12
À l’adresse que Ray lui avait donnée se trouvait un petit bâtiment délabré en pierre de taille. Blaine grimpa les marches et appuya sur la sonnette marquée Société d’Etudes Edward J. Franchel. La porte s’ouvrit sur un homme costaud et chauve en bras de chemise.
« Mister Franchel ? » s’enquit Blaine.
— « C’est moi, » dit l’homme chauve avec un sourire franchement jovial. « Suivez-moi, monsieur. »
Il conduisit Blaine dans un appartement qui baignait dans une odeur de choux bouilli. Une moitié de l’appartement était arrangée en bureau, avec une table couverte de paperasses, des casiers poussiéreux et plusieurs sièges à dossier droit. Plus loin, Blaine découvrit un salon lugubre. Des lointains recoins de l’appartement le solido vociférait le programme du jour.
« Excusez ce désordre, » dit Franchel en avançant une chaise. « Je vais réinstaller dans un vrai bureau au nord de la ville dès que j’en aurai le temps. Je suis tellement débordé de commandes que… Mais, dites-moi, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »
— « Je cherche du travail, » dit Blaine.
— « Diable ! » s’exclama Franchel. « Je vous ai pris pour un client. » Il se tourna en direction du solido vociférateur et hurla : « Veux-tu bien baisser ce truc ? » Il attendit que le volume diminue quelque peu, puis se tourna de nouveau vers Blaine. « Mon vieux, si les affaires ne reprennent pas bientôt, j’aurai plus qu’à rouvrir mon stand à suicide à Coney Island. Vous cherchez du travail, hein ? »
— « C’est ça. Ray Melhill m’a dit de m’adresser à vous. »
Le visage de Franchel s’éclaira. « Ray ! Comment va-t-il ? »
— « Il est mort. »
— « Dommage. C’était un type bien, quoique un peu dingue. Il a travaillé pour moi deux ou trois fois quand les pilotes de l’espace étaient en grève. Vous prendrez un verre ? »
Blaine acquiesça. Franchel se dirigea vers le casier et en sortit une bouteille de whisky Lunalcool. II prit deux verres et les remplit d’un geste royal.
— « À la santé du vieux Ray ! » s’exclama-t-il. « Je suppose qu’il s’est fait emboîter ? »
— « Emboîter et emballer, » dit Blaine. « Je viens juste de lui parler au Central Spirite. »
— « Alors, il a réussi ! » s’écria Franchel plein d’admiration. « Mon vieux ! si seulement on avait autant de chance ! Alors, vous voulez du travail ? Eh bien, peut-être que je peux arranger ça. Levez-vous. »
Il fit le tour de Blaine, tâta ses biceps et, d’une main, effleura la rondeur de ses épaules. Il resta un instant devant lui, hochant la tête, les yeux baissés, puis feignit un rapide coup à son visage. La main droite de Blaine se leva instantanément, à temps pour bloquer le coup.
« Bien bâti et bons réflexes, » dit Franchel. « Je pense que vous ferez l’affaire. Vous vous y connaissez un peu en armes ? »
— « Non, pas beaucoup, » répondit Blaine, se demandant dans quel pétrin il se fourrait. « Seulement… euh !… des anciennes. Les Garands, les Winchesters et les Colts. »
— « Sans blague ! Vous savez, j’ai toujours voulu collectionner des armes anciennes à recul. Mais aucune arme à faisceau ou projectile n’est autorisée pour ce genre de chasse. Quoi d’autre encore ? »
— « Je sais manier le fusil à baïonnette, » dit Blaine, songeant à l’éclat de rire de son sergent instructeur devant cette affirmation pour le moins exagérée.
— « Vraiment ? Bottes, parades et tout ? Ça alors ! Je croyais que l’art de la baïonnette était oublié. Vous êtes le premier que je vois en quinze ans. Mon ami, je vous embauche. »
Il alla à son bureau, griffonna quelque chose sur un bout de papier et le tendit à Blaine.
« Allez demain à cette adresse, où vous recevrez des instructions. Vous serez payé au salaire standard des chasseurs : deux cents dollars plus cinquante pour chaque jour de travail. Avez-vous vos propres armes et matériel ? Eh bien, je vous trouverai ça, mais je le déduis de votre paie. Et puis, je prends dix pour cent pour moi. D’accord ? »
— « Bien sûr, » dit Blaine. « Pouvez-vous me donner un peu plus de détails à propos de cette chasse ? »
— « Oh ! c’est une chasse tout à fait normale ! Mais n’allez pas l’ébruiter. Je ne suis pas sûr que les chasses soient encore légales. J’aimerais que le Congrès vote une bonne fois ces fameux Actes sur les Meurtres légaux et les Suicides. On ne sait plus où on en est. »
— « Ouais ! » acquiesça Blaine, un peu troublé.
— « Ils vous parleront probablement des aspects légaux de la question demain, » dit Franchel. « Les autres chasseurs seront présents aussi et le Gibier vous dira tout ce que vous avez besoin de savoir. Dites bonjour de ma part à Ray si vous lui reparlez. Dites-lui que je regrette sa mort mais que je suis heureux qu’il ait réussi à gagner le Seuil. »
— « Je n’y manquerai pas. » Blaine décida de ne pas poser d’autres questions de peur que son ignorance ne lui coûte son poste. Quelle que fût cette chasse, avec le concours de son corps musclé, il s’en tirerait certainement. Un boulot, n’importe lequel, lui était aussi nécessaire à présent pour sa dignité que pour sa bourse presque plate.
