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La première réaction consciente de Thomas Blaine fut de s’assurer s’il était toujours Thomas Blaine et qu’il occupait toujours son corps. La preuve était là, contenue dans la question même. Ils n’avaient pas encore supprimé son esprit.
Il était étendu tout habillé sur un divan. Il se redressa et perçut un bruit de pas qui se rapprochaient de la porte.
Ils avaient dû surestimer la force de l’anesthésique. Il avait encore une chance !
Il bondit derrière la porte. Elle s’ouvrit et quelqu’un entra. Blaine s’avança et frappa.
Il réussit à atténuer le coup, mais il y avait encore beaucoup de force dans l’énorme poing qui atteignit Marie Thorne sur le côté de son mignon menton.
Il la porta sur le divan. Il lui fallut un bon moment avant de revenir à elle et de le regarder à travers un brouillard.
« Blaine, » dit-elle, « vous êtes un imbécile ! »
— « Je ne savais pas que c’était vous, » dit Blaine. Et, tout en le disant, il se rendit compte que ce n’était pas vrai. Il avait reconnu Marie Thorne une fraction de seconde avant que ne parte le coup, et en cet instant son corps alerte, équilibré, aurait pu le retenir. Mais une fureur imperceptible autant qu’incontrôlable avait joué sous le niveau de la conscience et de la morale. Cette fureur avait astucieusement mis à profit l’urgence pour éviter toute responsabilité, elle s’était manifestée dans cette seconde équivoque pour écraser la froide Miss Thorne.
Ce geste laissait entrevoir un aspect de lui-même que Blaine ne tenait pas du tout à connaître. Il dit : « Mais, bon sang ! que se passe-t-il, miss Thorne ? »
— « Je suis désolée, Blaine. Il semble qu’Orc n’ait pas du tout compris pourquoi je vous confiais à lui. Il a cru que je voulais me débarrasser… Bref, je vous ai récupéré dès que j’ai su. »
— « Merci, » dit Blaine. « Mais, au fait, pourquoi ? »
— « D’abord, je connaissais l’ancien propriétaire de votre corps. Ensuite… Non, n’en parlons pas. »
Elle porta la main à sa mâchoire, qui était pâle et légèrement enflée. « Bon ! Est-ce qu’on peut dire que nous sommes quittes ? Ou tenez-vous à me cogner encore une fois ? »
— « Une fois suffit, merci, » dit Blaine.
Elle se leva, un peu chancelante. Blaine mit son bras autour d’elle pour la soutenir et fut déconcerté. Il s’était imaginé que ce corps svelte était fait d’acier et de liens de cuir, et il le découvrait de chair, ferme, souple, étonnamment doux. Des cheveux épars s’étaient échappés de sa coiffure impeccablement ordonnée, et il découvrait un grain de beauté minuscule sur son front, tout près de la racine des cheveux. En cet instant, Marie Thorne cessa pour lui d’être une abstraction.
— « Je peux me tenir toute seule, » dit-elle.
— « Bien sûr. » Il lui fallut un bon moment pour la lâcher.
— « Vu les circonstances, » dit-elle, le regardant sans ciller, « je crois qu’il est préférable que nos rapports restent strictement professionnels. »
Merveille des merveilles ! Elle aussi s’était soudain mise à le voir, lui, comme un être humain ; elle était consciente de lui en tant qu’homme, ce qui la troublait. Cette pensée lui procura énormément de plaisir. Ce n’était pas qu’il aimât Marie Thorne, ou même qu’il la désirât particulièrement, mais il voulait lui voir perdre un peu de son solide équilibre, gratter le vernis de la façade, menacer cette assurance qu’il détestait.
— « Mais certainement, miss Thorne, » dit-il enfin.
— « Je suis heureuse de vous l’entendre dire, » lui répondit-elle. « Parce que, franchement, vous n’êtes pas mon genre. »
— « Et quel est votre genre ? »
— « J’aime les hommes grands et minces, » dit-elle. « Les hommes pourvus d’une certaine grâce, d’une certaine aisance, distingués. »
— « Mais…»
— « Si nous allions déjeuner ? »
Il la suivit, fulminant intérieurement. S’était-elle moquée de lui ? Des hommes grands, minces et distingués ? C’était précisément ce qu’il avait été ! Et sous ce corps costaud, sous ses cheveux blonds de catcheur, il l’était toujours ! Si seulement elle avait pu le voir !
Et qui ébranlait l’assurance de l’autre ?
Soudain, Blaine se souvint. « Melhill ! »
— « Quoi ? »
— « Ray Melhill, l’homme avec qui j’étais enfermé ! Ecoutez, pouvez-vous le faire sortir ? Je paierai dès que je pourrai. C’est vraiment un brave type. »
Elle le regarda curieusement. « Je vais voir ce que je peux faire. »
Elle quitta la pièce. Blaine attendit en se frottant les mains, imaginant qu’il serrait le cou de Carl Orc. Marie Thorne revint quelques minutes plus tard.
