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La première idée de Blaine avait été de faire la tournée des sociétés de dessin de yachting, mais il y renonça en se représentant un dessinateur de yachts de 1806 qui se pointerait dans un bureau de 1958.
Ce monsieur pittoresque pouvait bien avoir du talent mais peu d’utilité quand on en viendrait à lui demander ce qu’il savait de l’analyse métacentrique de la bauquière, des schémas de débit, des centres d’effort et des meilleurs emplacements pour les radars classiques et ultrasoniques. Quelle entreprise accepterait de le payer tandis qu’il se documentait sur les techniques des engrenages réducteurs, des peintures antirouille, des épreuves de caisse, sur le pas d’hélice, les systèmes d’échange de chaleur, la toile à voile synthétique et sur tous les autres progrès réalisés en un siècle et demi d’évolution scientifique ?
Impossible, conclut Blaine. Il n’était pas question de se présenter dans un bureau de dessin avec cent cinquante-deux ans de retard pour y demander du travail. Et puis, quel travail ? Il parviendrait peut-être à rattraper la technologie de 2110, mais il lui faudrait le faire à temps perdu.
Dans l’immédiat, il devait prendre ce qui se présenterait.
Il se dirigea vers un kiosque à journaux et acheta le Times microfilmé ainsi qu’une visionneuse. Il marcha jusqu’à un banc, s’y assit et se mit à explorer les petites annonces. Il sauta rapidement les catégories spécialisées où il n’avait aucune chance et en arriva à la rubrique Manœuvres et assimilés. Il lut :
On demande monteur dans autocafétéria. Connaissance élémentaire de la robotique suffisante.
On demande nettoyeur de coque. Vaisseau Mar-Coling. De préférence type Rh-positif et anticlaustrophobe fortifié.
On demande tabulateur pour travail sur détérioration de roulements haute résistance. Connaissance élémentaire jenklage suffisante. Repas compris.
Il était évident que même le travail non spécialisé de l’an 2110 dépassait ses capacités présentes.
Passant à la section des Emplois pour jeunes, il lut :
On demande jeune homme intéressé dans machinerie sluctrig. Bon avenir. Notions élémentaires calcul infinitésimal nécessaires. Bonne connaissance équations houtéenes.
On demande jeunes vendeurs pour postes sur Vénus. Salaire plus commission. Connaissance élémentaire français, allemand, russe et ouresque.
Garçons livreurs, revues, journaux, pour Agence Eth-Col. Permis de conduire Sprening exigé. Bonne connaissance de la ville nécessaire.
Ainsi, il n’était même pas qualifié pour livrer des journaux !
Considération bien déprimante. Trouver un travail allait être bien plus difficile qu’il ne l’avait imaginé. N’y avait-il donc personne dans cette ville pour creuser des tranchées ou porter des paquets ? Les robots faisaient-ils donc tous les travaux mineurs, ou fallait-il un doctorat pour pousser une brouette ? Quelle sorte de monde était-ce donc là ?
Il reprit le Times au début et lut les nouvelles du jour :
Un nouveau spatiodrome était en construction à Oxa, dans le Nouveau-Mars du Sud.
Un esprit frappeur était présumé responsable de plusieurs incendies industriels dans la région de Chicago. Les procédures d’exorcisme étaient en cours.
D’importants gisements de cuivre avaient été découverts dans le secteur Sigma-G de la Ceinture d’astéroïdes.
Les activités des doppelgangers s’étaient accrues à Berlin.
Une nouvelle étude des colonies de pieuvres de la fosse de Mindanao était en cours de réalisation.
À Spensex, dans l’Alabama, des émeutiers avaient lynché et brûlé les deux zombis de la ville. Une procédure avait été engagée contre les meneurs.
Un sociologue notoire affirmait que l’archipel des Touamotous était le dernier bastion de la vie simple du xxe siècle.
L’Association Atlantique des Bergers Marins tenait sa convention annuelle au Waldorf Astoria.
On traquait vainement un loup-garou dans le Tyrol autrichien. Les villages alentour étaient en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Le projet de loi soumis à la Chambre en vue d’interdire toutes les chasses et les combats de gladiateurs avait été rejeté.
Un fou furieux avait commis quatre meurtres en plein centre de San Diego.
Le nombre des victimes d’accidents d’hélicoptère s’élevait à un million pour l’année.
