22
Quelques jours plus tard, Blaine fut avisé qu’une communication l’attendait au Central Spirite. Il s’y rendit après son travail et se vit attribuer la même cabine que précédemment. La voix amplifiée de Melhill dit : « Salut, Tom ! »
— « Salut, Ray. Je me demandais ce que tu faisais. »
— « Je suis encore dans le Seuil, » lui dit Melhill, « mais plus pour longtemps. Il faut que je continue pour voir à quoi ressemble l’Au-delà. Ça m’attire. Mais je tenais à te parler encore, Tom. Je crois que tu devrais te méfier de Marie Thorne. »
— « Voyons, Ray ! »
— « Je suis sérieux. Ces jours-ci, elle passe tout son temps à la Rex. Je ne sais pas ce qui s’y trame : leurs salles de conférences sont blindées contre toute intrusion psychique. Mais il s’y mijote quelque chose à ton sujet, et elle est en plein dedans. »
— « Je vais rester sur mes gardes, » dit Blaine.
— « Tom, un bon conseil : quitte New York. Quitte-le vite tant que tu as encore un corps et un esprit pour courir. »
— « Je reste, » dit Blaine.
— « Pauvre bourrique entêtée, » dit Melhill, très touché. « À quoi bon avoir un ange gardien si tu ne suis même pas une fois son conseil ? »
— « J’apprécie ton aide. Vraiment. Mais, dis-moi franchement, qu’est-ce que je gagnerais à fuir ? »
— « Tu pourrais peut-être vivre un peu plus longtemps. »
— « Seulement un peu ? Ça va si mal ? »
— « Plutôt. Tom, rappelle-toi de ne faire confiance à personne. Il faut que je parte à présent. »
— « M’appelleras-tu encore, Ray ? »
— « Peut-être que oui. » dit Melhill, « peut-être que non. Bonne chance, fiston. »
La communication était terminée. Blaine rentra chez lui.
Le lendemain, c’était samedi. Blaine traîna au lit assez tard, se fit le petit déjeuner et appela Marie. Elle était sortie. Il décida de passer la journée à se détendre et à jouer ses enregistrements sensoriels.
L’après-midi, il eut deux visites.
La première était une gentille vieille bossue vêtue d’un uniforme sombre et sévère. Sa casquette genre militaire portait l’inscription Ancienne Eglise.
« Monsieur, » dit-elle d’une voix légèrement sifflante, « je sollicite des fonds pour l’Ancienne Eglise, une organisation qui cherche à promouvoir la foi en ces temps dissolus et païens. »
— « Désolé, » dit Blaine, s’apprêtant à refermer la porte.
Mais la vieille femme avait de l’entraînement. Elle coinça son pied entre la porte et le chambranle et poursuivit passionnément : « Voici venus, mon cher monsieur, l’âge de la Bête Babylonienne et l’heure de la destruction de l’âme. Voici venus l’Age Satanique et l’heure de son apparent triomphe. Mais ne vous y trompez pas : Le Seigneur Tout-Puissant a voulu qu’il en soit ainsi pour nous mettre à l’épreuve, pour séparer l’ivraie du bon grain. Méfiez-vous de la tentation ! Méfiez-vous de la voie du mal qui s’ouvre, sournoise et séduisante, devant vous ! »
Blaine lui donna un dollar pour lui clouer le bec. La vieille femme le remercia, mais continua sa tirade.
« Méfiez-vous, jeune homme, de cet ultime leurre de Satan – ce faux paradis que les hommes appellent l’Au-delà ! Car quel meilleur piège Satan le Trompeur pouvait-il concevoir pour le monde des hommes que celui-ci, sa plus grande illusion ?… L’illusion que l’enfer c’est le paradis ! Et les hommes sont trompés par cette maligne duperie et s’y laissent volontiers prendre ! »
— « Merci, » dit Blaine en essayant de refermer la porte.
— « Rappelez-vous mes paroles ! » s’égosilla la vieille femme, le fixant d’un œil bleu limpide. « L’Au-delà, c’est le mal ! Méfiez-vous des prophètes de l’infernal Au-delà ! »
— « Merci ! » hurla Blaine, parvenant enfin à refermer la porte.
Il alla se détendre à nouveau dans son fauteuil et brancha le Bendix. Pendant presque une heure, il fut captivé par Vol sur Vénus. Puis on frappa à la porte.
Blaine ouvrit et se trouva en face d’un jeune homme petit, bien habillé, au visage rondelet et à l’air sérieux.
« Mister Blaine ? » demanda l’homme.
— « C’est moi. »
— « Mister Blaine, je suis Charles Farrell, de la Société de l’Au-delà. Puis-je vous parler ? Si je vous dérange présentement, nous pourrions peut-être prendre rendez-vous pour une autre…»
— « Entrez, » dit Blaine, ouvrant grand la porte au prophète de l’infernal Au-delà.
