27

 

 

Blaine battit en retraite vers la porte, mais Orc lui fit signe de rester. Le voleur de corps n’avait pas changé, toujours très grand et ascétique, l’expression morne, le regard perçant, direct et honnête. Ses vêtements pendaient toujours sur lui, comme s’il était plus habitué aux jeans qu’aux costumes sur mesure.

« Nous vous attendions, » dit Orc. « Vous vous souvenez de Joe. »

Blaine acquiesça. Il se souvenait fort bien du petit homme aux yeux furtifs qui l’avait distrait pour que Orc puisse lui doper son verre.

« Très heureux de vous revoir, » dit Joe.

— « Je n’en doute pas, » dit Blaine.

— « Entrez et asseyez-vous, » reprit Orc. « Nous ne vous voulons pas de mal, Tom. C’est la vérité. Oublions le passé. »

— « Vous avez essayé de me tuer. »

— « C’était pour affaires, » dit Orc de sa manière directe. « Nous sommes du même bord maintenant. »

— « Comment puis-je en être sûr ? »

— « Personne, » déclara Orc, « n’a jamais mis en doute mon honnêteté. Quand on m’achète, on peut compter sur moi. Miss Thorne nous a embauchés pour vous sortir sain et sauf du pays, et c’est bien ce que nous avons l’intention de faire. Asseyez-vous et parlons-en. Vous avez faim ? »

Blaine s’assit à contrecœur. Il y avait des sandwiches sur une table et une bouteille de vin rouge. Il réalisa qu’il n’avait rien mangé de la journée. Il se mit à descendre les sandwiches tandis que Orc s’allumait un mince cigare brun.

« Vous savez, » dit-il en exhalant une bouffée de fumée bleue, « j’ai failli ne pas accepter ce boulot. C’est pas que c’était pas bien payé. Je crois que Miss Thorne était plus que généreuse. Mais voyez-vous, Tom, vous êtes l’objet d’une des chasses à l’homme les plus gigantesques que notre belle ville ait jamais connues. T’as déjà vu quelque chose de cet acabit, Joe ? »

— « Jamais, » dit Joe, hochant rapidement la tête. « C’est comme si toute la ville était recouverte de papier tue-mouches. »

— « La Rex tient vraiment à vous, » poursuivit Orc. « Ils sont bien décidés à vous clouer le bec une fois pour toutes. Ça vous rend nerveux d’affronter une organisation de cette ampleur. Mais c’est un défi, un vrai défi d’homme. »

— « Carl aime les grands défis, » dit Joe.

— « J’avoue que c’est vrai, » dit Orc. « Là où il y a un grand défi, il y a beaucoup d’argent à soutirer. »

— « Mais où puis-je aller ? » demanda Blaine. La Rex me retrouvera partout. »

— « Il faut aller… nulle part, pour ainsi dire, » dit tristement Oxc.

— « Quitter la Terre ? Mars ? Vénus ? »

— « C’est pire qu’ici. Les planètes ne comptent qu’une poignée de bourgades et de petites villes. Tout le monde se connaît. La nouvelle serait publique en moins d’une semaine. Et puis… vous y seriez un peu… déplacé. Mis à part les Chinois sur Mars, les planètes sont occupées surtout par des types du genre scientifique et leur famille, ainsi que par quelques camps de formation de jeunes. Ça ne vous plairait pas. »

— « Alors, où aller ? »

— « C’est ce que j’ai demandé à Miss Thorne, » dit Orc. « Nous avons envisagé plusieurs possibilités. D’abord, il y a une opération de transformation en zombi. Je suis capable de l’exécuter. La Rex ne vous rechercherait jamais dans le monde souterrain. »

— « Je préfère mourir, » dit Blaine.

— « Moi aussi, » convint Orc. « Nous l’avons donc exclue. Nous avons pensé vous trouver une petite ferme dans la Fosse atlantique. Un territoire plutôt désertique. Et puis, il faut une mentalité spéciale pour vivre sous les eaux et s’y plaire, et nous ne pensons pas que vous l’ayez. Vous y feriez probablement une dépression. Alors, après avoir dûment considéré le problème, nous avons décidé que le meilleur endroit pour vous était les Marquises. »

— « Les quoi ? » demanda Blaine, essayant de situer le nom.

— « Les Marquises. C’est un groupe de petites îles, polynésiennes à l’origine, qui se trouve en plein milieu de l’océan Pacifique, pas très loin de Tahiti. »

— « Les mers du Sud, » dit Blaine.