Blaine ferma le journal, plus déprimé que jamais. Des spectres, des doppelgangers, des loups-garous, des esprits frappeurs…
Il n’aimait pas tous ces anciens mots aussi vagues que sinistres qui semblaient aujourd’hui représenter des phénomènes réels. Il avait déjà rencontré un zombi. Il ne tenait nullement à faire face à d’autres effets secondaires de l’Au-delà.
Il se remit en marche. Il traversa le quartier des théâtres, avec ses panneaux flamboyants, ses affiches annonçant des combats des gladiateurs à Madison Square Garden, des pancartes donnant les programmes de solidovision et de spectacles sensoriels, clignotant les dates de concerts de musique extra-spatiale et de pantomime vénusienne. Tristement, Blaine se souvint qu’il aurait pu faire partie de ce monde féerique si seulement Reilly n’avait pas changé d’avis. Il aurait pu paraître sur la scène de l’un de ces théâtres : l’Homme du Passé !…
Mais oui ! Un homme du passé avait une valeur unique et indiscutable ! Les gens de la Rex lui avaient sauvé la vie en 1958 dans le seul but d’exploiter ce talent. Mais ils avaient changé d’avis. Alors, pourquoi ne l’exploiterait-il pas lui-même ? D’ailleurs, que pouvait-il faire d’autre ? Le spectacle se présentait comme sa seule planche de salut.
Il se précipita dans un colossal immeuble commercial. Six agences théâtrales étaient inscrites sur le tableau. Il choisit Barnex, Scofield & Styles, et prit l’ascenseur jusqu’à leurs bureaux, au dix-neuvième étage.
Il pénétra dans une salle d’attente luxueuse aux murs recouverts de gigantesques solidographes d’actrices souriantes. Au fond de la pièce, une réceptionniste ravissante leva un sourcil inquisiteur.
Blaine s’avança. « Je voudrais voir quelqu’un au sujet de mon numéro. »
« Je suis désolée, » dit-elle, « nous sommes complets. »
« Mais c’est un numéro très spécial. »
« Je suis vraiment désolée. Peut-être la semaine prochaine. »
« Ecoutez, mon numéro est vraiment unique. Vous voyez, je suis un homme du passé. »
« Même si vous étiez le spectre de Scott Merrivale, nous sommes complets. Repassez la semaine prochaine. »
Blaine se tourna pour s’en aller. Un petit homme trapu passa devant lui en coup de vent, hochant de la tête vers la réceptionniste.
« Bonjour, miss Thatcher. »
— « Bonjour, mister Barnex. »
Barnex ! Un des agents ! Blaine se lança à sa poursuite et le saisit par la manche.
« Mister Barnex, » dit-il, « j’ai un numéro…»
« Tout le monde a un numéro, » coupa sèchement Barnex.
« Mais ce numéro est unique. »
« Le numéro de chacun est unique. Lâchez-moi, mon ami ! Repassez la semaine prochaine. »
« Je viens du passé ! » s’écria Blaine, se sentant soudain tout bête.
Barnex se retourna et le fixa des yeux. Il semblait prêt à appeler la police, ou Bellevue, l’hôpital psychiatrique. Mais Blaine insista témérairement.
« C’est la vérité ! J’en ai la preuve absolue. La Rex Corporation m’a extrait du passé. Demandez-leur donc ! »
« La Rex ? » dit Barnex. « Ouais ! j’ai entendu parler de cette histoire chez Lindy… Hum !… Venez dans mon bureau, mister…»
« Blaine, Tom Blaine. » Il suivit Barnex ans un minuscule cubicule encombré. « Croyez-vous pouvoir m’utiliser ? »
« Peut-être, » dit Barnex en lui faisant signe de s’asseoir. « Ça dépend. Dites-moi un peu, mister Blaine, de quelle époque du passé venez-vous ? »
« J’ai une connaissance approfondie de la période allant des années 1930 à 1950. Quant à mon expérience théâtrale, j’ai déjà joué à l’université et j’ai une amie actrice qui me disait que j’avais des dispositions naturelles pour…»
« Vous êtes du XXe siècle ? »
« Oui, c’est ça. »
L’agent secoua la tête. « Dommage ! Vous auriez été un Suédois du VIe siècle ou un Japonais du VIIe, j’aurais pu vous trouver quelque chose. Je n’ai aucune difficulté à trouver des engagements pour notre Romain du Ier siècle ou pour notre Saxon du IVe, et j’aimerais bien en avoir un ou deux de plus comme eux. Mais c’est drôlement dur de trouver quelqu’un de ces siècles les plus reculés maintenant que les voyages dans le temps sont interdits. Quant à la période préchrétienne, n’en parlons pas ! »
« Mais le xxe siècle, alors ? » demanda Blaine.
