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Le technicien en chef et le docteur rubicond étaient engagés dans une vive discussion près de la machine à réincarner, tandis que leurs assistants attendaient respectueusement en rang derrière eux. C’était une discussion d’ordre plutôt technique, mais Blaine comprit qu’ils essayaient de déterminer pourquoi la réincarnation avait échoué. Chacun semblait estimer que la faute était due à l’autre.
Le vieux docteur insistait, arguant que les réglages de la machine avaient sans doute été défectueux ou qu’une chute anormale de tension s’était produite. Le technicien en chef jurait que la machine était parfaite. Il était plutôt certain, de son côté, que Reilly n’avait pas été en assez bonne condition physique pour cette éprouvante opération.
Personne ne voulait céder du terrain. Mais, en hommes raisonnables, ils en arrivèrent bientôt à un compromis. La faute, décidèrent-ils, était le fait de cet esprit anonyme qui s’était opposé à Reilly pour la possession de son corps et l’en avait évincé.
« Mais qui était-ce ? » demanda le technicien en chef. « Un fantôme, selon vous ? »
— « Peut-être, » dit le docteur, « bien que ce soit bougrement rare de voir un fantôme s’emparer d’un corps vivant. Et, pourtant, ses paroles étaient assez insensées pour être celles d’un fantôme. »
— « Qui que ce soit, » dit le technicien en chef, « il s’y est pris trop tard. Le corps était certainement zombi. En tout cas, ce n’est la faute de personne. »
— « Je suis d’accord, » dit le docteur. « Je témoignerai de l’apparente fiabilité du matériel. »
— « Ça me va, » dit le technicien en chef. « Et moi, je témoignerai de l’apparente fiabilité du patient. »
Et ils échangèrent des regards parfaitement entendus.
De leur côté, les directeurs tenaient un conseil impromptu, en essayant de déterminer les effets à court terme de cet événement sur l’organisation de la Rex Corporationy la façon dont il convenait de présenter la nouvelle au public et l’opportunité d’accorder un jour de congé au personnel de la Rex pour qu’il puisse rendre visite au palais funéraire de la famille Reilly.
Ils s’aperçurent alors de la présence de Blaine. Baissant le ton, ils se mirent à chuchoter en jetant de furtifs coups d’œil de son côté.
Le corps de Fitzsimmons gisait sur son siège et commençait à se raidir, un sourire de dérision plutôt détaché sur le visage.
Marie Thorne reprit connaissance et, très vite, fit face à la situation. « Venez, » dit-elle à Blaine en l’entraînant vers la sortie du théâtre. Ils suivirent rapidement de longs couloirs grisâtres avant de se trouver dans la rue. Dehors, elle arrêta un hélitaxi et donna une adresse au chauffeur.
« Où allons-nous ? » demanda Blaine tandis que l’hélitaxi décollait.
— « Je ne sais pas exactement. Tout va être sens dessus dessous à la Rex pour un bon moment, » dit-elle en passant la main dans ses cheveux. « Je ne sais pas ce que les directeurs voulaient faire de vous, mais c’est une chance que le délégué gouvernemental ait été là. Laissez-moi réfléchir un instant. »
Blaine s’enfonça dans les coussins et contempla la ville illuminée au-dessous de lui. Elle ressemblait à une ravissante construction miniature, une mosaïque multicolore des Mille et Une Nuits. Mais quelque part, errant par les rues et les niveaux, il y avait le zombi qui essayait de se souvenir de… lui.
« Mais pourquoi moi ? » demanda-t-il à haute voix.
Marie Thorne lui jeta un coup d’œil. « Pourquoi vous et le zombi ? Pourquoi pas, ma foi ? N’avez-vous jamais commis d’erreurs ? »
— « Je suppose que oui. Mais elles sont bel et bien déterminées à présent. »
Elle hocha la tête. « Peut-être que, de votre temps, on en finissait pour de bon avec les erreurs. Aujourd’hui, rien ne meurt vraiment. C’est un des inconvénients majeurs de l’Après-vie, vous savez. Parfois, nos erreurs se refusent à rester mortes et enterrées. Elles nous collent à la peau. »
— « C’est ce que je vois, » dit Blaine. « Mais je n’ai jamais rien fait pour en arriver là ! »
Elle haussa les épaules nonchalamment. « Dans ce cas, vous valez mieux que la plupart d’entre nous. »
Jamais elle ne lui avait semblé plus étrangère.
