5

 

 

La salle de réincarnation était disposée comme un petit théâtre. On l’utilisait souvent, apprit Blaine, pour les conférences et les programmes éducatifs. Aujourd’hui, l’auditoire était plutôt réduit et trié sur le volet. Le conseil d’administration de la Rex Corporation était présent. Il se composait de cinq messieurs d’âge moyen qui, assis dans la dernière rangée, discutaient tranquillement entre eux. Une secrétaire se tenait prête. Un observateur officiel était là selon les prescriptions de la loi, ainsi qu’un homme émacié au chapeau rabattu sur le visage. Cet homme, expliqua Marie, était un délégué zombi.

Blaine et Marie s’assirent devant, aussi loin que possible des administrateurs.

Sur la scène surélevée, sous les flots de lumière blanche, l’équipement de réincarnation était déjà en place. Il y avait là deux fauteuils massifs munis de sangles et de câbles entre lesquels se dressait une machine imposante, noire et luisante. Les câbles qui reliaient la machine aux sièges étaient particulièrement gros et Blaine eut la sensation désagréable qu’il allait assister à une exécution capitale. Plusieurs techniciens s’affairaient autour de la machine. Le médecin rubicond se tenait à proximité.

Mr. Reilly apparut sur la scène, salua l’auditoire et prit place dans l’un des fauteuils. Il était suivi d’un homme dans la quarantaine au visage pâle, à l’air effrayé mais décidé. C’était le donneur, le propriétaire actuel du corps que Mr. Reilly s’était procuré. Il s’assit dans l’autre fauteuil, jeta un rapide coup d’œil sur l’auditoire, puis regarda ses mains. Il paraissait embarrassé. La sueur perlait à sa lèvre supérieure et le tissu de sa veste, sous les aisselles, était imprégné de transpiration. Il ne regarda pas Reilly, pas plus que ce dernier ne le regarda.

Un autre homme entra en scène, chauve et grave, vêtu d’un costume sombre au col clérical, tenant un petit livre noir. Il engagea une conversation chuchotée avec les deux homme.

« C’est Frère James, » lui annonça Marie Thorne. « Un membre de la confrérie de l’Après-vie. »

— « Qu’est-ce que c’est ? »

— « Une nouvelle religion, issue des Années Folles. À cette époque, il y eut une grande controverse religieuse…

» La question brûlante des années 2040 était le statut spirituel de l’Au-delà. Question qui empira lorsque la Société de l’Au-delà annonça l’avènement de l’Au-delà scientifique. La Rex essaya désespérément d’être impliquée dans les problèmes religieux, ce qui se révéla impossible. La plupart des hommes d’église estimèrent que la science empiétait injustement dans leur domaine. Quelle que fût l’opinion de ses membres, la Société de l’Au-delà était considérée comme porte-parole d’une nouvelle position religieuse scientifique : à savoir que le salut dépendait non pas de considérations éthiques, morales ou religieuses, mais d’un principe scientifique invariable et impersonnel.

» On tint des congrès, des réunions et des assemblées pour trancher cette question brûlante. Certains groupes furent d’avis que cet Au-delà scientifique nouvellement révélé n’avait de toute évidence rien à voir avec les cieux, le salut le nirvana ou le paradis, puisque l’âme n’y était pas impliquée. L’esprit, soutinrent-ils, n’est pas synonyme de l’âme, pas plus que l’âme n’est contenue dans l’esprit ou n’en fait partie.

» Il fallait bien admettre que la science avait trouvé un moyen de prolonger l’existence d’une partie de l’entité esprit-corps. Très bien, mais cela ne concernait en rien l’âme, et ne signifiait certainement pas l’immortalité, le ciel, le nirvana ou quoi que ce soit de cet ordre. L’âme ne pouvait être touchée par manipulation scientifique. Et le sort de l’âme après la mort éventuelle et inévitable de l’esprit dans l’Au-delà scientifique resterait en accord avec les pratiques religieuses, éthiques et morales traditionnelles. »

— « Psss ! » s’écria Blaine. « Je crois comprendre ce que vous voulez dire. Ils essayaient de parvenir à la coexistence entre la science et la religion. Mais leur raisonnement n’était-il pas un peu trop subtil pour certains ? »