« Je regrette vraiment, » dit-elle. « J’ai contacté Orc. Mr. Melhill a été vendu une heure après votre départ. Je suis réellement désolée. Je ne savais pas. »
— « Je me disais bien que nous arriverions trop tard, » dit Blaine, écœuré. « J’aimerais boire quelque chose. »
— « Vous en avez besoin. Allons chez moi. »
L’appartement de Marie était spacieux et agréablement féminin, meublé avec un certain goût théâtral. Les couleurs vives dominaient en contraste avec la personnalité sombre de Marie Thorne, mais peut-être la vivacité des rouges et des jaunes traduisait-elle quelque désir refoulé, quelque forme de compensation par rapport à sa vie professionnelle. Ou peut-être n’était-ce que l’effet de la mode. L’appartement contenait toute une batterie de gadgets que Blaine associait avec son idée du futur : éclairage et climatisation autoréglables, fauteuils varioformes et bar automatique dont le Martini était irréprochable.
Marie Thorne revint d’une des chambres à coucher, en robe d’intérieur à col montant, et s’assit sur un sofa en face de Blaine.
« Eh bien, Blaine, quels sont vos projets ? »
— « Je pensais justement vous demander un prêt. »
— « Bien sûr. Je serai très heureuse de vous aider. »
— « Dans ce cas, mon idée est de trouver une chambre d’hôtel et de commencer à chercher un travail. »
— « Ce ne sera pas facile, » dit-elle, « mais je connais des gens qui pourraient…»
— « J’espère que vous n’allez pas trouver cela trop stupide, mais j’aimerais mieux me débrouiller tout seul. »
— « Non, ce n’est pas stupide. Mais j’espère que ce sera possible. Si nous mangions ? »
— « Bonne idée. Vous cuisinez aussi ? »
— « Je règle des cadrans » » précisa-t-elle. « Voyons donc. Que diriez-vous d’un authentique repas martien ? »
— « Non, merci, » dit Blaine. « La nourriture martienne est excellente, mais on a faim une heure après. Vous n’auriez pas un steak ? »
Marie régla les boutons, et son électrochef fit le reste : il choisit les denrées dans le garde-manger et le congélateur, les éplucha, les déballa, les lava et les fit cuire, les huma et les goûta, les assaisonna et servit enfin en passant commande pour de nouvelles denrées destinées à remplacer celles qui étaient consommées. Le repas était parfait, mais Marie semblait bizarrement embarrassée. Elle s’excusa auprès de Blaine de cette cuisine entièrement mécanique. Après tout, il venait d’une époque où les femmes ouvraient encore elles-mêmes les boîtes et se fiaient à leur propre goût, mais sans doute avaient-elles plus de loisirs.
Le temps qu’ils aient bu leur café, le soleil s’était couché. « Merci infiniment, miss Thorne, » dit Blaine. « Maintenant, si vous voulez bien me prêter cet argent, je vais m’y mettre. »
Elle parut étonnée. « Cette nuit ? »
— « Il faut que je trouve une chambre d’hôtel. Vous avez été très gentille, mais je ne voudrais pas vous importuner davantage…»
— « Vous ne m’importunez pas du tout. Et vous pouvez vous y mettre dès demain. »
— « D’accord, » dit Blaine. Soudain, sa langue devint sèche et son cœur se mit à battre avec une rapidité suspecte. Il savait que Marie ne voyait rien de particulier dans son invitation, mais son corps tout entier ne l’entendait pas ainsi.
Il espérait, il appelait même la froide et antiseptique Miss Thorne.
Elle lui offrit une chambre et un pyjama vert. Blaine referma la porte après son départ, se déshabilla et se mit au lit. La lumière s’éteignit quand il le lui dit.
Quelques instants plus tard, tout comme son corps le souhaitait, Miss Thorne entra, vêtue d’une petite chose blanche et vaporeuse.
Ils restèrent étendus côte à côte en silence. Marie Thorne se rapprocha.
« Je croyais que vous n’étiez pas attirée par mon genre, » dit Blaine.
— « Pas exactement. J’ai dit que je préférais les hommes grands et minces. »
— « J’ai été grand et mince, jadis. »
— « Je l’avais deviné. »
Ils se turent. Blaine commençait à se sentir mal à l’aise et intimidé. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Eprouvait-elle quelque chose pour lui ? Ou n’était-ce qu’une coutume de l’époque, une espèce d’hospitalité à l’esquimaude ?
« Miss Thorne, » dit-il, « je me demande si…»
— « Oh ! taisez-vous donc ! » dit-elle en se tournant soudain vers lui. Ses yeux étaient immenses dans l’ombre de la chambre. « Pourquoi posez-vous donc toujours des questions, Tom ? »
Plus tard, d’une voix rêveuse, elle lui dit : « Vu les circonstances, je crois que vous pouvez m’appeler Marie. »
Le lendemain matin, Blaine se doucha, se rasa et s’habilla. Marie télécommanda le petit déjeuner pour eux. Elle lui remit ensuite une petite enveloppe.
« Je peux vous en prêter davantage si vous en avez besoin, » dit-elle. « Quant à trouver un travail…»
— « Vous m’avez beaucoup aidé. Le reste, j’aimerais le faire moi-même. »
— « Si c’est possible. Mon adresse et mon numéro de téléphone sont sur l’enveloppe. Appelez-moi dès que vous aurez trouvé un hôtel. »
— « D’accord, » promit Blaine, en la couvant du regard. Il n’y avait plus trace en elle de la Marie de la nuit. Elle aurait pu être une autre personne. Mais son assurance étudiée était déjà une réaction aux yeux de Blaine.
Sur le seuil, elle le prit par le bras. « Tom, soyez très prudent. Et appelez-moi. »
— « Promis, Marie. »
Il se perdit dans la ville, heureux et reposé, bien décidé à conquérir ce monde.