21

 

 

Blaine avait toujours su que son corps avait vécu sa vie dans ce monde avant de lui être donné. Il avait agi, décidé, aimé, haï, laissé son empreinte propre sur la société et tissé sa propre toile complexe de relations. Il aurait même dû supposer qu’il avait été marié : la plupart des corps-hôtes l’étaient. Mais il avait préféré ne pas y penser. Il s’était complu dans l’idée que tout ce qui concernait son propriétaire antérieur avait très commodément disparu.

Sa propre rencontre avec le corps de Ray Melhill aurait dû lui prouver que son attitude était naïve. À présent, qu’il le voulût ou non, il était obligé d’affronter cette évidence.

Ils se rendirent à l’appartement de Blaine. La jeune femme, Alice Kranch, se laissa aller sur le divan et accepta une cigarette.

« Voilà comment ça s’est passé, » commença-t-elle. « Frank – c’était le nom de mon mari, Frank Kranch – il n’était jamais content de rien, voyez-vous. Il avait une bonne place comme chasseur, mais il n’était jamais content. »

— « Chasseur ? »

— « Oui, il maniait le javelot dans la Chasse Chinoise. »

— « Hum ! » fit Blaine, se demandant à nouveau si ce qui l’avait poussé à aller chasser était ses besoins propres ou les réflexes induits de Kranch. Il était très fâcheux de voir se reposer ce problème corps/esprit alors qu’il le croyait si paisiblement réglé.

« Mais il n’était jamais content, » reprit Alice Kranch. « Et ça le mettait hors de lui, tout ce beau monde qui se faisait tuer et expédier dans l’Au-delà. Il détestait l’idée de mourir comme un chien. »

— « Je le comprends, » dit Blaine.

Elle haussa les épaules. « Que voulez-vous ? Frank n’avait pas la moindre possibilité de gagner assez d’argent pour une assurance-Au-delà. Ça le minait. Et puis, il y a eu cette blessure à l’épaule qui a failli l’achever. Je suppose que vous avez encore la cicatrice ? »

Blaine acquiesça.

« Après ça, il n’a plus jamais été le même. En général, les chasseurs ne pensent pas beaucoup à la mort, mais Frank s’y est mis, lui. Il y pensait tout le temps. Et puis, il a rencontré cette fille de la Rex. »

— « Marie Thorne ? »

« Ouais, » dit Alice. « Maigre comme un clou, dure comme un caillou et froide comme un poisson. J’arrivais pas à comprendre ce que Frank lui trouvait. Oh ! il courattait bien un peu, comme la plupart des chasseurs. C’est à cause du danger. Mais il y a courir et courir. Lui et cette drôle de fille de la Rex, ils étaient collés à mort. J’arrivais vraiment pas à comprendre ce que Frank lui trouvait. Elle était tellement maigrichonne, avec un visage tout en os. Elle a le genre un peu snob mais elle a intérêt à rester habillée même au lit – si vous voyez ce que je veux dire. »

Blaine acquiesça de nouveau, mais un peu à contrecœur cette fois. « Continuez. »

— « Eh bien, chacun ses goûts, mais je croyais connaître ceux de Frank. Et je les connaissais puisque j’ai découvert qu’il ne couchait pas avec elle. Ils ne se voyaient que pour affaires. Même qu’ils se connaissaient depuis qu’ils étaient gosses à l’école et qu’elle essayait de lui rendre service. »

Blaine tiqua. Il se demandait dans quelle mesure Marie l’avait aidé pour lui-même et non plutôt par une sorte de fidélité au corps de Kranch. Sans doute un peu des deux, décida-t-il.