Farrell était un prophète plutôt mielleux, doux et académique. Son premier geste fut de donner à Blaine une lettre écrite sur papier à l’en-tête de la Société de l’Au-delà précisant que Charles Farrell était un représentant attitré de ladite société. La lettre comportait une description détaillée de Farrell, sa signature, trois photos timbrées et un jeu d’empreintes digitales.
« Et voici mes pièces d’identité, » dit Farrell, ouvrant son portefeuille en montrant son hélipermis, sa carte de bibliothèque, sa carte d’électeur et sa carte d’identité gouvernementale. Sur une feuille de papier spécial, Farrell imprima les empreintes digitales de sa main droite et les présenta à Blaine pour qu’il les compare avec celles de la lettre.
« Tout cela est-il nécessaire ? » s’enquit Blaine.
« Absolument ! Nous avons eu trop d’incidents malencontreux dans le passé. Des spécialistes peu scrupuleux essayaient de se faire passer pour des démarcheurs de notre société parmi les pauvres et les innocents. Ils offraient le salut au rabais, prenaient ce qu’ils pouvaient et quittaient la ville. Trop de gens ont été dépossédés de tout ce qu’ils avaient sans aucune contrepartie. Car ces spécialistes illégaux, même quand ils représentent une petite compagnie de salut, ne possèdent aucun des équipements onéreux et des techniciens spécialisés nécessaires. »
— « J’ignorais cela, » dit Blaine. « Vous ne voulez pas vous asseoir ? »
Farrell prit une chaise. « Les Chambres de commerce essaient de faire quelque chose. Mais ces petites sociétés bougent trop vite pour se laisser pincer. Seule la Société de l’Au-delà et deux autres sociétés agrées par le gouvernement sont capables de tenir ce qu’elles promettent : la vie après la mort. »
— « Et les diverses disciplines mentales ? » demanda Blaine.
— « Je n’en parlais pas à dessein, » dit Farrell. « Elles entrent dans une catégorie absolument différente. Si vous avez la patience et la détermination nécessaires pour un travail acharné de vingt ans ou plus, eh bien, bravo ! Sinon, il vous faut passer par l’aide et le savoir-faire scientifiques. Et c’est là que commence notre rôle. »
— « J’aimerais en savoir plus là-dessus, » dit Blaine.
Farrell s’installa plus confortablement dans sa chaise. « Si vous êtes comme la plupart des gens, vous voulez probablement savoir ce qu’est la vie. Ce qu’est la mort. Ce qu’est l’esprit. Où se situe le point d’interaction entre le corps et l’esprit. L’esprit est-il aussi âme ? L’âme est-elle aussi esprit ? Sont-ils indépendants l’un de l’autre, interdépendants ou entremêlés ? Ou bien une chose comme l’âme existe-t-elle ? » Farrell sourit. « Est-ce à ce genre de question que vous désirez me voir répondre ? »
Blaine acquiesça.
« Eh bien, je ne le peux pas. Car nous n’en savons rien. Nous n’en avons pas la moindre idée. En ce qui nous concerne, ce sont là des questions philosophico-religieuses que la Société de l’Au-delà n’a même pas l’intention d’essayer de résoudre. La spéculation ne nous intéresse pas. Seuls comptent les résultats. Notre orientation est médicale. Notre approche est pragmatique. Peu importe comment ou pourquoi nous obtenons nos résultats ou combien étranges ils paraissent. Pourvu que ça marche ! C’est la seule chose qui nous importe, et c’est là notre position fondamentale. »
— « Je crois comprendre, » dit Blaine.
— « Il est important pour moi de vous préciser cela dès le départ. Maintenant, une chose encore : ne faites pas l’erreur de croire que nous vous offrons le ciel. »
— « Ah ? »
— « Pas du tout ! Le ciel est un concept religieux, et nous n’avons rien à voir avec la religion. Notre Au-delà est une survie de l’esprit après la mort du corps. C’est tout. Nous ne prétendons pas que l’Au-delà soit le paradis, pas plus que les premiers savants ne prétendaient que les os des premiers hommes des cavernes étaient les restes d’Adam et Eve. »
— « Une vieille dame est passée me voir tout à l’heure, » dit Blaine. « Elle m’a dit que l’Au-delà c’est l’enfer. »
— « C’est une fanatique, » répliqua Farrell, avec un sourire un peu forcé. « Elle me suit partout. Pour autant que je sache, elle a raison. »
— « Que savez-vous de la vie future, vous ? »
— « Pas grand-chose. Ce que nous tenons pour sûr, c’est qu’après la mort du corps l’esprit se meut vers une région que nous appelons le Seuil et qui se trouve entre la Terre et l’Au-delà. C’est là, croyons-nous, une sorte d’état préparatoire à l’Au-delà proprement dit. Une fois que l’esprit s’y trouve, il peut se déplacer à volonté vers l’Au-delà. »
— « Mais à quoi ressemble cet Au-delà ? »
— « Nous n’en savons rien. Nous sommes à peu près sûrs qu’il est non physique. Pour le reste, tout n’est que conjectures. Certains croient que l’esprit est l’essence du corps et que, par conséquent, les essences, pour ainsi dire, des biens terrestres d’un homme peuvent être entraînées avec lui dans l’Au-delà. C’est bien possible. D’autres ne sont pas d’accord. Certains estiment que l’Au-delà est un endroit où les âmes attendent de renaître sur d’autres planètes dans le cadre d’un vaste cycle de réincarnation. Peut-être qu’il en est ainsi. D’autres encore estiment que l’Au-delà n’est que le premier stade d’une existence post-terrestre et qu’il y en a six autres, de plus en plus difficiles à atteindre, le dernier étant une sorte de nirvana. Pourquoi pas ?