L’hélitaxi amorça lentement sa descente tandis que Blaine ruminait sur les inconvénients de tout avantage.
À son époque, il avait été témoin de la victoire sur la maladie dans les régions sous-développées du monde, victoire qui avait entraîné une véritable explosion démographique, la famine et la misère. Il avait vu l’énergie nucléaire utilisée d’abord pour la guerre nucléaire. Chaque avantage engendrait ses inconvénients particuliers. Pourquoi en serait-il autrement à cette époque ?
L’Au-delà scientifique garanti était, sans conteste, un avantage pour la race. La pratique avait de nouveau rattrapé la théorie. Mais les inconvénients…
Il en résultait un affaiblissement certain et inévitable de la barrière protectrice enveloppant la vie, quelques déchirures dans le rideau, quelques fissures dans la digue. Les morts refusaient de se tenir tranquilles ; ils tenaient absolument à se mêler aux vivants. Au profit de qui ? Même les fantômes… c’était logique, sans nul doute. Ils pouvaient évoluer dans les limites des lois naturelles connues. Ce qui n’était qu’une piètre consolation pour un homme hanté.
Dans cette époque, pensa Blaine, une zone d’existence absolument nouvelle empiète sur l’existence humaine sur Terre. Tout comme le zombi empiétait désagréablement sur son existence à lui, Tom Blaine.
Marie Thorne avait longuement réfléchi. Elle dit : « Vous ne devriez pas vous montrer pendant quelque temps, jusqu’à ce que les choses se calment un peu à la Rex. Je vais vous présenter à un homme. Je ne le connais pas très bien, mais j’ai entendu dire qu’on pouvait lui faire confiance. »
Dans son for intérieur, Blaine se demanda si on pouvait faire confiance à Marie Thorne. Peut-être que non. Peut-être que c’était une machination de la Rex pour se débarrasser de lui à l’insu du délégué gouvernemental. Mais comme il n’avait en ce monde ni ami, ni argent, ni savoir il ne lui restait qu’à jouer le jeu.
Ce qui ne voulait pas dire qu’il devait faire confiance à n’importe qui.
L’appareil se posa dans un carrefour de rues très animées. Marie Thorne paya et poussa Blaine dans la cohue.
À première vue, la ville évoquait une Bagdad surréaliste. Il vit des palais couverts de tuiles blanches et bleues, des minarets élancés rouges et des bâtiments baroques, aux toitures chinoises, aux dômes en spirale. Une vague d’architecture orientale semblait avoir déferlé sur la ville, Blaine avait de la peine à croire qu’il contemplait New York. Ce pouvait être Bombay, Moscou ou même Los Angeles. Mais pas New York. Avec soulagement, il aperçut les gratte-ciel simples et nus qui contrastaient agréablement avec les courbes asiatiques. On aurait dit des sentinelles solitaires du New York qu’il avait connu.
Les rues étaient engorgées par un trafic miniature où dominaient les motos et les scooters. Les voitures n’étaient guère plus grandes que des Porsche et les camions pas plus encombrants que des Buick. Il se demanda si c’était la solution new-yorkaise aux embouteillages et à la pollution atmosphérique. Si oui, ça ne semblait pas très convaincant.
Une grande partie de la circulation était aérienne. Il y avait des véhicules à propulsion par hélice et par jet, des transporteurs et des monomoteurs rapides, des hélitaxis et des bus à coussin d’air qui annonçaient : Spatiodrome, 2e niveau, ou : Montauk express. Des points lumineux démarquaient les voies horizontales et verticales à l’intérieur desquelles la circulation glissait, virait, tournait, montait et descendait. Des feux clignotants rouges, verts, jaunes et bleus semblaient régler l’avance du flot.
Il y avait sans doute des règles et des conventions, mais, aux yeux inexpérimentés de Blaine, le tout ne formait qu’une vaste confusion palpitante.
À une vingtaine de mètres plus haut se trouvait un autre niveau commerçant. Comment les gens se rendaient-ils là-haut ? Et, à bien y penser, comment pouvait-on réussir à vivre sainement dans cette machine congestionnée et bruyante ? La densité de vies humaines était trop énorme. Il se sentait comme noyé dans un océan de chair. Quelle pouvait bien être la population de cette super-cité ? Trente millions ? Quarante ? A côté, le New York de 1958 était une modeste bourgade. Il regarda autour de lui. Il éprouvait de douloureux élancements dans la tête et sa vision devenait floue.