« Enfin, bref, » poursuivit Alice, « Frank se pointa un jour en m’annonçant : « Ma jolie, bonsoir. J’ai mon ticket pour l’Au-delà. Et aussi un paquet de fric pour toi. » Elle soupira en s’essuyant les yeux. « Cet espèce de gros balourd avait vendu son corps ! La Rex lui avait donné cette assurance-Au-delà et une annuité pour moi, et il était fier de lui ! Je me suis battue pour lui faire changer d’idée. Peine perdue. Il tenait à son biscuit au paradis. Selon lui, il était cuit de toute façon, et il y serait passé à la prochaine chasse. Il est donc parti. Il m’a appelée une fois du Seuil. »

— « Il y est toujours ? » demanda Blaine, avec un picotement à la nuque.

— « Je suis sans nouvelles de lui depuis plus d’un an, » dit Alice, « alors je suppose qu’il est arrivé dans l’Au-delà, maintenant. Ce salaud ! »

Elle se mit à pleurer pendant quelques minutes, puis elle s’essuya les yeux avec un petit mouchoir en regardant Blaine, toute triste. « Je ne voulais pas vous ennuyer. Après tout, c’était son droit à Frank de vendre son corps, et c’est le vôtre maintenant… Je n’ai aucun droit dessus, ni sur vous. Mais, parfois, ça me flanque le noir. Je me sens si seule !…»

— « Je veux bien le croire, » murmura Blaine, convenant qu’elle n’était vraiment pas son genre. Pour être honnête, elle n’était pas mal. Avenante mais un peu trop dodue. Elle avait un visage vif, piquant. Ses cheveux n’étaient pas d’un roux naturel, mais ils arrivaient aux épaules et ils étaient souples et soyeux II se la représentait très bien, les mains sur les hanches, tenant tête à un policier, ramenant un filet de pêche sur la grève, dansant un flamenco au son d’une guitare ou menant des chèvres sur un sentier montagnard, sa jupe ample se balançant sur ses hanches pleines.

Mais elle n’était pas à son goût.

Cependant, se disait-il, Frank Kranch l’avait trouvée à son goût, lui. Et il habitait le corps de Kranch.

« La plupart de nos amis, » continuait Alice, « étaient chasseurs dans la Chasse Chinoise. Ils sont bien passés me voir un peu après le départ de Frank. Mais vous connaissez les chasseurs, ils n’ont qu’une seule chose en tête. »

— « Ah bon ? » dit Blaine mal à l’aise.

— « Oui, oui. Alors, j’ai déménagé de Pékin et je suis revenue à New York, ma ville natale. Et voilà qu’un jour j’ai vu Frank – je veux dire vous. J’ai cru que j’allais tomber dans les pommes. J’aurais dû m’y attendre et tout, mais, quand même, ça vous fait quelque chose de voir se balader le corps de votre mari. »

— « Je veux bien vous croire. »

— « Alors, je vous ai suivi. Je ne voulais pas vous ennuyer, ni rien, mais ça me tracassait tout le temps. Et ça me travaillait de savoir quelle sorte d’homme était… Je veux dire Frank était si… eh bien, lui et moi, on s’entendait si bien… vous voyez ce que je veux dire…»

— « Certainement, » dit Blaine.

— « Je parie que je vous dégoûte ! »

— « Pas du tout ! » dit Blaine.

Elle le regarda droit dans les yeux, l’air à la fois triste et coquin. Blaine sentit palpiter la vieille cicatrice de Kranch.

Mais souviens-toi, se dit-il, Kranch est loin. Tout est Blaine à présent, la volonté de Blaine, le style de Blaine, le goût de Blaine...

N’est-ce pas ?

Il faut régler ce problème, songea-t-il, se saisissant d’une Alice consentante et l’embrassant avec une ferveur qui n’était pas très Blaine.

 

Au matin, Alice prépara le petit déjeuner. Blaine était assis devant la fenêtre, ruminant de sombres pensées.