— « Exact. Nous en sommes venus à la conclusion que vous vous sentiriez mieux là que nulle part ailleurs sur Terre. C’est tout comme le XXe siècle, à ce qu’on me dit. Et, surtout, la Rex vous laissera peut-être tranquille. »

— « Comment ça ? »

— « C’est évident, voyons, Tom. Pourquoi veulent-ils vous tuer en premier lieu ? Parce qu’ils vous ont illégalement extirpé du passé et qu’ils se tracassent au sujet de la réaction du gouvernement à ce sujet. Mais votre départ aux îles Marquises vous met hors d’atteinte de la juridiction du gouvernement des U.S.A. Sans vous, il n’y a plus d’affaire. Et le fait de vous en aller si loin sera une preuve de votre bonne foi pour la Rex. Ce n’est certainement pas là le comportement type d’un bonhomme qui est prêt à cracher le morceau à l’Oncle Sam.

» D’autre part, » ajouta Orc, « les Marquises sont une petite nation indépendante depuis que les Français les ont laissées, et il faudrait que la Rex obtienne une permission spéciale pour vous chasser là. En gros, tout ça serait un peu trop difficile pour tous. Le gouvernement laissera vraisemblablement tomber l’affaire, et je crois que la Rex aussi. »

— « Vous en êtes sûr et certain ? »

— « Bien sûr que non. C’est une supposition. Mais elle me paraît raisonnable. »

— « Ne pourrions-nous traiter avec la Rex auparavant ? »

Orc secoua la tête. « Pour pouvoir traiter, Tom, il faut avoir de quoi. Aussi longtemps que vous vous trouverez à New York, il sera plus facile et plus sûr pour eux de vous tuer. »

— « Je suppose que vous avez raison, » dit Blaine.

— « Comment allez-vous faire pour m’amener là-bas ? »

Orc et Joe se regardèrent, mal à l’aise. Orc dit : « Eh bien, ça c’était le gros problème. Il ne semblait y avoir aucun moyen de vous sortir d’ici vivant. »

— « Et par héli, ou jet ? »

— « Il faut s’arrêter aux péages aériens, et il y a des chasseurs postés à tous les péages. Un véhicule de surface est également hors de question. »

— « Un déguisement ? »

— « Peut-être que ça aurait marché pendant la première heure de chasse. Mais maintenant c’est impossible, même si nous pouvions vous faire faire une chirurgie plastique complète. Les chasseurs sont déjà équipés de détecteurs d’identité. Ils vous identifieraient tout de suite. »

— « Alors, il n’y a pas de solution ? »

Orc et Joe échangèrent un autre regard troublé.

— « Il y en a bien une, » dit Orc. « Mais une seule. Seulement, elle ne vous plaira sûrement pas. »

— « J’aimerais rester en vie. De quoi s’agit-il ? »

Orc fit une pause et s’alluma un autre cigare. « Nous avons l’intention de vous super-frigorifier, comme pour les voyages en vaisseau spatial. Puis on expédiera votre carcasse dans une caisse de bœuf congelé. Votre corps se trouvera au centre de l’envoi ; alors, il ne sera vraisemblablement pas détecté. »

— « Ça me paraît risqué, » dit Blaine.

— « Pas trop. »

Blaine fronça les sourcils, pressentant que quelque chose clochait. « Je serai inconscient durant le temps du transport, n’est-ce pas ? »

Après une longue pause, Orc dit : « Non. »

— « Vraiment ? »

— « Ça ne peut pas se faire ainsi, » dit Orc. « Le fait est que… il faudra vous séparer de votre corps. C’est ça qui risque de vous déplaire. »

— « Qu’est-ce que vous racontez, nom de nom ? » demanda Blaine, alarmé, en se levant.

— « Mollo ! Asseyez-vous, fumez une cigarette, buvez un coup de vin. C’est comme ça, Tom. On ne peut pas expédier un corps super-frigorifié contenant un esprit. Les chasseurs s’attendent précisément à un truc de ce genre. Vous pouvez vous imaginer ce qui se passerait s’ils décidaient d’examiner cette caisse de bœuf et y détectaient un esprit endormi. Salut les gars ! Je n’essaie pas de vous bluffer, Tom. On ne peut vraiment pas le faire comme ça. »

— « Alors, que deviendra mon esprit ? » demanda Blaine, se rasseyant.

— « C’est là où Joe entre en scène. Dis-lui, Joe. »

Joe acquiesça. « Une Greffe, mon ami, voilà la réponse. »

— « Une Greffe ? » répéta Blaine d’une voix blanche.