« C’est complet. »
« Complet ? »
« Bien sûr. C’est Ben Therler, de 1953, qui cumule tous les engagements. »
« Je vois, » dit Blaine, en se levant lentement. « Merci quand même, mister Barnex. »
« Je vous en prie, » dit Barnex. « Je regrette de ne pouvoir vous aider. Encore une fois, si vous étiez d’un lieu ou d’un siècle avant le XIe, j’aurais probablement pu vous caser. Mais les choses récentes comme le XIXe ou le XXe ne présentent pas beaucoup d’intérêt… Mais pourquoi n’iriez-vous pas voir Therler ? C’est assez improbable, mais peut-être qu’il aurait besoin d’une doublure ou quelque chose de ce genre. » Il griffonna une adresse sur un bout de papier et le tendit à Blaine.
Blaine le prit, remercia Barnex à nouveau et sortit.
Dans la rue, il fit une pause, maudissant sa malchance. Son talent unique et indiscutable… sa valeur d’innovation avaient été usurpés par ce Ben Therler de 1953 ! Décidément, songea-t-il, les voyages dans le temps devraient rester quelque chose de plus exclusif. Ce n’était vraiment pas juste de larguer un homme comme ça et ensuite de le laisser tomber.
Il se demanda quelle sorte de type pouvait bien être ce Therler. Il allait le savoir. Même si Therler n’avait pas besoin d’une doublure, ce serait un plaisir et une détente de parler avec quelqu’un de chez soi. Et Therler, qui vivait ici depuis plus longtemps, pourrait peut-être lui donner quelques idées sur ce qu’un homme du XXe siècle pouvait faire en 2110.
Blaine arrêta un hélitaxi. Un quart d’heure plus tard, il sonnait à la porte de Therler.
Un homme onctueux, replet, l’air suffisant, ouvrit la porte. Il portait un feutre aplati, une veste en tweed aux épaulettes exagérément relevées, une étroite cravate rayée style militaire, un pantalon de flanelle grise aux revers pinces et des chaussures de daim.
« Vous êtes le photographe ? » s’enquit-il. « Vous êtes en avance. »
Blaine secoua la tête. « Vous ne me connaissez pas, mister Therler. Je suis de votre siècle. Je suis de 58. »
« Ah, bon ! » dit Therler, l’air nettement méfiant.
« C’est vrai, » dit Blaine. « J’en ai été extirpé par la Rex Corporation. Vous pouvez vérifier auprès d’eux. »
Therler haussa les épaules. « Oui, et que me voulez-vous ? »
« J’espérais que peut-être vous auriez besoin d’une doublure, ou…»
« Non non, je ne me fais jamais doubler, » dit Therler, commençant à refermer la porte.
« C’est bien ce que je pensais. Mais, en vérité, je suis surtout venu bavarder avec vous. On se sent assez seul hors de son propre siècle. J’avais envie de parler avec quelqu’un de mon temps. Je pensais qu’il en serait peut-être de même pour vous. »
« Moi ? Ah ! » dit Therler, en souriant, soudain faussement chaleureux. « Ah ! vous voulez qu’on cause un peu du bon vieux XXe siècle ! Ça me ferait bien plaisir de vous en parler un de ces quatre, mon vieux. Le vieux New York ! Les Dodgers et les Yankees ! Les fiacres de Central Park, la piste de patins à roulettes de la Rockefeller Plaza ! Oh la la ! si ça me manque ! Mais je suis un peu occupé actuellement. »
« Oui, je comprends, » dit Blaine. « Une autre fois, peut-être. »
« Entendu ! J’en serai ravi ! » dit Therler, souriant cette fois de toutes ses dents. « Voyez ça avec ma secrétaire, mon vieux. J’ai mes horaires, vous comprenez ? On pourra parler de tout ça un de ces jours. Je suppose qu’un dollar ou deux ne vous feraient pas de mal. »
Blaine secoua la tête.
« Alors, salut ! » dit Therler avec cordialité. « Et appelez-moi vite. »
Blaine s’éloigna. C’était déjà dur d’être dépouillé de sa valeur d’innovation, mais c’était pire encore de l’être par un véritable faux jeton d’imposteur temporel qui n’avait jamais mis les pieds en 1953. La piste de patins à roulettes ! Et ces habits ! Tout en lui sentait la contrefaçon. Mais Blaine était probablement la seule personne en 2110 capable de dévoiler l’imposture.