— « Oui, » approuva Marie Thorne. « Et pourtant ils l’avaient mieux expliqué que moi et avec toutes sortes de comparaisons. Mais, ça, c’était seulement une position. D’autres ne tentèrent même pas de s’entendre. Les religions officielles tinrent bon. Elles déclarèrent tout simplement que l’Au-delà scientifique était une hérésie. Il y eut un groupe qui résolut la question en se ralliant à la position scientifique et en déclarant que c’est l’esprit qui, effectivement, recèle l’âme. »

— « Je suppose qu’il s’agissait de la confrérie de l’Au-delà ? »

— « Oui. Ils divorcèrent d’avec les autres religions. Selon eux, l’esprit contient l’âme et l’Au-delà n’est que la renaissance de l’âme après la mort, sans aucune condition spirituelle. »

— « C’est ce qui s’appelle être dans le coup, » dit Blaine, « mais la moralité…»

— « Selon eux, cela n’écartait pas la moralité. Les « au-delistes » avancent qu’on ne peut imposer une éthique et une morale à un peuple par un système de récompenses et de châtiments spirituels ; et, même si cela est possible, on ne doit pas le faire. Ils prétendent que la moralité doit être bonne en soi, d’abord en fonction de l’organisme social, et ensuite de ce qui est mieux pour l’individu. »

Aux yeux de Blaine, c’était trop demander de la moralité. « Je suppose que c’est une religion qui a beaucoup de succès ? » s’enquit-il.

— « Oui, beaucoup, » reconnut Marie Thorne.

Il aurait voulu en savoir davantage, mais le Frère James avait commencé de parler.

« William Fitzsimmons, » dit le prêtre en s’adressant au donneur, « vous êtes venu en ce lieu de votre propre chef, dans le but d’interrompre votre existence sur le plan terrestre et de la reprendre sur le plan spirituel ? »

— « Oui, Frère, » murmura le donneur, le visage blême.

— « Et tous les moyens scientifiques adéquats ont été mis en œuvre pour que vous puissiez poursuivre votre existence sur le plan spirituel ? »

— « Oui, Frère. »

Frère James se tourna vers Reilly : « Kenneth Reilly, vous êtes venu en ce lieu de votre propre chef, dans le but de poursuivre votre existence terrestre dans le corps de William Fitzsimmons ? »

— « Oui, Frère, » répondit Reilly. Il semblait minuscule, les traits durcis.

— « Vous êtes-vous assuré que William Fitzsimmons pourra entrer dans la vie future et avez-vous fait parvenir une certaine somme d’argent aux héritiers de Fitzsimmons ? Avez-vous également versé la taxe gouvernementale due pour les transactions de cette sorte ? »

— « Oui, Frère. »

— « Toutes choses étant ainsi, » prononça Frère James, « il ne peut être ici question de crime, qu’il soit civique ou religieux. Il ne saurait être question de retirer la vie puisque la vie et la personnalité de William Fitzsimmons vont se poursuivre inaltérées dans l’Au-delà, et que la vie et la personnalité de Kenneth Reilly vont se poursuivre inaltérées sur Terre. Par conséquent, nous pouvons procéder à la réincarnation ! »

Le tout paraissait à Blaine un hideux mélange d’épousailles suivies d’une exécution capitale. Le prêtre souriant se retira. Les techniciens attachèrent les hommes sur leurs sièges et fixèrent les électrodes à leurs bras, à leurs jambes et à leurs fronts. La salle devint très calme et les directeurs de la Rex s’inclinèrent en avant, attentifs.

« Allez, » dit Reilly en regardant Blaine avec un léger sourire.

Le technicien en chef tourna un bouton sur la machine noire qui se mit à vrombir tandis que les projecteurs s’estompaient. Les deux hommes sursautèrent sur leurs sièges, prisonniers des sangles, avant de s’affaisser en arrière.

