DEUXIEME PARTIE :
LE GARÇON

 

Cher Dieu,

Mon péché remonte à plusieurs années, alors que je travaillais comme serveur dans un restaurant indonésien à Santa Eulalia del Rio, un des villages d’Ibiza, qui est elle-même l’une des îles Baléares de l’Espagne.

J’étais jeune à l’époque, j’avais dix-huit ans tout au plus. J’étais venu à Ibiza en tant que membre de l’équipage à bord d’un yacht français. Le propriétaire s’était fait pincer pour avoir clandestinement passé des cigarettes américaines, et on lui avait saisi son bateau. Le reste de l’équipage s’était dispersé. Mais, moi, j’étais resté à Ibiza, pour atterrir en fin de compte à Santa Eulalia. Je suis maltais et, de ce fait, particulièrement doué pour les langues. Les villageois me prirent pour un Andalou et la communauté étrangère pour un Ibizenco.

Quand le Hollandais ouvrit son restaurant de rijstaffel, cela ne m’intéressa pas tout de suite. Je l’aidai, un jour où je n’avais rien de mieux à faire et parce que personne n’aurait accepté de travailler pour une bouchée de pain.

Mais, au cours de cette première journée, je découvris sa collection de disques.

Cet Hollandais avait une impressionnante collection de 78 tours, y compris certains classiques du jazz. Il avait un bon pick-up, un amplificateur adéquat, et des haut-parleurs qui, à cette époque, étaient considérés comme de premier ordre.

Le type n’y connaissait rien en musique et s’en fichait pas mal. Il la tenait comme un simple fond sonore pour le repas, un agrément, au même titre que des bougies dans des bouteilles de chianti et des colliers de poivrons et d’ail au mur. On jouait de la musique pendant que les gens mangeaient : c’était là tout ce qu’il savait.

Mais moi, Antonio Vargas, moi qu’il appelait Pablo, j’avais la passion de la musique. Bien que très jeune, je m’étais déjà mis à jouer de la trompette, de la guitare et du piano. Ce qui me manquait, c’était la connaissance approfondie des formes de jazz américaines, qui représentaient mon domaine d’intérêt particulier.

Je compris tout de suite qu’en travaillant pour cet Hollandais je pourrais peut-être gagner assez pour subvenir à ma pitance, et entre-temps passer et repasser sa collection, apprendre la phraséologie musicale américaine et, ce faisant, me préparer à la vie de musicien.

Le Hollandais était disposé à me laisser passer les disques. Il n’avait pas le choix, car qui aurait travaillé pour si peu ? Certainement pas les étrangers ! Pas même les natifs d’Ibiza, qui s’habillent modestement tout en ayant souvent de quoi.

Il n’y avait que moi, et je m’estimais bien payé par le seul Louis Armstrong.

Je triai, classai et dépoussiérai ses disques, je l’obligeai à commander une pointe de diamant à Barcelone, changeai l’emplacement de ses haut-parleurs pour éviter toute distorsion du son, et j’élaborai d’harmonieux programmes de jazz.

Souvent, je commençais par l’orchestre de Duke Ellington jouant Mood Indigo, en passant par Stan Kenton à mi-chemin pour finalement, terminer en guise de détente sur Ella Fitzgerald et son Bye-Bye Blues. Mais ce n’était là qu’un de mes programmes.

Je remarquai bientôt que je ne jouais que pour un seul auditeur, hormis moi et le Hollandais, qui n’aurait su différencier Ravel de Ravi Shankar.

Vous comprenez, j’avais acquis un auditeur. C’était un Britannique, grand, mince, taciturne, visiblement un aficionado du jazz. Je vis qu’il mangeait au rythme de la musique que je lui passais, lentement si je mettais You ain’t been blue, vite et par saccades si je passais Caravan.

Mais, plus que cela, son humeur changeait visiblement tandis que je changeais de disque. Ellington et Kenton avaient tendance à l’exciter. Il mangeait alors farouchement, battant la mesure avec sa main gauche tandis qu’il enfourchait le rijstaffel de sa main droite. Charlie Barnet et Charlie Parker agissait plutôt comme dépressifs, quel que fût le tempo, et il ralentissait alors, se pinçait les lèvres et fronçait les sourcils.