La nuit avait été concluante. C’était bien Kranch qui était encore prépondérant dans le consortium corps/esprit Kranch/Blaine. Car, la nuit dernière, il avait été aux antipodes de lui-même. Il avait été violent, rude, coléreux, exubérant. Tout ce qu’il avait en somme toujours déploré. Il avait agi avec un laisser-aller qu’il répugnait à évoquer.

Ce n’était pas Blaine, ça. C’était Kranch, le Corps Glorieux.

Blaine avait toujours prisé la délicatesse, la subtilité et le sens des nuances. Peut-être même trop. Pourtant, cela faisait partie de ses qualités, c’était l’expression de sa personnalité. Avec elles, il était Thomas Blaine. Sans elles, il était moins que rien – une ombre projetée par le glorieux Kranch.

Il entrevoyait un avenir sombre. Il renoncerait à se défendre ; il deviendrait ce que son corps exigerait – un bagarreur, un voyou, un joyeux luron. Peut-être qu’avec le temps il s’y habituerait, y prendrait même plaisir…

« Le petit déjeuner est prêt, » annonça Alice.

Ils mangèrent en silence. Alice, boudeuse, frottait un bleu sur son avant-bras. Blaine ne put le supporter davantage.

« Ecoutez, » dit-il. « Je suis désolé. »

— « De quoi ? »

— « De tout. »

Elle eut un pauvre sourire. « Ne vous en faites pas. C’était ma faute, vraiment. »

— « J’en doute. Passez-moi le beurre, s’il vous plaît. »

Elle lui passa le beurre. Ils se replongèrent dans le silence encore quelques minutes. Puis Alice dit : « J’ai été très, très stupide. »

— « Pourquoi ? »

— « Je crois que je poursuivais un rêve, » dit-elle. « Je croyais pouvoir retrouver Frank. Je ne suis pas comme ça, mister Blaine. Mais j’ai cru que ce serait comme avec Frank ? »

— « Et ça ne l’était pas ? »

Elle secoua la tête. « Non, bien sûr. »

Blaine déposa prudemment sa tasse de café. « Je suppose que Kranch était plus brutal. Qu’il vous envoyait d’un mur à l’autre. Je suppose que…»

— « Oh non ! » s’écria-t-elle. « Jamais, mister Blaine. Frank était chasseur et menait une vie dure. Mais, avec moi, il était toujours un parfait gentleman. Il avait des manières, Frank. »

— « Ah oui ? »

— « Bien sûr qu’il en avait ! Il était toujours doux avec moi, mister Blaine. Il était… délicat, si vous voyez ce que je veux dire. Tendre. Gentil. Jamais il n’était brutal, jamais ! À dire vrai, il était tout votre opposé, mister Blaine.

— « Euh !…» dit Blaine.

— « Ce n’est pas que j’aie quelque chose contre vous, » dit-elle avec une gentillesse empressée. « Vous êtes un peu brutal, mais je suppose qu’il en faut pour tous les goûts. »

— « Je le pense aussi, » dit Blaine. « Oui, j’en suis même sûr. »

Ils finirent leur petit déjeuner dans un silence embarrassé. Alice, libérée de son rêve obsessionnel, repartit immédiatement chez elle, sans qu’ils aient prévu d’autre rendez-vous. Blaine, assis dans son grand fauteuil, regardait par la fenêtre, pensif. Alors, il n’était pas comme Kranch !

La triste vérité, se dit-il, c’était qu’il avait agi comme il s’imaginait que Kranch l’aurait fait dans des circonstances semblables. Il s’était convaincu qu’un homme des bois vigoureux, fort et actif devait forcément traiter une femme comme un ours.

Il avait joué un rôle stéréotypé. Il se serait senti plus honteux encore n’eût été le soulagement de retrouver son « blainéisme » un instant menacé.

Il se renfrogna au souvenir du portrait de Marie esquissé par Alice : maigrichonne, dure comme un caillou, froide comme un poisson. Encore un stéréotype.

Mais, vu les circonstances, il ne pouvait pas en vouloir à Alice.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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