» On a dit aussi que l’Au-delà était une vaste région brumeuse où l’on erre seul, cherchant toujours, sans jamais trouver. J’ai lu des théories selon lesquelles les gens se regrouperaient par famille dans l’Après-vie. D’autres avancent que l’on s’y regrouperait selon la race, la religion, la couleur de la peau ou la position sociale. D’autres gens, comme vous l’avez observé, prétendent que c’est en enfer que l’on pénètre. Il y a aussi les avocats d’une théorie de l’illusion qui prétendent que l’esprit se dissipe complètement en quittant le Seuil. Et il y a des gens qui nous accusent, nous la société de l’Au-delà, de truquer tous nos effets.
» Une étude récente et approfondie déclare que l’on peut trouver tout ce qu’on veut dans l’Au-delà : ciel, paradis, walhalla, verts pâturages… au choix. On prétend même que les dieux de l’Antiquité règnent sur l’Au-delà – les dieux d’Haïti, de Scandinavie, ou du Congo belge, selon la théorie à laquelle vous adhérez. Bien entendu, il existe une théorie contraire qui démontre qu’il ne peut y avoir aucun dieu. J’ai lu un livre anglais affirmant que des esprits anglais règnent sur l’Au-delà, et un livre russe prétendant que ce sont des russes, et plusieurs livres américains disent que ce sont des américains qui y font la loi.
» Un bouquin paru l’année dernière professe que le gouvernement de l’Au-delà est l’anarchie. Un certain philosophe notoire insiste sur le fait que la rivalité est une loi de la nature et qu’elle doit aussi faire partie de l’Au-delà. Et ainsi de suite. À vous de choisir l’une ou l’autre de ces théories, mister Blaine, ou alors à vous de vous en inventer une ! »
— « Que croyez-vous ? » demanda Blaine.
— « Moi ? Je garde l’esprit ouvert, » dit Farrell. Le jour venu, j’irai me rendre compte moi-même. »
— « Je n’ai rien contre, » dit Blaine. « Malheureusement, je n’ai aucune chance. Mes moyens financiers ne me permettent pas de payer ce que vous demandez. »
— « Je sais, » dit Farrell. « J’ai vérifié vos fonds avant de venir vous voir. »
— « Alors, pourquoi…»
— « Tous les ans, » dit Farrell, « un certain nombre de bourses Au-delà gratuites sont distribuées, certaines par des philanthropes, des sociétés et des trusts, quelques-unes par tirage au sort. Je suis content de vous annoncer, mister Blaine, que vous êtes l’un des heureux gagnants. »
— « Moi ? »
— « Mes félicitations, » dit Farrell. « Vous avez beaucoup de chance ! »
— « Mais qui m’a accordé cette bourse ? »
— « Les Textiles Main-Farbenger. »
— « Je n’en ai jamais entendu parler. »
— « Eux ont entendu parler de vous. Cette bourse est en l’honneur de votre voyage ici, depuis l’an 1958. Acceptez-vous ? »
Blaine dévisagea longuement le représentant de la Société de l’Au-delà. Farrell avait l’air assez honnête. Quant à son histoire, il pourrait la vérifier au siège de la Société de l’Au-delà. Blaine avait ses doutes sur ce splendide cadeau qui lui tombait dessus de façon si impromptu. Mais l’idée d’une survie assurée après la mort l’emporta sur tous ses doutes, écarta toute crainte. La prudence, c’était très bien, mais pas quand les portes du ciel s’ouvraient à vous toutes grandes.
— « Que dois-je faire ? » demanda-t-il.
— « Simplement m’accompagner au siège de la société, » dit Farrell. « Nous pouvons faire le nécessaire en quelques heures. »
La survie ! La vie après la mort !
— « D’accord, » dit Blaine. « J’accepte la bourse. Allons-y !
Ils quittèrent aussitôt l’appartement.