trembler comme un homme saisi d’un accès de fièvre. Il toucha son reflet, puis fit courir ses doigts agités sur son visage.
— « Ce n’est pas mon visage ! Où est mon visage ? Où avez-vous mis mon corps et mon visage ? »
Il était englué dans un cauchemar dont il ne pourrait jamais se libérer. Reilly et le vilain docteur le scrutaient. Les hommes aux ombres plates et aux voix bourdonnantes comme des mouches contre une vitre l’encerclaient, affairés à leurs machines irréelles, pleins d’une vague menace, quoique étrangement indifférents, presque inconscients de sa personne. Marie Thorne se pencha plus près, et de sa jolie petite bouche écarlate dans son joli petit minois fermé sortirent de douces paroles cauchemardesques.
« Votre corps est mort ; il a péri dans un accident d’auto. Vous pouvez vous souvenir de sa mort. Mais nous avons réussi à sauvegarder les parties de vous-même qui comptent vraiment. Nous avons sauvé votre esprit et nous lui avons donné un nouveau corps, ici, dans ce que vous appelleriez le futur. »
Blaine ouvrit la bouche pour crier, et la referma. « C’est incroyable ! » s’entendit-il dire.
Et les mouches bourdonnèrent de nouveau.
« Quel euphémisme ! ».
— « Ça, bien sûr. La frénésie ne peut pas durer. »
— « Je m’attendais à ce qu’il mette un peu plus en question son nouvel environnement. »
— « À tort. Cet euphémisme fait mieux apparaître son dilemme, »
— « Peut-être en termes purement théâtraux. Mais considérez la chose de façon réaliste. Ce pauvre type vient simultanément de découvrir qu’il a été tué dans un accident d’auto et qu’il est vivant, muté dans un corps nouveau. Et que dit-il devant cela ? Il dit : « C’est incroyable ! » Bon sang ! mais il ne réagit pas vraiment au choc ! »
— « Mais si ! C’est vous qui projetez ! »
Blaine, du fin fond de son cauchemar, avait à peine conscience du lancinant bourdonnement des voix. Il demanda : « Suis-je vraiment mort ? »
Marie Thorne acquiesça.
« Et suis-je vraiment réincarné dans un corps différent ? »
Elle acquiesça de nouveau, en attente.
Blaine la regarda, ainsi que les ombres qui manipulaient leurs machines irréelles. Pourquoi le tourmentaient-ils ? Pourquoi n’allaient-ils pas s’en prendre à quelque autre mort ? On ne devrait pas forcer des morts-vivants à répondre aux questions. La mort avait toujours été l’ancien privilège de l’homme, son pacte immémorial avec la vie, accordée à l’esclave comme au noble. La mort était la consolation de l’homme tout autant que son droit. Mais peut-être avaient-ils révoqué ce droit et, à présent, nul ne pouvait plus échapper à ses responsabilités en mourant simplement.
Marie Thorne, le docteur rubicond, le vieillard chauve, l’infirmière grassouillette, les ombres qui se mouvaient autour de leurs appareils, tous étaient suspendus à ses lèvres, attendant qu’il parle. Et Blaine se demandait si le royaume de la démence maintenait encore ses privilèges héréditaires. Et il était à deux doigts de le savoir. Mais la démence n’est pas accordée à tout le monde. Blaine retrouva sa maîtrise. Il leva les yeux vers Marie Thorne.
« Mes impressions, » articula-t-il lentement, « sont difficiles à décrire. Je suis mort, et maintenant j’assimile ce fait. Je ne pense pas que n’importe qui puisse croire totalement…»
« Coupez ici. Il commence à analyser. »
— « Je crois que vous avez raison, » dit Marie Thorne. Elle se pencha tout contre Blaine. « Dites-moi votre nom. »
— « Thomas Blaine. »
— « Quoi ? »
Tout bruit cessa dans la pièce. Les hommes manipulant les enregistreurs étaient muets de stupeur. Mr. Reilly fit un pas, le corps penché en avant, et le docteur l’observa avec inquiétude.
— « Quel est votre nom, dites-vous ? » questionna Reilly.