Après un instant, il reprit le dessus et se découvrit un rien de respect supplémentaire pour le corps solide et flegmatique qui était le sien. Peut-être un homme du passé avait-il besoin d’une telle enveloppe charnelle pour survivre dans le futur en toute sérénité ? Un système nerveux à basse sensibilité a ses avantages.
Il remarqua un groupe de gens qui faisaient la queue. Hommes et femmes étaient pauvrement vêtus, sales, miséreux. Tous avaient le même air de morne désespoir.
La soupe populaire ?
Il posa la question à Marie.
« Les cabines à suicide, » lui répondit-elle en le pressant.
Un bien mauvais augure, pensa Blaine, pour son tout premier vrai jour dans le futur. Des cabines à suicide ! Eh bien ! jamais il n’irait là-dedans de son plein gré, ça, il pouvait le jurer ! Et puis, au pire, les choses ne pouvaient pas se dégrader à ce point.
Mais quelle sorte de monde était-ce là ? Des cabines à suicide ? Et gratuites, à en juger la clientèle…
Il lui faudrait se montrer méfiant avant d’accepter le moindre cadeau dans un tel monde…
Il suivait toujours Marie, bouche bée devant les choses qu’il découvrait, mais s’accoutumait peu à peu au tumulte de la cité.
Ils atteignirent un énorme bâtiment style château gothique. Des oriflammes battaient sur les créneaux supérieurs. Sur la tour la plus élevée était fixé un feu vert parfaitement visible dans le soleil de fin d’après-midi. Cela semblait être un point de repère important.
Un homme était appuyé contre le mur du bâtiment ; il allumait un mince cigare. Il semblait le seul homme de New-York à ne pas être terriblement pressé. Marie s’en approcha.
« Mister Orc ? »
— « Oui, miss Thorne. »
— « Je vous présente Tom Blaine. J’aimerais que vous vous occupiez de lui. »
— « Certainement, » dit Orc.
— « Je réglerai le reste avec vous plus tard. Maintenant, je dois retourner là-bas. Bonne chance, » ajouta-t-elle en se hâtant de partir.
Blaine et Orc se firent face, aussi embarrassés l’un que l’autre. Pour rompre le silence, Blaine demanda : « Qu’est-ce que c’est que ce bâtiment ? »
« Le siège de la Société de l’Au-delà. » Orc était très grand, très mince, avec une mine longue et lugubre de chien battu. Ses yeux étaient étroits et son regard direct. Il flottait gauchement dans ses habits comme s’il paraissait plus habitué aux jeans qu’aux complets sur mesure. Pour Blaine, il avait quelque chose d’un cow-boy.
« C’est impressionnant, » dit Blaine en levant les yeux vers le château gothique.
« Plutôt criard, » ajouta Orc. « Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? »
Blaine secoua la tête.
« Moi non plus. Mais franchement, Blaine, je pensais que tout le monde sur Terre et toutes les planètes connaissaient le château de l’Au-delà. Serais-je indiscret si je vous demandais d’où vous venez ? »
— « Pas du tout, » dit Blaine, l’esprit aux abois. Il se demandait s’il fallait lui dévoiler qu’il était un homme du passé. Et puis non, ce n’était pas chose à faire à un étranger, pas forcément de confiance, surtout vu la situation à la Rex. Il valait mieux venir d’ailleurs. « Je viens du… Brésil, » risqua-t-il.
— « Ah ? »
— « Oui. De la haute vallée de l’Amazonie. Mes parents y ont émigré quand j’étais gosse. On avait une plantation de caoutchouc. Mon père vient de mourir. Ça m’a poussé à venir faire un tour à New York. »
— « J’ai entendu dire que c’était encore drôlement sauvage là-bas, » dit Orc.
Blaine acquiesça, soulagé que son histoire ne fût pas mise en doute. Mais, après tout, ce n’était peut-être pas une histoire si bizarre pour l’époque. En tout cas, il s’était dégoté un coin natal.