Il remercia Franchel et prit congé.
Ce soir-là, il dîna dans un snack bon marché et acheta quelques revues. L’idée d’avoir trouvé un emploi l’enivrait ; il était sûr, tout à coup, qu’il parviendrait bien à faire son trou dans cette époque.
Son euphorie fut plutôt atténuée lorsque, en revenant à son hôtel, il aperçut un homme, debout dans un passage, qui l’observait. Il avait un visage livide et des yeux placides de Bouddha, ses habits pendaient sur lui comme des haillons sur un épouvantail. C’était le zombi.
Blaine se hâta, refusant d’aller au-devant de ses ennuis éventuels. Après tout, si un chat pouvait regarder un roi, un zombi pouvait bien regarder un homme. Où était le mal ?
Ce raisonnement, pourtant, ne l’empêcha pas d’avoir des cauchemars jusqu’à l’aube.
Tôt le lendemain, Blaine se rendit à pied au croisement de la Quarante-Deuxième Rue et de Park Avenue pour prendre un autobus qui le conduirait au rendez-vous. En l’attendant, il remarqua quelque chose de bizarre de l’autre côté de la Quarante-Deuxième Rue.
Un homme, légèrement obèse, s’était arrêté net au milieu du trottoir encombré. Il riait tout seul et les gens commençaient à s’écarter. Blaine lui donnait une cinquantaine d’années ; il était vêtu d’un tweed sobre et portait des lunettes. Avec sa petite mallette, il ressemblait à n’importe quel homme d’affaires.
Brusquement, il cessa de rire. Il ouvrit sa mallette et en retira deux longs poignards légèrement courbés. Il envoya voler la mallette et les lunettes.
« Berserker ! » cria quelqu’un.
L’homme plongea dans la foule, ses deux poignards étincelant. Des gens se mirent à hurler.
« Berserker ! Berserker ! »
« Appelez les flics ! »
« Attention ! Berserker ! »
Un homme était déjà à terre, étreignant son épaule déchirée et jurant. Le visage du berserker était rouge feu maintenant et de la bave dégoulinait de sa bouche. Il s’enfonça plus profondément dans le gros de la foule. Les gens croulaient les uns sur les autres dans leur fuite affolée.
Une femme hurla de terreur tandis que, perdant l’équilibre, elle éparpillait tout un lot de paquets sur le trottoir.
De sa main gauche, le berserker lui porta un coup, la manqua et s’enfonça plus avant dans la foule.
Des policiers surgirent ; ils étaient six ou huit, armes dégainées. « Tout le monde à terre ! » hurlèrent-ils. « Baissez-vous ! Tout le monde à terre ! »
Le trafic s’était immobilisé. Les gens, au passage du fou, se jetaient sur le pavé. Sur le côté de la rue où était Blaine, les gens s’aplatissaient aussi sur le trottoir.
Une petite fille qui avait peut-être douze ans, le visage plein de taches de rousseur, tira Blaine par le bras. « Allez, monsieur ! baissez-vous ! Vous voulez vous faire rayonner ? »
Blaine s’accroupit à côté d’elle. Le fou avait fait demi-tour et courait vers les policiers, hurlant et agitant ses couteaux.
Trois des policiers firent feu simultanément, leurs armes projetant un pâle rayon jaunâtre qui s’embrasa au moment où il toucha le berserker. Celui-ci hurla tandis que ses habits commençaient à brûler et essaya de s’enfuir.
Un rayon l’atteignit en plein dans le dos. Il se retourna, lança les deux poignards vers les policiers et s’écroula.
Une ambulance se posa et on embarqua rapidement le berserker et ses victimes. Les policiers commencèrent à disperser la foule.
« Allons ! C’est fini ! Circulez ! »
La foule se dispersait. Blaine se leva en se brossant. « Qu’est-ce que c’était ? » demanda-t-il à la petite rousse.
— « Un berserker, idiot ! » lui répondit-elle. « Ça se voyait pas ? »
— « Si. Il y en a beaucoup ? »
Elle acquiesça fièrement. « À New York il y en a plus que dans n’importe quelle autre ville du monde, sauf Manille, où on les appelle des amoks. Mais c’est toujours la même chose. On en a peut-être une cinquantaine par an. »
— « Plus ! » dit un homme. « Peut-être soixante-dix ou quatre-vingts. Mais celui-ci n’a pas fait grand mal. »
Un petit groupe s’était rassemblé près de Blaine et de la fille. Ils discutaient du berserker tout comme du temps de Blaine, on eût discuté d’un accident d’automobile.
— « Combien en a-t-il eu ? »
— « À peine cinq, et je ne crois pas qu’il en ait tué aucun. »
— « Il n’avait pas le cœur à l’ouvrage, » dit une vieille femme. « Quand j’étais petite, on ne pouvait pas les arrêter si facilement. »
— « C’est qu’il n’avait pas choisi un très bon endroit, » commenta la petite rouquine. « Ce coin est plein de flics. Les berserkers ont tout juste le temps de s’exciter qu’on les rayonne déjà. »
Un gros policier s’avança vers eux. « Allez, circulez ! Le spectacle est terminé ! »
Le groupe se dispersa. Blaine prit son autobus, se demandant pourquoi quelque cinquante personnes ou plus par an à New York se mettaient dans la tête de devenir berserkers. Crise de nerfs ? Crise d’individualisme à forme démente ? Délinquance adulte ?
Encore une chose de l’an 2110 qu’il lui faudrait élucider.