Blaine murmura : « Ils sont en train de massacrer cette pauvre cloche de Fitzsimmons ! »

— « Cette pauvre cloche, » dit Marie Thorne, « savait bien ce qu’elle faisait. Fitzsimmons a trente-sept ans et toute sa vie n’est qu’un échec. Il n’a jamais été capable d’occuper longtemps un emploi et il n’avait auparavant aucune possibilité de survivre après la mort. C’était donc une occasion rêvée pour lui. En plus, il a une femme et cinq enfants qu’il n’avait jamais été capable de faire vivre. La somme que Mr. Reilly a versée permettra à sa femme de subvenir aux besoins des enfants et de leur assurer une bonne éducation. »

— « Tant mieux pour eux » dit Blaine. « A vendre père avec corps légèrement usagé. Excellent état de marche. Cause mutation dans l’Au-delà. Prix sacrifié ! »

— « Ne soyez pas ridicule ! »

— « Rien encore ! » lança le docteur.

Blaine perçut une certaine appréhension dans la salle et un soupçon de crainte. Les secondes se prolongeaient. Docteurs et techniciens se groupèrent autour du donneur.

— « Toujours rien ! » proclama le docteur d’une voix presque aiguë.

— « Que se passe-t-il ? » demanda Blaine à Marie Thorne.

— « Comme je vous l’ai dit, une réincarnation est une opération difficile et dangereuse. L’esprit de Reilly n’a pas encore réussi à prendre possession du corps de l’hôte. Et il ne lui reste plus beaucoup de temps. »

— « Pourquoi ça ? »

— « Parce qu’un corps commence à périr dès qu’il est inhabité. Des processus de mort irréversibles s’enclenchent s’il n’y a pas au moins un esprit dormant dans le corps. L’esprit est essentiel. Même inconscient, il contrôle les processus automatiques. Mais sans aucun esprit…»

— « Toujours rien ! » s’écria le docteur.

Soudain, le corps de Fitzsimmons se contorsionna entre les sangles. Son dos s’arc-bouta et l’on entendit le craquement sec de sa colonne vertébrale. Ses mains s’agrippèrent aux bras du fauteuil et le sang jaillit de ses yeux, de son nez et de ses oreilles. Puis son corps s’affaissa de nouveau.

— « Inversez le processus ! » beugla le docteur. « Remettez Mr. Reilly dans son propre corps ! »

Les techniciens se déchargèrent sur leurs boutons tandis que le docteur, rouge de colère, se penchait sur Reilly.

— « Je crois qu’il est trop tard à présent, » murmura Marie Thorne.

— « Un tremblement, » dit le docteur, « j’ai senti un tremblement. »

Il y eut un long silence.

— « Je crois qu’il est revenu ! » s’exclama le docteur. « Vite ! l’oxygène et l’adrénaline ! »

Ils placèrent un masque sur le visage de Reilly. Puis ils lui firent une injection hypodermique dans le bras. Il bougea, fut parcouru de frissons, s’affaissa, puis s’agita de nouveau.

— « Ça a marché ! » Le docteur lui retira le masque à oxygène.

Les directeurs fondirent d’un même élan hors de leurs sièges et se précipitèrent sur la scène. Ils firent cercle autour de Reilly, qui clignait maintenant des yeux tout en hoquetant.

— « Nous essaierons un autre donneur, mister Reilly. »

— « Bienvenue à nouveau, mister Reilly. »

— « Vous nous avez fait peur, mister Reilly ! »

Ses yeux se fixèrent sur eux ; il s’essuya la bouche et dit : « Je ne m’appelle pas Reilly. »

Le docteur rubicond écarta les directeurs et se pencha sur lui.

— « Vous n’êtes pas Reilly ? Vous êtes Fitzsimmons, alors ? »

— « Non ! Je ne suis pas ce pauvre imbécile de Fitzsimmons ! Et je ne suis pas Reilly. Reilly et moi nous avons essayé tous les deux de nous emparer du corps de Fitzsimmons et nous l’avons gâché. Puis Reilly a essayé de réintégrer son propre corps mais j’ai été plus rapide. J’ai été le premier. Et, maintenant, il m’appartient. »

« Qui êtes-vous ? » aboya le docteur.

L’homme se leva. Les directeurs reculèrent et l’un d’eux se signa rapidement.

— « Le corps est resté trop longtemps sans vie, » dit Marie Thorne.

Le visage de l’inconnu ne ressemblait à présent que de très loin et de façon extrêmement stylisée au pâle visage effrayé et simiesque de Reilly. Il n’y avait plus rien de sa volonté, de sa pétulance et de sa bonhomie dans ces traits. Ce visage ne ressemblait qu’à lui-même.