« Je suis moi-même de Mexican Hat, dans l’Arizona, » dit Orc. « Mon nom est Carl Orc. Je suis venu jeter un coup d’œil à New York pour voir ce qu’ils avaient toujours à s’en vanter. C’est assez intéressant, mais ces gens-là mènent un train un peu trop dingue pour moi… si vous voyez ce que je veux dire. Ce n’est pas tellement qu’on soit des ploucs chez nous, non. Mais ces gens-là s’agitent comme des singes en rut. »
— « Je vois parfaitement ce que vous voulez dire, » répliqua Blaine.
Pendant quelques minutes, ils discutèrent des habitudes frénétiques des New-Yorkais, comparées à la vie calme, saine et champêtre de Mexican Hat et de la haute vallée de l’Amazonie. Ces gens-là, conclurent-ils, n’avaient aucun sens de l’existence.
« Blaine, » proposa Orc, « on pourrait peut-être mêler l’utile à l’agréable. Si nous allions prendre un verre ? »
Blaine hésita, se demandant comment il trouverait d’autres sujets de conversation avec Orc, puis il se souvint qu’il pourrait toujours broder sur la maigre scolarité du Brésil pour excuser son ignorance de l’actualité.
« D’accord, » fit-il.
« Eh bien, allons-y, » dit Orc d’un air sombre, « et profitons-en pour examiner de plus près les dessous nocturnes de cette petite ville de dingues. »
Ce qui, songea Blaine, n’était pas une mauvaise idée pour exploiter le futur. Après tout, rien ne peut être plus révélateur que les plaisirs des gens. C’est à travers les jeux et l’ivrognerie que l’homme révèle ses attitudes les plus intimes envers son entourage et montre ses tendances face à la vie, à la mort, au destin et au libre arbitre.
Quel meilleur symbole de Rome que le cirque ? Quelle meilleure cristallisation de l’Ouest américain que le rodéo ? L’Espagne a ses corridas, la Norvège ses concours de saut à skis. Quel sport, quel loisir ou quel passe-temps pourrait pareillement révéler le New York de 2110 ? Il allait bien voir. Et être affronté directement aux coutumes des habitants était tellement plus instructif que de les lire dans des ouvrages poussiéreux, et tellement plus amusant aussi.
« Et si on allait faire un tour dans le quartier martien ? » suggéra Carl Orc.
— « Je vous suis, » dit Blaine, enchanté de mêler l’agréable à la sévère nécessité de sa nouvelle condition.
Blaine suivit Orc à travers l’enchevêtrement de rues et de niveaux, d’arcades souterraines et de rampes aériennes, tantôt à pied, tantôt en ascenseur, en métro ou en hélitaxi. La complexité du lacis des rues et des niveaux ne semblait pas impressionner l’ascétique cow-boy. Phœnix avait à peu près la même configuration, expliqua-t-il, à une plus petite échelle, bien sûr.
Ils s’installèrent dans un petit restaurant, le Mars Rouge, qui proposait une cuisine authentiquement martienne ; Blaine dut confesser qu’il n’avait jamais goûté à de la nourriture martienne. Orc, lui, s’y était essayé plusieurs fois à Phœnix.
« C’est assez bon, » dit-il, « mais, une heure après, on a faim. »
Le menu était entièrement rédigé en martien, sans aucune traduction américaine. Blaine commanda sans sourciller le combiné numéro un, tout comme Orc. On leur servit une étrange mixture de légumes hachés et de bouts de viande. Blaine goûta et laissa presque tomber sa fourchette d’étonnement.
« Mais c’est exactement comme la cuisine chinoise ! »
« Bien sûr, » dit Orc. « Les Chinois sont arrivés les premiers sur Mars – en 97, je crois. C’est pour ça que tout ce qu’ils mangent là-bas, c’est de la nourriture martienne. Non ? »
« Je suppose que oui, » dit Blaine.
« D’ailleurs, ce truc-là est fait de véritables légumes des maraîchers martiens avec des herbes et des épices mutées. C’est du moins ce qu’ils prétendent. »
Blaine ne savait pas s’il devait être déçu ou soulagé. Avec appétit, il mangea le c’kyo-ourher, qui avait le goût de beignet, de crevette, et le trrdxat, ou pâté impérial.
« Pourquoi ces noms si bizarres ? » demanda-t-il en commandant le hggshrt comme dessert.
