4

 

 

L’infirmière lui apporta son déjeuner sur un plateau. Le docteur rubicond entra, l’examina et le déclara parfaitement prêt. Il n’y avait pas la moindre séquelle de dépression postnatale, déclara-t-il, et l’on avait de toute évidence accordé bien trop d’importance au traumatisme de la mort. Il n’y avait plus aucune raison pour que Blaine demeurât couché.

L’infirmière revint avec des vêtements, une chemise bleue, un pantalon brun et des chaussures grises, souples et bombées. Le tout, lui assura-t-elle, était tout à fait classique.

Blaine mangea de bon appétit. Avant de s’habiller, cependant, il examina son nouveau corps minutieusement dans le miroir. C’était sa première occasion pour une inspection complète.

Son corps d’origine était mince et élancé, ses cheveux étaient noirs et raides, son visage rieur et un peu enfantin. En trente-deux ans, il s’était habitué à ce corps rapide, agile et très souple. Il avait accepté de bonne grâce ses petits défauts de constitution, ses ennuis de santé occasionnels et les avaient érigés en vertus, en propriétés uniques faisant partie intégrante de sa personnalité. Car les limites de son corps, plus encore que ses possibilités, semblaient exprimer son essence propre.

Il aimait bien ce corps-là.

Et la vue du nouveau lui donna un choc.

Il était fortement musclé, poitrine bombée, épaules larges. Il se sentait lourd du haut car ses jambes étaient un peu courtes par rapport au torse herculéen. Ses mains étaient grandes et calleuses. Il les ferma et contempla ses poings, impressionné. Sans nul doute il aurait pu d’un seul coup abattre un bœuf, si toutefois il en avait eu un sous la main.

Son visage était carré et hardi, la mâchoire proéminente, les joues rebondies et le nez aquilin. Il avait les cheveux blonds et frisés. Les yeux d’un bleu acier. En vérité, ce visage un rien brutal était plutôt beau.

Mais Blaine décida catégoriquement qu’il ne l’aimait pas. De surcroît, il détestait les blonds frisés.

Son nouveau corps était d’une force physique peu commune, mais il avait toujours méprisé la force pure. Ce corps avait l’air balourd, disgracieux, peu enclin aux déplacements rapides. C’était le genre de corps qui, au lieu de les éviter, butait dans les obstacles, écrasait inconsidérément les pieds des gens, serrait trop vigoureusement les mains, s’exprimait trop fortement et transpirait abondamment. Un corps qui serait toujours trop étriqué dans des vêtements. Il aurait besoin d’une gymnastique perpétuelle pour garder sa ligne, et il détestait ça. Peut-être même devrait-il suivre un régime, car ce corps avait une légère tendance à l’embonpoint.

La force physique, ma foi, c’est très bien, se dit Blaine, à condition qu’elle ait un but. Sinon, c’est tout simplement un ennui superflu et une distraction, comme un attirail de pêche sur un yacht de course.

Le corps n’était déjà pas une perfection, mais le visage était encore pire. Blaine n’avait jamais aimé les visages de durs, mal dégrossis. C’était bon pour les débardeurs, les adjudants-chefs, les explorateurs de jungle et tutti quanti, mais pas du tout pour un homme qui fréquentait les beaux milieux. Un tel visage était dénudé de toute subtilité d’expression. Toute nuance, tout jeu délicat des lignes et des plans était effacé par la grossièreté des traits. Un tel visage ne saurait que rire fortement ou bougonner et ne montrerait que des émotions où toute sensibilité serait exclue.

À titre expérimental, il esquissa un sourire enfantin, mais le miroir lui renvoya une grimace de satyre.

Je me suis fait avoir, se dit-il avec amertume.

Il était évident que les qualités de son esprit actuel et de son nouveau corps étaient contradictoires. Toute coopération entre les deux semblait impossible. Bien sûr, sa personnalité pourrait éventuellement refaçonner son corps ; à moins que, de son côté, le corps ne fasse pression sur sa personnalité.

Nous verrons bien qui sera le maître, se dit-il encore en s’adressant à son corps impressionnant.

Sur son épaule gauche, il vit une large et longue cicatrice irrégulière et se demanda comme ce corps avait pu recevoir une blessure si grave. Puis il commença à s’interroger sur la situation du vrai propriétaire de ce corps. Etait-il toujours tapi en toute quiétude dans le cerveau, prêt à la relève dès la première occasion ?

Inutile de spéculer là-dessus. Peut-être que, plus tard, il le saurait. Il s’examina une dernière fois dans le miroir.

Ce qu’il y vit lui déplut définitivement. Il était à craindre qu’il ne dût en être toujours ainsi.

Ma foi, se dit-il enfin, les morts ne peuvent pas choisir.

Il se détourna du miroir et commença à s’habiller. Marie Thorne vint le chercher un instant plus tard pour le conduire dans la tour, où se trouvait l’appartement de Mr. Reilly.

