3

 

 

Longtemps après, il se réveilla frais et dispos. Il regarda attentivement le lit blanc et la chambre blanche, puis il se souvint.

Il avait été tué dans un accident de voiture et revivait dans le futur. Il se rappelait un docteur déclarant qu’à son avis on avait accordé trop d’importance au traumatisme de la mort… et d’hommes qui avaient enregistré sa réaction spontanée et l’avaient estimé, lui, comme une pièce de collection, d’une jolie fille dont les traits figés montraient un manque regrettable de sensibilité et d’une infirmière grassouillette qui parlait de la vie après la mort.

Blaine bâilla et s’étira. Mort. Mort à trente-deux ans ! Dommage, pensa-t-il, que cette jeune vie lui ait été dérobée dans sa primeur. Elle lui avait déjà accordé pas mal de satisfactions, ce qui augurait bien de l’avenir.

Mais à quoi bon s’apitoyer ainsi ? Hier encore, il s’en souvenait nettement, il était un dessinateur de yachts qui rentrait du Maryland en auto. Aujourd’hui, il était réincarné dans l’avenir.

Réincarné !

L’avenir !

Les mots manquaient d’impact. Il s’était déjà habitué à l’idée. On s’habitue d’ailleurs à tout, songea-t-il, même à sa propre mort. Surtout à sa propre mort. Si vous tranchiez la tête d’un homme trois fois par jour pendant vingt ans, il s’y habituerait et geindrait sans doute comme un nourrisson si vous arrêtiez…

Il ne tenait pas à poursuivre plus avant ce train de pensées.

Il se mit à songer à Laura. Allait-elle seulement le pleurer ? Se saouler ? Ou bien serait-elle légèrement déprimée par cette nouvelle qu’elle oublierait avec un tranquillisant ? Et Jane et Miriam ? Sauraient-elles seulement qu’il était mort ? Sans doute que non. Après des mois, elles se demanderaient sûrement pourquoi il ne les avait plus jamais rappelées.

Bon ! ça suffisait comme ça. C’était du passé. A présent, il était dans le futur.

Il se souvenait des articles et des récits qu’il avait lus. Peut-être qu’aujourd’hui le monde connaissait la puissance atomique domestique, l’agriculture sous-marine, la paix mondiale, la régulation universelle des naissances, les voyages interstellaires, l’amour libre, la fraternité de l’humanité, la guérison pour toutes les maladies, et une société conçue pour que les hommes y puissent profondément respirer l’air de la liberté.

« C’était ce que n’importe qui aurait désiré », pensait Blaine. Mais il y avait aussi de moins réjouissantes possibilités. Comme celle d’un oligarche au visage sinistre qui tenait la Terre dans sa poigne de fer, tandis qu’un mouvement de résistance luttait pour la liberté. Ou bien encore des créatures étrangères gélatineuses aux noms étranges qui maintenaient la race humaine en esclavage. Peut-être qu’une nouvelle et horrible épidémie dévastait le pays, peut-être que la Terre, privée de toute culture par suite d’une guerre nucléaire, luttait et souffrait pour revenir à une civilisation technologique tandis que des hordes d’hommes-loups rôdaient dans les territoires irradiés. De multiples autres catastrophes aussi peu réjouissantes avaient pu survenir.

« Et pourtant, songeait Blaine, l’humanité avait toujours fait preuve d’un véritable don historique pour éviter le pire aussi bien que la perfection. On avait toujours prédit le chaos et l’on avait toujours promis l’utopie pour le lendemain. Toujours. » En conséquence, Blaine s’attendait à ce que ce futur offre quelques améliorations sur le passé, tout en accusant quelques imperfections. Certains vieux problèmes avaient dû être résolus pour faire place à des techniques plus élaborées. Bref, se dit Blaine, je m’attends à ce que ce futur ressemble à tous les futurs par comparaison à leurs passés. Ce n’est pas très clair, mais, après tout, je ne suis pas un prophète professionnel.

Ses pensées furent brusquement interrompues par Marie Thorne, qui faisait irruption dans la pièce.

« Bonjour ! Comment vous sentez-vous ? »

« Comme un nouvel homme ! »

« Bon ! Voulez-vous signer ça s’il vous plaît ? » Elle lui tendit un stylo et une feuille dactylographiée.