— « Vous alors, vous sortez vraiment du bled ! » dit Orc en riant. « Ces Chinois martiens sont allés jusqu’au bout. Ils ont traduit les graffiti des cavernes martiennes et autres choses de ce genre et se sont mis à parler le martien – avec un fort accent cantonais, ça je vous l’accorde – mais il n’y avait personne pour contester la différence. Ils parlent le martien, s’habillent et pensent martien. Et si jamais vous traitiez l’un d’eux de Chinois aujourd’hui, il vous frapperait. Ils sont martiens, voilà tout ! »
Le hggshrt arriva. C’était un gâteau aux amandes. Orc paya la note. En sortant, Blaine demanda : « Y a-t-il beaucoup de laveries martiennes ? »
— « Diable, oui ! Le pays en est infesté ! »
— « C’est bien ce que je pensais, » dit Blaine, tirant mentalement son chapeau aux Chinois martiens et à leur inflexible attachement aux institutions traditionnelles.
Ils se firent conduire en hélitaxi au Greens Club, un lieu que des amis d’Orc, à Phœnix, lui avaient recommandé de ne pas manquer. Cette petite boîte intime, très chère, était mondialement réputée, de sorte que tout visiteur à New York se faisait une obligation d’y aller. Ce qu’il y avait effectivement d’unique dans ce club était son spectacle entièrement végétal. On les fit asseoir sur un petit balcon non loin de la partie centrale vitrée du club. Trois niveaux de tables encerclaient cette partie centrale, inondée par les feux de puissants projecteurs. Derrière la barrière vitrée, il y avait ce qui ressemblait à plusieurs mètres carrés de jungle, poussant dans un bac hydroponique. Une brise artificielle agitait les plantes, étroitement groupées et très diversifiées en taille, en forme et en nuances.
Leur comportement n’avait rien de commun avec aucune plante que Blaine eût jamais vue. Elles croissaient rapidement, fantastiquement, à partir de minuscules graines et de racines vrillées, en gros buissons, en arbres à l’écorce rugueuse, en fougères trapues, en fleurs monstrueuses, en champignons verdâtres gluants et en vignes aux feuilles ocellées. Elles croissaient et achevaient très vite leur cycle de vie pour tomber en décrépitude, se dépouillant de leurs graines pour tout recommencer.
Mais aucune de ces espèces ne semblait pouvoir se reproduire elle-même. Des variétés anormales ou mutantes naissaient des graines et des fruits boursouflés, altérés et adaptés à ce milieu farouche, luttaient pour faire place à leurs racines à la partie inférieure et pour mieux respirer à la partie supérieure, se tendaient vers les soleils artificiels. Des pousses stériles se muaient en parasites, s’accrochaient aux arbres étouffés et découvraient de nouvelles variations qui, à leur tour, s’attachaient à elles. Parfois, dans un éclat d’ambition créatrice, une plante surmontait tous les obstacles, repoussait les croissances autour d’elle, étouffait l’opposition pour tout conquérir. Mais de nouvelles espèces, déjà, surgissaient de son corps, l’attiraient vers le bas pour se disputer bientôt sa dépouille. Parfois, un fléau d’ordre végétal attaquait la jungle et balayait tout sur son chemin dans un grand crescendo d’humus. Mais une espèce anormalement solide ne tardait pas à s’y enraciner, puis une autre, et ainsi la lutte se poursuivait.
Les plantes se transformaient, changeaient de taille, dépassaient leur forme pour survivre. Mais rien n’y faisait : ni détermination, ni ruse, ni transcendance. Aucune espèce ne parvenait à l’emporter et toute initiative était vouée à la mort.
Blaine fut troublé par ce spectacle. Cette représentation fataliste du monde pouvait-elle être le trait saillant de l’année 2110 ?