— « Je vous en ai parlé lors de cette malheureuse première rencontre. Vous vous souvenez ? La Greffe, le grand passe-temps ; le jeu que n’importe qui peut jouer, le choc pour les esprits surmenés, le tonique des corps fatigués. Nous avons un réseau mondial de Greffeurs, mister Blaine. Des gens dévoués comme moi qui savent que l’avenir appartient à la Greffe et qui œuvrent pour en faire évoluer la cause. Nous allons vous introduire dans notre organisation. »

— « C’est mon esprit que vous allez expédier à l’autre bout du pays ? » s’enquit Blaine.

— « C’est ça – d’un corps à l’autre ! » lui dit Joe. « Croyez-moi, c’est instructif autant que divertissant. »

Blaine se leva si vite qu’il renversa une chaise. « Ah non ! Je vous avais dit alors et je vous répète que je n’ai pas l’intention de jouer votre sale petit jeu ! Je préfère courir ma chance dans la rue ! »

Il se dirigea vers la porte.

— « Je sais que c’est un peu effrayant, mais…» commença Joe.

— « Non ! »

Orc s’écria : « Nom de nom ! Blaine ! laissez-le au moins parler ! »

— « D’accord, » dit Blaine. « Parlez. »

Joe se versa un demi-verre de vin et l’avala d’un trait.

— « Mister Blaine, ça va être difficile de vous expliquer ça, à vous qui êtes un type du passé. Mais essayez de comprendre ce que je vous dis. »

Blaine acquiesça avec lassitude.

— « Bon. La Greffe est utilisée comme un jeu sexuel de nos jours, et c’est sous cette forme que j’en fais commerce. Pourquoi ? Parce que les gens n’en connaissent pas de meilleure utilisation et parce que des abrutis au sein du gouvernement insistent pour que cela soit interdit. Mais la Greffe est bien plus qu’un jeu. C’est tout un nouveau mode de vie. Que vous l’admettiez ou non, la Greffe représente le monde du futur. »

Blaine jugea que c’était là une vue plutôt simpliste des affaires humaines. Mais il continua d’écouter poliment.

« Le gouvernement, » poursuivit Joe, « limite la liberté, pour beaucoup de raisons. Pour la sécurité, pour en bénéficier personnellement, pour le pouvoir, ou parce qu’il estime que les gens ne sont pas prêts. Quelle que soit la raison, les faits essentiels demeurent : l’Homme s’efforce d’être libre et le gouvernement s’efforce de limiter la liberté. La Greffe est simplement une liberté de plus dans la longue série des libertés auxquelles l’Homme a aspiré et que le gouvernement estime néfastes. »

— « La liberté sexuelle ? » demanda Blaine.

— « Non ! » s’écria Joe. « Non pas qu’il y ait quoi que ce soit de mal à la liberté sexuelle, mais la Greffe est essentiellement différente. Bien sûr, c’est ainsi que nous la présentons – pour les besoins de la propagande. Parce que les gens ne veulent pas d’idées abstraites, mister Blaine, et qu’ils sont plutôt allergiques à la théorie pure. Ils veulent savoir ce qu’une liberté fera pour eux. Nous leur en montrons une faible partie et ils en apprennent beaucoup plus par eux-mêmes. »

— « Que peut faire la Greffe ? »

— « La Greffe, » dit Joe avec ferveur, « donne à l’Homme la capacité de transcender les limites imposées par son hérédité et par son environnement. »

— « Ce qui veut dire quoi exactement ? »

— « La Greffe vous permet un échange de connaissances, de corps, de talents et de métier avec n’importe qui. Et il y a beaucoup de demandes ! La majorité des hommes ne souhaitent pas s’en tenir à un seul métier toute la vie, quelle que soit la satisfaction qu’ils en tirent. L’homme est une créature trop diversifiée. Les musiciens veulent être ingénieurs, les publicitaires veulent être chasseurs, les matelots veulent être écrivains. Mais, normalement, ils n’ont pas le temps d’acquérir et d’exploiter plus d’un métier dans une vie. Et, même s’ils en avaient le temps, le seul facteur du talent est un obstacle infranchissable. Avec la Greffe, vous pouvez acquérir les talents, les capacités et les connaissances innées que vous désirez. » Réfléchissez-y, mister Blaine. Pourquoi un homme serait-il obligé de vivre toute sa vie dans un corps qu’il n’a en rien choisi ? C’est comme si on lui disait qu’il lui faut vivre avec les maladies qu’il a héritées sans jamais essayer de guérir. L’homme doit avoir la liberté de choisir le corps et les métiers les mieux adaptés à ses besoins personnels. »

— « Si votre projet se réalisait, » dit Blaine, « vous vous retrouveriez avec une bande de névrosés qui changeraient de corps comme de chemise. »