Quand on est musicien comme moi, on a envie de faire plaisir à son auditoire, toujours dans les limites du métier, bien entendu. Et je m’appliquais à captiver mon seul auditeur. Je m’appuyai d’abord lourdement sur Ellington et Kenton, car je n’étais toujours pas sûr de moi-même. Je ne parvins jamais à l’accoutumer aux fantaisies fantastiques de Charlie Parker, et Barnet semblait lui taper sur les nerfs. Mais je le formai à Louis Armstrong, Ella Fitzgerald, Earl Hines et au Modem Jazz Quartet. Je pus même repérer les morceaux particuliers qu’il préférait, et lui orchestrer une soirée pour lui tout seul.

Le Britannique était un auditeur stupéfiant. Mais, bien entendu, il en payait le prix. Soir après soir, il lui fallait manger le rijstaffel du Hollandais, consistant en une collection de petits ragoûts aux noms divers, et possédant tous le même goût relevé de sauce piquante. Il n’y avait là rien à faire : le Hollandais n’encourageait pas les gens à traînailler sans manger. Quand vous entriez, il vous plantait un menu dans les mains. Et à peine aviez-vous fini le dernier plat qu’il vous posait la note sur la table. Cette coutume peut passer peut-être à Amsterdam mais, en Espagne, elle n’a vraiment pas cours. La désapprobation venait surtout de la communauté étrangère, plus royaliste que le roi, et qui gardait donc ses distances. En raison de sa grossièreté et de son avarice, le Hollandais ne pouvait compter que sur un seul client : l’Anglais qui venait surtout véritablement pour écouter les disques.

Au bout de quelque temps, je remarquai que mon auditeur grossissait. Je pris cela comme une espèce d’accolade pour mon jazz bien-aimé, et pour moi-même, sélectionneur et orchestrateur de ce même jazz. Un homme capable de continuer à se gaver de ce rijstaffel aussi monolithique qu’infect était à coup sûr un aficionado du jazz.

J’étais jeune, impudent, et irresponsable. Je ne prêtais guère attention à mes devoirs de musicien, à savoir de procurer équilibre et catharsis aussi bien que fascination. Non, j’étais déterminé à captiver cet homme, à le conquérir avec mes disques, à l’enchaîner à Armstrong, Ellington et à moi-même.

L’Anglais engraissa. J’aurais dû lui jouer quelque chose d’austère et de classique, comme Bix Beiderbecke ou de plus formaliste, style Dixieland. Car, n’étant pas à son goût, ils auraient pu avoir un effet restrictif sur lui. Mais je ne le fis pas. Exprès, je lui donnais ce qu’il voulait. Le pire est que je pervertissais mon propre goût pour lui faire plaisir. Un soir, je lui jouai le String of pearls de Glen Miller, un morceau sympathique sans grandes prétentions. Je le fis en guise de moquerie musicale, pour ainsi dire. Mais je vis tout de suite que l’Anglais appréciait le swing version grand orchestre.

J’aurais dû, évidemment, ne tenir aucun compte de cela. Le type avait du talent comme auditeur, mais il était sans éducation musicale. Si j’avais voulu prendre le risque, j’aurais pu lui enseigner quelque chose d’important, j’aurais pu lui démontrer de quoi était vraiment faite la musique.

Mais je n’en fis rien. Je pourvoyais plutôt, immodestement, à sa passion sentimentale. Je jouais du Glenn Miller, du Tommy Dorsey, du Harry James. Je me couvrais esthétiquement en passant du Benny Goodman, mais je plongeais dans les profondeurs en faisant audacieusement passer du Vaughan Monroe.

C’est une chose terrible que d’avoir une telle puissance sur un autre être. En l’espace de quelques mois, je pourrais programmer mon auditeur aussi bien que mes disques.

Quand il arrivait, je jouais un peu au chat et à la souris avec lui en lui passant Muskrat Ramble, une composition dépassant sa compréhension. Puis, abruptement, je passais à Moon over Miami de Vaughan Monroe, et la moue de l’Anglais disparaissait, un léger sourire effleurait ses grosses lèvres, et il attaquait son indigeste rijstaffel.