« C’est vraiment quelque chose ! » lui dit Orc. « Ce que les laboratoires new-yorkais sont capables de faire avec ces mutations à croissance rapide. C’est un numéro de monstres, évidemment. Ils accélèrent tout simplement le taux de croissance, imposent une situation de contre-survie, y ajoutent une pincée de radiations, et c’est à la meilleure plante de gagner. On dit que ces végétaux brûlent leur potentiel de croissance en vingt heures, et qu’il faut alors les remplacer. »
— « Et ainsi va le monde, » laissa tomber Blaine en regardant la jungle frénétique, à l’optimisme éternel. « De remplacement en remplacement…»
— « Bien sûr, » approuva ironiquement Orc, évitant ainsi toute implication philosophique, « ils peuvent se le permettre avec les prix qu’ils demandent ici. Mais c’est la foire aux monstres. Et je vous jure que ce n’est rien à côté des plantes qu’on fait pousser dans l’Arizona. »
Blaine sirotait son whisky tout en regardant la jungle croître, mourir et se renouveler sans cesse. Orc ajouta : « En plein désert brûlant. Ma parole. On a enfin réussi à adapter une culture fruitière et légumière à des conditions vraiment désertiques sans avoir à augmenter leur alimentation en eau, et à des prix qui nous permettent d’être compétitifs avec des régions plus fertiles. Je vous le dis, mon vieux, une cinquantaine d’années encore et tout le concept de fertilité va changer. Regardez Mars, par exemple…»
Ils quittèrent le Greens Club et, de bar en bar, atteignirent Times Square. Orc avait quelque difficulté à marcher droit, mais sa voix restait inchangée tandis qu’il parlait du secret martien aujourd’hui perdu de la culture sur sable. « Un jour, » promit-il à Blaine, « nous comprendrons comment ils ont produit les plantes des sables sans apports nutritifs ni fixateurs d’humidité. »
Avec ce que Blaine avait bu, il serait déjà deux fois tombé dans le coma avec son premier corps. Mais son nouveau corps de géant semblait avoir une capacité illimitée pour le whisky. C’était un changement agréable de pouvoir tenir l’alcool. Bien sûr, un tel avantage rudimentaire ne pouvait en aucune façon compenser les inconvénients de ce corps.
Ils traversèrent la cohue bigarrée de Times Square et entrèrent dans un bar de la 44e Rue. Tandis qu’on leur servait les consommations, un petit homme au regard sournois vêtu d’un imperméable s’approcha d’eux.
« Eh ! les gars ! » dit-il en guise d’introduction.
— « O.K., patron ! T’es branché sur quoi ? » questionna Orc.
— « Ça vous dirait de vous détendre un peu, les gars ? »
— « On peut te le dire, oui » répondit Orc avec effusion, « Mais on s’en charge nous-mêmes. Merci quand même. »
Le petit homme eut un sourire nerveux. « Vous ne trouverez pas ce que moi j’ai à vous offrir, » dit-il. « Même si vous y passez toute la nuit. Vous trouverez des tas de bars, de bouges, de sales trous à filles usées jusqu’à la corde. Y en a même quelques-unes qui font le tapin là, juste au coin, si c’est ça que vous voulez. Mais vous ne trouverez pas ce que moi j’ai à vous offrir. »
— « Bon, alors vas-y, dis-nous, » avança Orc. « C’est quoi exactement que tu as à offrir ? »
— « Eh bien, messieurs, c’est… Attendez ! Des flics ! »
Deux policiers en uniforme bleu entrèrent dans le bar, jetèrent un coup d’œil circulaire et s’en allèrent. « Bon, » dit Blaine. « Qu’est-ce que c’est ? »
— « Appelle-moi Joe, » dit le petit homme avec un sourire engageant. « Je suis racoleur pour un jeu de Greffe, les amis. Le meilleur et le plus animé de la ville ! »
— « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Greffe ? » questionna Blaine.
Oxc et Joe le regardèrent tous deux. Joe ouvrit le feu : « C’est pas que je veuille t’insulter, mon gars, mais tu dois vraiment sortir d’un trou ! T’as jamais entendu parler des Greffes ? Celle-là, elle est bien bonne ! »
— « Eh bien, oui, je suis un plouc, » grommela Blaine, plantant son gros visage farouche et carré tout près de celui de Joe. « Qu’est-ce que c’est, cette histoire de Greffe, bon sang ? »
— « Pas si fort ! » murmura Joe en reculant. « Laisse aller, vieux, je vais t’expliquer. La Greffe, c’est le nouveau jeu-échange, mon pote. T’en as marre de la vie ? Tu crois que tu as tout vu ? Attends d’avoir essayé ce truc. Tu vois, camarade, les connaisseurs disent que le sexe est vachement dépassé. Ne t’y trompe pas, c’est toujours bon pour les bêtes et les abrutis. Ça fout encore le frisson à leur pauvre cœur bestial, et c’est pas moi qui leur donnerais tort, après tout. Comme moyen de propagation de l’espèce, la vieille façon de faire de la Mère Nature est encore la première et la meilleure. Mais, pour le plaisir, les gens dans le coup font de la Greffe.