C’était un visage blanc comme la mort, à part quelques plaques noires de poils drus sur les joues et la mâchoire. Les lèvres étaient décolorées. Une mèche de cheveux emmêlés était plaquée sur son front blanc et glacial. Lorsque Reilly habitait ce corps les traits de son visage avaient plutôt été en harmonie. À présent, chaque trait particulier s’était accusé et comme désolidarisé des autres.

Ce visage livide et disgracieux paraissait grossier et inachevé comme le fer avant la trempe ou l’argile avant le four. Il avait une apparence placide, maussade et détendue qui s’expliquait par l’absence de tonus musculaire et de tension faciale. Ces traits disgracieux et flasques existaient sans rien révéler de la personnalité tapie derrière eux. Le visage ne semblait plus vraiment humain. Tout était à présent concentré dans les grands yeux fixes, patients, qui ne cillaient pas, dans ce regard de Bouddha.

— « Il est devenu zombi, » murmura Marie Thorne en s’agrippant à l’épaule de Blaine.

— « Qui êtes-vous, » demanda le docteur.

— « Je ne me souviens pas, » dit la créature. « Je ne me souviens pas du tout. » Lentement, elle se détourna et commença à descendre du plateau. Deux des directeurs s’avancèrent pour lui barrer la route.

— « Laissez-le ! » dit le délégué gouvernemental. « Ne le touchez pas ! »

— « Mais il y a quelqu’un dans le corps de Mr. Reilly ! » objecta un directeur. « Il nous faut bien savoir qui ! »

— « Vous connaissez la loi, » répondit le délégué gouvernemental. « Le propriétaire d’un corps est le seul arbitre de ses mouvements. Reculez-vous ! »

— « Laissez-donc ce pauvre zombi tranquille, » dit le docteur avec lassitude.

Les directeurs s’écartèrent. Le zombi se dirigea vers l’extrémité du plateau, descendit les marches, tourna et s’avança vers Blaine.

— « Je vous connais ! » dit-il.

— « Quoi ? Que voulez-vous ? » s’exclama Blaine.

— « Je ne m’en souviens pas, » dit le zombi tout en le fixant du regard. « Quel est votre nom ? »

— « Tom Blaine. »

Le zombi hocha la tête. « Ça ne me dit rien. Mais ça me reviendra. C’est vous, ça c’est sûr. Quelque chose… Mon corps se meurt, n’est-ce pas ? C’est dommage. Je m’en souviendrai avant qu’il n’expire. Vous et moi, vous savez bien, ensemble. Allons, Blaine, vous ne vous souvenez pas de moi ? »

— « Non ! » hurla Blaine, reculant devant l’idée d’une telle relation, devant l’existence possible de quelque lien essentiel entre lui et cette chose mourante. Ce n’était pas possible ! Quel secret pouvait-il partager avec cet espèce de voleur de cadavre, cet usurpateur malpropre qui faisait allusion à Dieu sait quelle sombre intimité, à Dieu sait quelle grivoise connaissance que seuls Blaine et lui étaient censés partager comme un sale croûton de pain ?

Pure invention, se dit Blaine. Il se connaissait, il savait ce qu’il était, et ce qu’il avait été. Il était inconcevable qu’il puisse affronter une telle situation. Cet être était fou, ou bien il se trompait.

« Qui êtes-vous ? » demanda Blaine à son tour.

— « Je ne sais pas ! » Le zombi lança ses mains en l’air, comme un homme pris dans un filet.

Blaine comprit combien son esprit devait être confus, désorienté, anonyme, dominé par le désir de vivre, pris dans l’étreinte mortelle et charnelle d’un corps de zombi.

« On se reverra, » dit le zombi à Blaine. « Vous m’êtes précieux. On se reverra et je me souviendrai alors de tout ce qui nous concerne. »

Le délégué zombi s’avança, prit le nouveau zombi par la main et l’accompagna vers la sortie du théâtre.

Blaine les regarda partir, jusqu’au moment où il ressentit soudain un poids sur son épaule.

Marie Thorne s’était évanouie. C’était la seule chose féminine qu’elle eût fait jusqu’à présent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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