— « On a avancé le même argument contre l’octroi de chaque liberté, » dit Joe, les yeux étincelants. « Au long des siècles, on a répété que l’Homme n’avait pas assez de bon sens pour choisir sa religion, que les femmes n’avaient pas assez d’intelligence pour voter, ou qu’on ne pouvait autoriser les gens à élire leurs propres représentants en raison des choix stupides qu’ils feraient. Et, bien entendu, on ne manque pas de névrosés, de gens qui foutent la pagaille, même au paradis. Mais vous avez un plus grand nombre de gens qui font bon usage de leurs libertés. »

Joe baissa le ton jusqu’à un murmure persuasif : « Vous devez admettre, mister Blaine, qu’un homme n’est pas uniquement son corps, car il le reçoit par le jeu du hasard. Il n’est pas son métier, car celui-ci est fréquemment issu de la nécessité. Il n’est pas ses talents, qui sont moins des produits de l’hérédité que des facteurs d’environnement originaux. Il n’est pas non plus les maladies auxquelles il est prédisposé, ni l’environnement qui le façonne.

» Un homme contient toutes ces choses, mais il est plus grand que leur total. Il a le pouvoir de changer son environnement, de guérir ses maladies, d’évoluer dans son métier – et, enfin, de choisir son corps et ses talents ! C’est ça la prochaine liberté, mister Blaine ! Historiquement, c’est inévitable, que cela vous plaise à vous, à moi, au gouvernement, ou non ! Car l’Homme doit jouir de toutes les libertés possibles ! »

Joe termina sa violente oraison le visage rouge, hors d’haleine. Blaine le dévisagea, tout surpris. Il comprenait enfin qu’il avait devant lui un authentique révolutionnaire de l’an 2110.

« Y a quelque chose dans ce qu’il dit, Tom, » dit Orc. « La Greffe est légale en Suède et à Ceylan, et ça ne semble pas avoir fait beaucoup de mal à la fibre morale. »

— « Avec le temps, » dit Joe, se servant un verre de vin, « le monde entier passera à la Greffe. C’est inévitable. »

— « Possible, » dit Orc. « Ou peut-être qu’ils inventeront une autre liberté pour la remplacer. De toute façon, Tom, vous voyez bien que la Greffe se justifie moralement dans une certaine mesure. Et c’est l’unique façon de sauver votre corps. Qu’en dites-vous ? »

— « Vous aussi vous êtes un révolutionnaire ? » demanda Blaine.

Orc sourit : « D’une certaine façon, oui. Je suppose que je suis comme les forceurs de blocus de la guerre de Sécession américaine, ou les types qui vendaient des fusils aux indigènes des îles du Sud. Ils travaillaient pour le profit mais ils n’étaient pas opposés aux changements sociaux. »

— « Ça alors ! » dit Blaine d’un ton sardonique. « Et moi qui vous avais toujours tenu pour un criminel ordinaire. »

— « Eh non, » dit plaisamment Orc. « Vous voulez bien essayer, alors ? »

— « Certainement. Je ne sais plus que dire. Jamais je n’aurais pensé me retrouver à l’avant-garde d’une révolution sociale. »

Orc sourit : « Bien. J’espère que ça va marcher pour vous, Tom. Remontez la manche de votre chemise. Nous ferions mieux de nous y mettre. »

Blaine remonta sa manche gauche. Orc prit une seringue hypodermique dans un tiroir.

— « Ça, c’est seulement pour vous mettre K.-O., » expliqua-t-il. « Tout l’appareillage est dans la pièce à côté. Quand vous reviendrez à vous, vous serez un hôte dans l’esprit de quelqu’un d’autre et votre corps voyagera vers l’autre bout du pays, congelé. Ils se retrouveront dès qu’il n’y aura plus de danger. »

— « Combien d’esprits vais-je occuper ? » questionna Blaine. « Et pour combien de temps ? »

— « Je ne sais pas combien il nous faudra en utiliser. Quant à la question de temps : quelques secondes, quelques minutes, une demi-heure peut-être. Nous vous déplacerons aussi vite que possible. Il ne s’agit pas pour nous d’une Greffe totale, vous savez. Vous ne reprendrez pas le corps de l’autre. Vous occuperez simplement une faible partie de sa conscience en tant qu’observateur. Alors, restez tranquille et agissez le plus naturellement du monde. Compris ? »

Blaine acquiesça. « Comment sont les Marquises ? »

— « Ravissantes, » dit Orc, en enfonçant l’aiguille dans le bras de Blaine. « Ça vous plaira, là-bas. »

Blaine sombra lentement dans l’inconscience, songeant aux palmiers, au ressac blanc se brisant contre les récifs de corail, et à de belles filles aux yeux noirs qui adoraient un dieu de pierre. Le dieu lui ressemblait d’ailleurs étrangement.

Le temps meurtrier
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