» La Greffe, c’est démocratique. Ça te donne l’occasion unique de devenir quelqu’un d’autre et de ressentir ce que ressent la majorité. C’est éducatif, d’accord, et ça commence là où finit le sexe conventionnel. Mais ça t’a jamais tenté d’être un Latin fougueux, mon gars ? C’est possible avec la Greffe. Tu t’es jamais demandé ce qu’éprouvait un vrai sadique ? Branche-toi sur lui. Et il y a des tas d’autres possibilités. Pourquoi, par exemple, rester un homme toute ta vie ? Tu as dit ton opinion, d’accord. Pourquoi t’y enfermer ? »
— « Voyeurisme ! » cracha Blaine.
— « Allez ! tout de suite les grands mots ! » dit Joe. « Mais ça n’est pas ça. Il ne s’agit pas de types qui regardent par le trou de la serrure. Avec la Greffe, tu es sur place, en plein dans le corps de l’autre. Tu fais fonctionner ses muscles exotiques, tu éprouves ses sensations. Ça t’a jamais tenté d’être un tigre, mon gars, et de courir après une tigresse en temps de rut ? Eh bien, on dispose d’un tigre et d’une tigresse aussi. Tu t’es jamais demandé en quoi la flagellation, le fétichisme, la nécrophilie ou des trucs comme ça pouvaient bien exciter un homme. Eh bien, tu seras fixé avec la Greffe. Notre catalogue de corps, c’est toute une encyclopédie. Pas de regrets avec la Greffe. Et à des prix vraiment dérisoires…»
— « Barre-toi ! » dit Blaine.
— « De quoi, mon gars ? »
La grosse main de Blaine partit comme un ressort et se saisit de Joe par le devant de son imperméable. Il souleva le petit racoleur à hauteur de ses yeux et le foudroya du regard.
— « Toi et tes idées de pervers, vous me dégagez le paysage ! Depuis Babylone, des types comme toi essaient de refourguer leur sale camelote et des types comme moi se refusent à l’acheter. De l’air ! ou je vais trouver un plaisir sadique à te casser le cou ! »
Il le relâcha. Joe défroissa son imperméable et sourit, tout secoué : « Sans rancune, vieux. Je m’en vais. T’as pas envie ce soir ? Y aura toujours un autre soir. Ton avenir est pleins de Greffes, fiston. Pourquoi leur résister ? »
Blaine s’apprêtait à bondir, mais Orc l’en empêcha. Le petit racoleur fila comme un rat.
— « Bah ! ça vaut pas la peine de le cogner, » dit Orc. « Les flics te mettraient en taule, c’est tout. Une sale époque, mon vieux. Triste et écœurante. Allez, à la tienne ! »
Blaine avala son whisky cul sec, encore tout fulminant. La Greffe ! Si c’était ça, le loisir typique de 2110, il n’en voulait pas. Orc avait raison, c’était une sale époque, triste et écœurante. Même le whisky commençait à avoir un drôle de goût.
Il s’accrocha au bar pour se retenir. Le whisky avait vraiment un drôle de goût. Que se passait-il tout à coup ? On aurait dit que ça lui montait à la tête.
Orc avait passé son bras autour de ses épaules. Il disait : « Eh bien, mon vieux copain en a pris un de trop. Je ferais mieux de le ramener à l’hôtel. »
Mais Orc ne savait pas où était son hôtel. En fait, il n’avait même pas d’hôtel. Orc – ce sacré roublard de faux-jeton d’Orc – avait dû mettre quelque chose dans son verre pendant qu’il parlait avec Joe. Pour le déplumer ? Mais Orc savait qu’il n’avait pas le rond. Alors, pourquoi ? Il fit un mouvement pour ôter le bras d’Orc de son épaule. Il y était fixé comme une barre de fer.
« T’en fais pas, » disait Orc, « je vais m’occuper de toi, mon vieux. »
Le bar se mit lentement à tourner autour de Blaine. Il eut l’intuition soudaine qu’il allait en apprendre beaucoup sur l’époque 2100 par la méthode douteuse de l’expérience immédiate. Trop, soupçonnait-il. Peut-être qu’après tout une bibliothèque poussiéreuse aurait mieux fait l’affaire.
Le bar se mit à tourner plus rapidement.
Il perdit connaissance.