Mr. Reilly était assis, raide et presque perdu au milieu d’un grand fauteuil moelleux aussi somptueux qu’un trône. Sa peau ridée et translucide était comme tendue sur son crâne ainsi que sur ses mains aux ongles effilés, et tout le squelette et les tendons étaient clairement visibles à travers cette chair ratatinée et comme tannée. Blaine eut l’impression qu’il pouvait observer la circulation du sang dans le réseau de veines variqueuses violacées, une circulation lente, difficile, qui menaçait de s’arrêter à tout moment. Pourtant, la posture de Reilly était ferme et ses yeux lucides dans son visage simiesque.

« Prenez place, monsieur, » l’invita-t-il. « Vous aussi, Miss Thorne. Je parlais justement de vous avec mon grand-père, mister Blaine. »

Blaine lança un vif regard autour de lui, s’attendant presque à voir le spectre de ce fameux grand-père mort depuis soixante ans se profiler au-dessus de lui. Mais il ne releva aucune trace de lui dans les hauts plafonds ornementés de la pièce.

« Il est reparti maintenant, » expliqua Reilly. « Pauvre grand-père ne peut maintenir qu’un court instant son état ectoplasmique. Mais il reste encore plus vert que la plupart des fantômes. Et il me presse de commencer ma réincarnation au plus vite. »

— « Allez-vous le faire ? » demanda Blaine.

— « Bien sûr. Les fantômes ont en général la faculté de voir dans le futur, vous savez. Il m’en coûterait d’aller contre cet avis. »

Blaine dut modifier son expression car Reilly lui demanda : « Vous ne croyez pas aux fantômes, mister Blaine ? »

— « J’ai bien peur que non. »

— « Évidemment. Je suppose que le terme a des résonances malheureuses pour un esprit du xxe siècle. Bruits de chaînes, squelettes et tout ce fatras. Mais les mots changent de signification et même la réalité se modifie au fur et à mesure que l’humanité se modifie et manipule la nature. »

— « Je vois, » dit Blaine poliment.

— « Pour vous, c’est du verbiage, » dit Reilly avec bonne humeur. « Pourtant, ce n’en est pas. Regardez la façon dont les mots changent de sens. Au xxe siècle, « atome » est devenu le mot-clé de tous les auteurs de science-fiction avec leurs « fusils atomiques » par-ci, leurs « vaisseaux à propulsion atomique » par-là. Un mot absurde que n’importe quel homme pondéré aurait eu tout intérêt à ignorer, tout comme vous rejetez pondérément aujourd’hui le mot « fantôme ». Pourtant, quelques années plus tard, le terme « atome » évoquait l’image d’un désastre imminent. Un être pondéré ne pouvait plus désormais le rejeter. »

Reilly sourit à ce souvenir. « "Radiations" par exemple, de terme fastidieusement académique devint un responsable du cancer. "Mal d’espace" aussi était un terme abstrait et léger de votre temps. Mais, en cinquante ans, il était devenu synonyme d’hôpitaux bondés de corps déformés. Les mots, mister Blaine, ont tendance à passer d’un état académique, fantaisiste ou abstrait à un usage fonctionnel, réaliste, quotidien. C’est ce qui arrive quand l’expérimentation rejoint la théorie. »

— « Et les fantômes ? »

— « C’est le même processus. Il vous faut simplement changer votre conception du mot, mister Blaine. »

— « Ce sera difficile. »

— « Mais nécessaire. Souvenez-vous qu’il y a toujours beaucoup de preuves en leur faveur. Disons que le pronostic de leur existence était favorable. Et, lorsque la vie après la mort devint un fait au lieu d’un simple désir, les fantômes aussi devinrent un fait. »

— « Je crois qu’il faudrait d’abord que j’en voie un, » dit Blaine.

— « Vous en verrez sûrement. Mais venons-en à notre affaire. Franchement, mister Blaine, votre présence ici est un peu embarrassante pour nous. »

— « J’en suis au regret. »

— « Vous n’y êtes pour rien, bien entendu. Mais regardez un peu notre situation à nous. Nous mettons sur pied une expérience très onéreuse et nous achetons un corps récepteur également très cher. Notre but est d’enlever un religieux progressiste de votre époque pour l’utiliser dans notre campagne de promotion auprès des religions officielles. »

— « Effectivement, je ne crois pas pouvoir vous être bien utile dans ce cas précis, » convint Blaine.

— « Non. Et, qui plus est, vous ne nous apportez aucun renseignement sur le Seuil. »

— « Qu’est-ce que c’est, le Seuil ? »

— « C’est la région intermédiaire entre la Terre et l’Au-delà, que vous avez traversée pour venir ici. Nous comptions sur de précieuses données concernant le Seuil. Mais vous n’en avez aucune souvenance. Vraiment aucune ! Et les religions ne manqueront pas de se servir de ce fait contre nous, Blaine, si jamais il venait à être connu. »

— « Ecoutez, » dit Blaine, « je vous suis très reconnaissant de m’a voir sauvé la vie, même si vous l’avez fait… par hasard. Vous ne pensez pas que je vais divulguer vos secrets, tout de même ? »

— « Une erreur est toujours possible, » releva Reilly. « Les accidents sont vite arrivés. Vous pourriez changer d’avis. Non, mister Blaine, vous ne devriez pas vous trouver ici, en 2110, comme une preuve vivante de notre erreur de jugement. Par conséquent, j’aimerais vous faire une proposition. »

« Je vous écoute, » dit Blaine.