Le chef, dans sa vanité, lui en mettait plein l’assiette. Mais c’était moi qui le faisais manger.

Parfois, quand je jouais Take the A Train, par exemple, ou Beale Street Blues de Louis Armstrong, l’Anglais lâchait un soupir irrité, déposait sa fourchette, apparemment incapable de manger une bouchée de plus. Alors, je mettais en vitesse String of pearls, de Glenn Miller, ou son Blue Evening, ou encore Pink cocktail for a blue lady, ou bien je l’assommais à coups de When you’re a long, long way from home, de Harry James, ou Amapola, de Jimmy Dorsey.

Ces frivolités faisaient sur lui l’effet d’une drogue. Sa tête ronde dodelinait en mesure, ses yeux s’inondaient de larmes et il se mettait à l’ouvrage cuiller en main.

Il devint monstrueux et je continuai de le manipuler comme un rat bien rôdé. Je ne savais pas où tout cela allait nous conduire.

Quand, un soir, il ne vint pas.

Il ne vint pas le soir suivant non plus, ni celui du surlendemain.

Le quatrième soir, il apparut au restaurant et le chef (forcément soucieux de sa source principale de revenu) s’enquit de son état de santé.

Le Britannique répondit qu’il avait eu une crise d’ulcère, qu’on lui avait prescrit un régime d’aliments doux pour quelques jours, mais qu’il se sentait de nouveau en forme.

Le chef acquiesça et repartit servir ses ragoûts relevés.

L’Anglais me dévisagea et, pour la première fois, s’adressa à moi. Je me souviens qu’à ce moment-là je faisais passer Down in an alley by the Alamo, de Stan Kenton. L’Anglais me dit : « Excusez ma requête, mais auriez-vous l’obligeance de me jouer Moon over Miami, de Vaughan Monroe ? »

— « Bien sûr, avec plaisir, » répondis-je, en me dirigeant vers le pick-up. J’ôtai le morceau de Kenton. Je pris en main le Monroe. Et je compris alors que je tuais cet homme, que je le tuais littéralement.

Il était devenu un intoxiqué de mes disques. La seule façon dont il pouvait les écouter, c’était en mangeant le rijstaffel, qui lui emportait l’estomac par lambeaux.

À ce moment-là, je me comportai en homme.

« Plus de Vaughan Monroe ! » m’écriai-je soudain.

Il cilla de ses grands yeux-soucoupes tout ahuris. Le chef sortit de la cuisine, stupéfait de m’avoir entendu lever le ton.

Et l’Anglais, d’une voix implorante, demanda : « Peut-être un peu de Glenn Miller…»

— « Plus de ça, » lui dis-je.

— « Tommy Dorsey ? »

— « Pas question. »

Le malheureux tremblait, et ses grosses bajoues se mirent à frémir. Il dit : « Duke Ellington, alors. »

— « Non ! »

Le chef intervint : « Mais, Pablo, tu aimes Duke Ellington ! »

Le client : « Ou, alors, jouez Beiderbecke, ou même le Modem Jazz Quartet ! Jouez ce que vous voulez, mais jouez quelque chose ! »

— « Vous en avez eu trop, » lui dis-je. « En ce qui me concerne, la musique, c’est terminé. »

Je fis retomber mon poing sur l’amplificateur, et divers tubes volèrent en éclats.

Le chef et le client restèrent bouche bée.

Je sortis sans même demander mes deux semaines de salaire. Je fis du stop jusqu’au port d’Ibiza et achetai un billet de pont sur un bateau en partance pour Marseille.

Aujourd’hui, je suis saxophoniste et j’ai un certain renom. On peut m’écouter tous les soirs sauf le dimanche au Cat’s pajamas Club, rue de la Huchette, à Paris. On admire mon style et ma pureté classiques, et je suis respecté pour ma qualité de puriste du Dixieland.

Mais j’ai toujours ce péché qui pèse sur mes épaules, celui d’avoir hypnotisé et gavé ce pauvre Anglais en lui offrant la musique qu’il souhaitait.

Je le regrette très sincèrement.

Je me suis souvent demandé depuis ce qu’il était advenu du chef et de ce client.

 

 

Le temps meurtrier
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