« Dites-donc, vous ne perdez pas votre temps, » dit Blaine. « Et qu’est-ce que je vais signer ? »

« Lisez. C’est un papier qui nous décharge de toute responsabilité légale pour vous avoir sauvé la vie. »

« Quoi ? »

« Nous vous avons sauvé. Mais ce n’est pas légal de sauver des vies sans le consentement écrit des victimes en puissance. Et les hommes de loi de la Rex Corporation n’ont pu obtenir votre consentement plus tôt. Aussi désirons-nous nous couvrir maintenant. »

« Qu’est-ce que la Rex Corporation ? »

« Une filiale de la Société de l’Au-delà. Notre firme est aussi célèbre aujourd’hui que la Flyer-Thiess l’était de votre temps. »

« La Flyer-Thiess ? Qu’est-ce que c’est que ça ? »

« Ah non ? Ford, alors ? »

— « Ouais, Ford ! Alors la Rex Corporation est aussi connue que Ford. Et que fait-elle ? »

— « Elle produit les systèmes de contrôle Rex, qui sont utilisés pour les vaisseaux de l’Au-delà spatiaux, les machines de réincarnation, les agents et tout ça. C’est une des créations des systèmes de contrôle Rex qui vous a tiré de votre voiture après votre mort et vous a transporté dans le futur. Ce qui nous gêne, c’est que vous n’êtes pas l’homme que nous voulions sauver. »

« Et qui donc vouliez-vous sauver ? »

« Un chef spirituel de votre époque. Nous voulions qu’il nous apporte son soutien. »

Blaine parut intrigué.

Marie Thorne poursuivit : « Notre affaire, c’est l’après-vie scientifique. Nous pouvons garantir une résurrection après la mort. Mais les religions officielles n’apprécient pas notre forme de salut. Elles nous boycottent. Leurs adhérents constituent un vaste marché potentiel pour nos produits. Si nous pouvions compter sur l’appui d’un chef spirituel progressiste, cela nous aiderait beaucoup à fléchir cette résistance à l’achat. »

« Qu’est-il advenu de l’homme que vous vouliez sauver ? »

« C’est ce que nous aimerions bien savoir. Vous êtes apparu à sa place. Ce qui est très surprenant. »

« Je le crois volontiers, » dit Blaine. « Mais qu’est-ce que cet Au-delà scientifique ? Comment ça marche ? »

« Ça ne vous ennuie pas de signer la décharge ? »

Le papier stipulait que lui, Thomas Blaine, acceptait de ne pas engager de poursuites contre la Rex Corporation pour lui avoir arbitrairement sauvé la vie au cours de l’année 1958 et l’avoir réincarné par la suite dans un corps à New York, en l’an 2110.

Il signa. « Et maintenant, » dit-il, « à propos de cet Au-delà scientifique…»

« Nous n’avons pas le temps, » dit Marie. « Ça marche. Vous pouvez me croire. Vous allez voir une partie du processus presque immédiatement. »

« Oui ? »

« Oui. Mr. Reilly va entreprendre une réincarnation immédiate. Il l’avait remise jusqu’à ce qu’il trouve un corps vraiment adéquat. Mais le sien se détériore rapidement. Son docteur lui conseille une réincarnation immédiate et son grand-père fait aussi pression dans ce sens. »

« Le grand-père de Reilly ? Mais quel âge a-t-il ? »

« Il avait quatre-vingt-un ans quand il est mort. »

« Quoi ? »

« Oui. Il est mort il y a soixante ans. Le père de Reilly est mort, lui aussi, mais il n’est pas resté dans le Seuil, ce qui est vraiment dommage car il avait un excellent sens des affaires. Un fantôme-conseil de plus, ça sert toujours. Pourquoi me fixez-vous de cette façon, Blaine ? Oh ! j’ai oublié ! vous n’êtes pas au courant du truc. C’est très simple, vraiment. Vous vous y ferez peu à peu. »

« Je l’espère, » dit Blaine.

« Bien sûr. L’infirmière va vous apporter des vêtements. Habillez-vous aussitôt. Mr. Reilly désire vous faire une proposition commerciale avant d’entreprendre sa réincarnation. »

« Quelle sorte de proposition ? »

« Je préfère qu’il vous en fasse part lui-même, » dit Marie Thorne en quittant la pièce d’un pas vif.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps meurtrier
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