— « Blaine. Thomas Blaine. »
— « Votre âge ? »
— « Trente-deux ans. »
— « Votre état civil ? »
— « Célibataire. »
« En êtes-vous sûr, » insista Reilly. « Etes-vous certain de vous appeler Blaine ? »
« Absolument certain, » répondit Blaine. « Qu’est-ce qui…»
La bouche de Reilly se tordit. Il se contrôla avec effort et demanda : « Que vous rappelez-vous du Seuil ? »
— « Du quoi ? »
— « Du Seuil ! » rugit Reilly. « Parlez-m’en ! »
— « Je ne me souviens de rien, » dit Blaine.
— « Il le faut ! Vous êtes resté dans le Seuil pendant cent cinquante-huit ans, jusqu’à ce qu’on vous introduise dans ce corps ! Il faut que vous vous souveniez ! Dites-moi comment c’était ! »
— « Je ne sais pas de quoi vous parlez, » dit Blaine fermement.
La vieille araignée fouillait son regard. Il lui redemanda :
« Quel est votre nom ? »
— « Blaine. »
— « Ce n’est pas le bon type ! » s’écria Reilly. « Vous ne le voyez pas, bande d’imbéciles ? Faux ! tout est faux ! archifaux ! »
Le docteur alla se placer aux côtés de Reilly, pour essayer de le calmer. Mais le vieillard le poussa de côté en fulminant contre Blaine.
« Vous n’êtes pas le bon type ! » criait-il. « Et vous ne vous souvenez pas du Seuil ! Mais, bon sang ! vous n’avez aucun droit à ce corps ! Aucun droit du tout ! Il ne vous était pas destiné, espèce d’infect petit intrus ! Toute l’expérience est un échec total et vous avez volé un bon corps qui coûte cher ! Voleur ! Je vais vous ôter la vie de mes deux mains ! »
La colère rendait Reilly hystérique. Ses mains menues aux ongles effilés tentèrent de saisir Blaine à la gorge. Marie Thorne et le docteur l’en empêchèrent. Un instant plus tard, Reilly se trouva mieux, mais il continuait cependant à trembler violemment.
« Monsieur, » intervint le docteur, « votre corps ne fonctionne pas bien. Au mieux, il ne vous permet plus de penser sainement. Au pire, il ne peut supporter des chocs de ce genre. Vu les circonstances, je me vois dans l’obligation d’insister pour que vous procédiez sur-le-champ à une réincarnation. »
« Non…» articula Reilly faiblement.
« Il le faut, » insista le docteur. « Vous devez vous réincarner tant que vous en êtes encore capable. Mais, d’abord, reposez-vous. »
Il prit le vieillard par le bras. Et les techniciens, redevenus sûrs d’eux, plus à l’aise maintenant que la vague menace qui planait dans la pièce s’était dissipée, s’éloignèrent en poussant leurs appareils.
« Vachement bon jusqu’à la fin. »
« Une pièce de collection. »
« Dommage qu’on ne puisse pas le diffuser. »
« Attendez ! » s’écria Blaine. « Je ne comprends pas ! Où suis-je ? Que s’est-il passé ? Comment… ? »
— « Je vous expliquerai tout plus tard, » le rassura Marie Thorne. « Je regrette infiniment que les choses aient mal tourné. Je dois aller m’occuper de la réincarnation de Mr. Reilly. »
Hommes et appareils étaient partis. Marie Thorne lui sourit de façon rassurante, puis sortit rapidement.
Bêtement, Blaine se sentit au bord des larmes. Il cligna des yeux quand la plantureuse et maternelle infirmière réapparut.
« Buvez ça, » lui dit-elle. « C’est pour vous faire dormir. C’est ça, avalez le tout comme un grand garçon. Reposez-vous. Vous avez eu une dure journée avec cette histoire de mort, de renaissance et tout. »
Deux grosses larmes dévalèrent les joues de Blaine.
« Mon Dieu ! » s’exclama l’infirmière, « c’est maintenant que les caméras devraient vous filmer ! Ce sont là d’authentiques larmes spontanées… ou je ne m’y connais pas. J’ai été le témoin de plus d’une scène tragique dans cette infirmerie, croyez-moi, et, si j’en avais envie, je pourrais leur en toucher deux mots, moi, des émotions authentiques à ces espèces de petits morveux de techniciens – eux qui croient tout savoir des secrets du cœur humain. »
— « Où suis-je ? » demanda Blaine, somnolent. « C’est quoi, ici ? »
— « C’est la Rex Corporation. Notre métier, c’est la vie après la mort. »
— « Oh ! » dit Blaine juste avant de sombrer dans le sommeil.