Dans l’après-midi, Blaine fit l’achat de quelques vêtements et d’une trousse de toilette. Il trouva une chambre dans un hôtel de treizième ordre sur la 9e Avenue. Et toute la semaine suivante il continua de chercher du travail.
Il essaya les restaurants, mais s’aperçut que la plonge était un emploi révolu. Sur les quais et dans les ports spatiaux, les robots faisaient presque tout le gros travail. Il faillit être accepté pour un poste d’inspecteur d’emballages chez Gimbel-Macy’s. Mais le service du personnel, ayant soigneusement étudié les caractéristiques de son profil, son index d’irritabilité et son taux de suggestibilité lui préféra un petit homme à l’œil terne du Queens qui, lui, possédait sa licence de maître emballeur.
Un soir que Blaine regagnait tristement son hôtel, il reconnut un visage dans l’immensité de la foule. C’était un homme qu’il aurait pu reconnaître instantanément n’importe où. Il avait à peu près son âge, trapu, le nez retroussé, les cheveux roux, avec les dents légèrement en avant et une petite tache rouge dans le cou. Il marchait avec une certaine assurance désinvolte, avec cette confiance de l’homme qui s’en sort toujours.
« Ray ! » s’écria Blaine. « Ray Melhill ! » Il se fraya un passage dans la foule et le saisit par le bras. « Ray ! Comment as-tu fait pour t’en tirer ? »
L’homme dégagea son bras et se mit à défroisser la manche de sa veste. « Je ne m’appelle pas Melhill. »
« Non ? Vous êtes sûr ? »
« Bien sûr que j’en suis sûr, » dit l’homme, faisant mine de s’éloigner.
Blaine se planta devant lui. « Une minute. Vous lui ressemblez exactement, y compris cette petite cicatrice de brûlure. Vous êtes sur que vous n’êtes pas Ray Melhill, contrôleur de débit spatial à bord du Bremen ? »
— « Tout à fait, » dit froidement l’homme. « Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre, jeune homme. »
Blaine le fixait intensément des yeux tandis qu’il s’en allait. Puis il étendit soudain le bras, saisit l’homme par l’épaule et le fit pivoter.
« Espèce de salaud de voleur de corps ! » hurla-t-il en lui envoyant son poing en pleine figure.
L’homme qui ressemblait si fidèlement à Melhill s’effondra sur le pavé. Blaine s’avança, menaçant, tandis que les gens s’écartaient.
« Un fou ! » hurla une femme. Quelqu’un d’autre le répéta. Blaine aperçut un uniforme bleu qui fendait la foule.
Un flic ! Il plongea dans la cohue, tourna un angle de rue, puis un autre, ralentit sa course et se retourna. Plus de flic en vue. Il reprit le chemin de son hôtel.
C’était bien le corps de Melhill, mais Ray ne l’occupait plus. Il n’y avait pas eu de grâce de dernière heure pour lui, aucune dernière chance. Son corps lui avait été enlevé pour être vendu à un vieillard dont l’esprit maussade portait ce corps désinvolte comme un habit mal coupé et trop jeune pour lui.
Blaine savait maintenant que son ami était réellement mort. Il but silencieusement à sa mémoire dans un bar du voisinage avant de regagner son hôtel.
Le réceptionniste l’interpella : « Blaine ? Un message pour vous. Un instant. »
Il attendit, en se demandant de qui cela pouvait bien être. Marie ? Mais il ne lui avait pas encore téléphoné et n’avait pas prévu de le faire avant d’avoir trouvé du travail.
L’employé revint et lui tendit un bout de papier. Le message disait : Une communication est en attente pour Mr. Thomas Blaine au Central Spirite, annexe de la Vingt-Troisième Rue. Heures ouvrables, neuf à cinq.
« Je me demande qui peut savoir où je suis, » dit Blaine.
— « Les esprits savent s’y prendre, » lui dit le réceptionniste. « Y en a un que je connais, sa belle-mère défunte l’a retrouvé derrière trois faux noms, une Greffe et une chirurgie esthétique complète. Il se planquait en Ethiopie. »
— « Je n’ai pas de belle-mère défunte, » dit Blaine.
— « Non ? Qui pourrait donc bien vous contacter alors ? » demanda le réceptionniste.
— « Je verrai ça demain et vous le ferai savoir, » dit Blaine.
Mais sa réplique sarcastique était superflue. Déjà, l’autre s’était replongé dans son cours par correspondance sur l’Entretien des Moteurs Atomiques.