« Supposons que la Rex vous achète une police de l’Au-delà, assurant ainsi votre vie après la mort, consentiriez-vous à vous suicider ? »

Stupéfait, Blaine demeura figé.

— « Non ! Sûrement pas ! »

— « Pourquoi pas ? » questionna Reilly.

Sur le moment, la raison semblait aller de soi. Quelle créature peut accepter de s’ôter la vie ? L’homme, bien sûr, et malheureusement. Ainsi Blaine dut-il réfléchir.

— « D’abord, » dit-il, « je ne suis pas tout à fait convaincu à propos de cet Au-delà. »

— « À supposer que nous vous convainquions, » dit Reilly, « vous suicideriez-vous, alors ? »

— « Non ! »

— « Mais quelle étroitesse d’esprit ! Allons, mister Blaine, regardez votre situation. Cette époque vous est étrangère, hostile, insatisfaisante. Quelle sorte de travail pouvez-vous faire ? Avec qui pouvez-vous parler, et de quoi ? Vous ne pourriez même pas marcher dans les rues sans être en danger de mort ! »

— « Je finirai bien par m’y faire, » dit Blaine.

— « Mais jamais vous ne pourrez vraiment savoir, ni comprendre ! Vous êtes dans le même cas qu’un homme des cavernes lancé par hasard dans votre xxe siècle. Sans doute s’estimerait-il assez capable sur la seule base de son expérience avec les tigres et les mastodontes. Peut-être qu’une âme charitable le mettrait en garde contre les gangsters. Mais à quoi bon ? Est-ce que ça l’empêcherait d’être écrasé par une auto, électrocuté par les rails du métro, asphyxié par une bouteille de gaz demeurée ouverte ? De tomber dans la cage d’un ascenseur, d’être déchiqueté par une scie mécanique, ou de se casser le cou dans sa baignoire ? Il faut être né parmi ces choses pour évoluer en toute sécurité au milieu d’elles, mister Blaine. Et, malgré tout, ces choses sont arrivées à d’autres, à votre époque, pour avoir simplement relâché leur attention un instant ! Notre homme des cavernes serait mille fois plus exposé ! »

— « Vous exagérez la situation, » dit Blaine, tandis qu’une mince transpiration perlait à son front.

— « Vous trouvez ? Les dangers de la forêt ne sont rien à côté de ceux de la ville. Et lorsque cette ville est une supercité…»

— « Je ne me suiciderai pas ! » déclara péremptoirement Blaine. « J’accepte les risques. N’en parlons plus ! »

— « Voyons, soyez raisonnable, » insista Reilly, embêté. « Tuez-vous maintenant. Cela nous évitera à tous bien des ennuis. Moi, je peux vous dépeindre votre avenir. Par pure volonté et instinct animal, peut-être arriverez-vous à survivre un an. Peut-être deux. Cela n’y changera rien. En fin de compte, c’est le suicide qui vous guette. Vous êtes du genre suicidaire. Il est inscrit en vous. Vous êtes né pour ça, Blaine ! Vous vous tuerez misérablement dans un an ou deux, vous quitterez avec soulagement cette enveloppe de chair meurtrie – mais sans la promesse d’un Au-delà pour accueillir votre esprit las. »

— « Vous êtes fou ! » protesta Blaine.

— « Je ne me trompe jamais sur les individus enclins au suicide, » dit Mr. Reilly avec obstination. « Je les repère immanquablement. Grand-père est d’accord avec moi, et il ne se trompe jamais. Alors, si vous voulez bien…»

— « Non ! » s’exclama Blaine. « Je ne me tuerai pas ! Il vous faudra payer quelqu’un pour ça ! »

— « Ce n’est pas dans mes habitudes, » dit Mr. Reilly. « Je ne vous forcerai pas. Mais venez assister à ma réincarnation aujourd’hui. Cela vous donnera un aperçu de l’Au-delà. Et peut-être alors changerez-vous d’avis. »

Blaine hésita tandis que le vieillard grimaçait un sourire.

— « C’est sans danger, je vous assure. Aucun piège à redouter ! Vous aviez peur que je vous vole votre corps ? J’ai choisi un hôte meilleur sur le marché libre, il y a des mois de cela. Franchement, je ne voudrais pas de votre corps. Vous comprenez, je ne serais pas à l’aise dans quelque chose d’aussi grossier. »

L’entrevue était terminée. Marie Thorne reconduisit Blaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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